Résumé

La diffusion des technologies numériques dans les pratiques de re­cherche, ainsi que les mutations socio-­professionnel­les des mondes universi­taires et éditoriaux du début du vingt-et-unième siècle, ont donné lieu à de multiples dé­stabili­sations dans les modalités d’enquête, d’écriture et d’édition impliquées par les activités de publication des chercheurs en Sciences Humaines et Sociales. En écho à ces transfor­mations, des démarches expérimentales diverses impliquant des col­lectifs inter­disciplinaires dans l’élaboration de formats de publication inédits se sont dévelo­ppées. Ces démarches ont été en dialogue et parfois en friction avec les normes, les codes et les habitudes partagées consti­tutives de leurs horizons de pratique. Dans ce contexte, cette recherche porte sur les effets esthétiques, socio-techniques, méthodo­logiques et épi­stémo­logiques du dialogue entre pratiques convention­nel­les et pratiques expé­rimentales de la publication en Sciences Humaines et Sociales. À travers une démarche d’enquête en design articulant observation, écriture et fabrication via une série de dérivations, cette recherche vise ainsi à reconstituer le rôle de la matérialité dans la formation des collectifs de recherche contemporains.

Mots-clés : design, Sciences Humaines et Sociales, édition, écriture, multimodalité.

Abstract

The diffusion of digital technologies in research practices, as well as the socio-professional changes in the academic and editorial worlds at the beginning of the twenty-first century, have led to multiple destabilizations in the modes of investigation, writing and publishing involved in the publication activities of Humanities and Social Sciences researchers. Echoing these transformations, various experimental endeavours involving interdisciplinary collectives in the elaboration of novel publication formats have developed. These endeavours have been in dialogue and sometimes in friction with the norms, codes and shared habits that constituted their horizons of practice. In this context, this research focuses on the aesthetic, socio-technical, methodological and epistemological effects of the dialogue between conventional and experimental practices of publishing in the Human and Social Sciences. Through a design inquiry process articulating observation, writing and making through a series of derivations, this research aims at reconstituting the role of materiality in contemporary research collective formation.

Keywords: design, Humanities and Social Sciences, publishing, writing, multimodality.

Remerciements

Les pratiques relatives à la publication universitaire n’ont jamais été, hier comme aujourd’hui, un travail solitaire : cette thèse en est une nouvelle démonstration.

Je remercie tout d’abord chaleureusement les deux encadrants de cette recherche, Nicolas Thély et Donato Ricci, qui m’ont ouvert des horizons intel­lectuels insoupçonnés autant qu’ils m’ont guidé dans la découverte du monde de la recherche, avec générosité, confiance et bienveillance.

Je remercie Clarisse Bardiot, Jean-François Bert, Leszek Brogowski, Annie Gentès, et Marcello Vitali-Rosati pour avoir accepté d’examiner ce travail.

L’équipe du projet Enquête sur les Modes d’Existence m’a accueilli et permis de plonger dans une aventure riche et unique qui a occupé un rôle pivot et fertile pour l’ensemble de ce travail : Bruno Latour, Christophe Leclercq, Paul Girard, Pierre-Laurent Boulanger, Pierre Jullian de la Fuente, Daniele Guido, et l’ensemble des participant.e.s et des étudiant.e.s croisés dans le cadre de ce terrain.

Les membres passés et présents du laboratoire médialab, rencontrés au début de cette thèse puis maintes fois retrouvés, m’ont soutenu et permis de finaliser ce travail tout en lui donnant beaucoup de sens, grâce à un environnement intellectuel mais aussi humain de grande valeur : Paul Girard, Nicolas Benvegnu, Barbara Bender, Guillaume Plique, Benjamin Ooghe-Tabanou, Axel Meunier, Thomas Tari, Audrey Baneyx, Vincent Lepinay, Mengying Du, Diégo Antolinos-Basso, Pierre-Laurent Boulanger, Agata Brilli, Dominique Cardon, Vincent Casanova, Jean-Philippe Cointet, Gabriele Colombo, Maxime Crépel, Martin Delabre, Marine Denis, William Diakité, Jules Farjas, Justine Gaucherand, Daniele Guido, Reiko Hasegawa, Mathieu Jacomy, Alexis Jacomy, Biljana Jankovic, Pierre Jullian de la Fuente, Anne L'Hôte, Christophe Leclercq, Audrey Lohard, Damien Marié, Sylvain Parasie, Julia Perczel, Oubine Perrin, Davy Peter Braun, Arnaud Pichon, Isabel Ruck, Antoine Trouche, Amélie Vairelles, Tommaso Venturini, Benoît Verjat, et toutes les autres personnes avec qui j’ai échangé dans ce cadre.

Amandine Langlois, co-équipière de retraites studieuses et de discussions passionnantes, m’a inspiré par son indéfectible optimisme et son sens des choses faites.

Julie Blanc, Émeline Brulé, Loup Cellard, Christophe Leclercq, ont été des relecteurs perspicaces et précis, et des discutants de haute volée.

Le groupe de recherche MONADE a été l’occasion de discussions et d’ex­pé­rimen­tations riches qui m’ont permis d’ouvrir des perspectives nouvel­les à la croisée entre arts et design : notamment Alexandre Dupont, Camille Bosqué, Virginie Pringuet.

Les membres de l’association de jeunes chercheurs Design en Recherche m’ont permis de partager des moments intellectuels et personnels très importants pour moi, formateurs de mon approche de la recherche en design : Caroline Bougourd, Pauline Gourlet, Anthony Masure, Marine Royer, Anne-Lyse Renon, et beaucoup d’autres person­nes ren­contrées dans ce contexte, à la croisée entre plusieurs disci­plines et environ­nements de recherche.

L’équipe du groupe Hybrid Publishing de l’EnsadLab m’a donné l’occasion de faire progresser mes recherches de manière conviviale grâce à une collaboration autour des enjeux éditoriaux propres aux mondes de l’art et du design : notamment Dominique Cunin, Julie Blanc, Lucile Haute, Samuel Bianchini.

De multiples personnes rencontrées à l’occasion de la présentation de ce travail, d’une conversation ou d’une collaboration dérivative, l’ont fait progresser significativement d’une manière ou d’une autre : Sabine Chalvon-Demersay, Johanna Drucker, Pierre Mounier, Aurélien Berra, Gilles Rouffineau, Annick Lantenois, Alexis Chazard, Antoine Delinotte, Laetitia Giorgino, Giorgio Uboldi, Matteo Azzi, Pierre-Damien Huyghe, et tant d’autres.

Tous mes autres chers amis hors du monde professionnel, avec qui j’ai eu la chance de cheminer durant ces années, dans le désordre et de manière non-exhaustive, ont réussi l’exploit de supporter cet étrange parasite qui s’était greffé sur ma vie durant tout ce temps : Thomas, Daphné, Olivier, Pierre, Samuel, Antoine, Alex, Blandine, Germain, Pauline.

Enfin et surtout, Nicole et Jean-Marc de Mourat, parents-thèses chaleur­euses et oreilles inlassables, m’ont encouragé et soutenu jusqu’à ce que cette thèse arrive à son terme.

Qu’ils soient toutes et tous sincèrement remerciés, car l’accomplissement de ce travail est aussi le leur.

Sommaire

  • Avant-propos
  • Introduction
  • Les formats comme objets empiriques et comme équipements conceptuels pour une enquête en design
  • Adopter une attitude de design vis-à-vis des formats de publication en SHS
  • Une trajectoire d’enquête construite par une série de dérivations
  • Écrire avec les matériaux de la recherche
  • Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
  • Les sciences humaines et sociales : un monde de pratiques hétérogène et fractal
  • Une catégorie institutionnelle instable
  • Un champ épistémologique divisé
  • Un secteur éditorial en reconfiguration
  • La publication comme acte constitué par le processus éditorial
  • La publication au prisme de l’édition
  • Les vacillements du processus éditorial des publications de recherche
  • La publication comme production de documents, entre mobilisations computationnelles et interprétatives
  • Une trace manipulable par une multitude de systèmes d’affichage
  • Une diversification des formes du document de recherche sous le coup de la numérisation
  • Le régime de l’éditorialisation et le document comme manifestation incidente
  • Une trace calculable au service de dynamiques socio-professionnelles
  • De nouveaux acteurs dans le calcul des documents-publications
  • Une trace interprétable à l’intersection entre pratiques d’enquête, d’écriture, et de lecture
  • Le document-publication comme lieu interprétatif d’articulation entre pratiques d’enquête et d’écriture
  • Technologies numériques et expérimentations sur les nouveaux statuts du document-publication
  • La publication comme geste entre formation de communautés et assemblage de publics
  • Les mutations de la relation entre sphère scientifique et sphère publique
  • Les publics de la recherche en question
  • Conclusion
  • Figures
  • Chapitre 2. Modèles et performances du texte
    de recherche dans les formats de données éditoriales
  • À la recherche de la matérialité du texte dans les documents-publications contemporains
  • Le problème de la matérialité dans le texte de recherche « post-numérique »
  • Le problème de la matérialité du texte dans le contexte de la culture du livre et de l’imprimé
  • Le problème de la matérialité dans le texte scientifique
  • Le problème de la matérialité dans le texte « post-numérique » de recherche
  • Une approche de la matérialité du texte de recherche dans un contexte distribué et réticulaire
  • La matérialité comme propriété dynamique, émergente et performative
  • La matérialité du texte numérique, entre interfaces et protocoles
  • La matérialité du texte « post-numérique » comme expression d’une performativité transactionnelle et distribuée
  • Les formats de données comme acteurs sémiotiques, esthétiques et politiques
  • Les formats comme médiation technique et esthétique entre des couches de signification
  • Les formats comme acteurs énonciatifs et performances de modèles textuels
  • Les formats comme enjeux de conversation technique dans une économie de la compatibilité
  • Entre « contenu » et « présentation » : une histoire de la performance du texte dans les formats de données en usage dans les processus éditoriaux
  • La numérisation du typographe : langages de description de page et modèles procéduraux de l’écriture numérique
  • Technologies de description de page et logiques de composition
  • PDF : l’immutabilité du document numérique comme horizon de l’écriture ?
  • TeX : un dualisme paradoxal
  • La naissance du balisage descriptif : vers la stabilisation d’un modèle représentationnaliste de l’écriture numérique
  • (S)GML et le rêve d’un format de balisage universel
  • TEI et XML : faire des mondes (savants) avec des arbres (logiques)
  • L’essor du web entre horizons de sémantisation et pratiques « créolisées » de la conversion textuelle
  • HTML : histoire d’une stabilisation conceptuelle
  • La « sémantisation » comme seul horizon ?
  • Markdown : dynamiques de « créolisation » dans les formats d’écriture en ligne
  • D’un modèle de conception industrielle à un modèle de conception de l’écriture
  • Des modèles méthodologiques et épistémologiques contingents
  • Relocaliser un modèle méthodologique au prisme des théories de l’ingénierie documentaire
  • D’un représentationnalisme philosophique à un hylémorphisme méthodologique
  • Conclusion
  • Figures
  • Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
  • Prouver et éprouver : formats d’écriture et pratiques d’enquête dans les SHS
  • De l’écriture qui enquête à l’écriture qui publie
  • Les partages graphiques des collectifs de recherche : figures, notes, plans et formats d’écriture
  • Pratiques expérimentales et déstabilisation des formats d’écriture de l’enquête dans la publication numérique des SHS
  • Des données aux matériaux de recherche : requalifier les attaches empiriques de l’écriture numérique des SHS
  • Constitution et structuration d’un cabinet de curiosités sur quelques expérimentations d’écriture numérique de l’enquête
  • Définir un périmètre d’investigation
  • Construire une classification critique
  • Stabiliser un format de lecture
  • Quelques régimes émergents d’écriture numérique pour la publication
  • La publication comme geste d’écriture collectif et multimodal : le cas de la revue Vectors
  • Un collectif de fabrication tout autant qu’un collectif d’écriture
  • Mettre à l’épreuve les modèles des humanités numériques
  • Vers la stabilisation de manières d’écrire récurrentes
  • Stabilisation socio-technique et horizons de pratique
  • De la stabilisation de manières d’écrire à un format d’écriture numérique : le cas de la plateforme Scalar
  • « Changer d’échelle » : promesses et dilemmes de la stabilisation
  • Un processus de stabilisation technique et institutionnelle
  • Un modèle de données tourné vers l’immanence structurelle et son interface d’écriture
  • Délégation technique et stabilisation méthodologique
  • La stabilisation socio-technique des formats d’écriture comme production d’horizons pour les pratiques d’enquête
  • Vers un régime d’écriture reconnaissable
  • Formats socio-techniques d’écriture et fabrication d’horizons méthodologiques et épistémologiques
  • Conclusion
  • Figures
  • Chapitre 4. Les formats de publication
    à l'épreuve d'une écriture en public : le cas
    de l'Enquête sur les Modes d'Existence
  • Un cahier des charges pour redécrire les expériences des Modernes
  • La reprise comme projet intellectuel et comme pratique de recherche
  • Une approche simultanément métaphysique, anthropologique et sémiotique
  • Une « sorte de grammaire de l’existence » pour se rendre sensibles à une pluralité de manières d’être
  • Équiper collectivement un protocole d’enquête et de diplomatie
  • Situer le format d’une infrastructure de publication-comme-enquête
  • Fréquenter un ensemble d’éditions distribuées : l’infrastructure EME, 22 Mai 2014
  • Édition imprimée
  • Éditions numériques
  • Rencontres diplomatiques
  • Développer en/un public
  • L’incubation (avant 2011)
  • Un projet développé au médialab de Sciences Po
  • … sous la forme d’un projet de recherche européen
  • Le développement (2011 – 20 Septembre 2012)
  • Formater les contenus …
  • … tout en imaginant une infrastructure à venir …
  • La rencontre (20 Septembre 2012 – Octobre 2013)
  • La plateforme numérique n’est pas prête …
  • … mais le public est déjà là…
  • … et la rencontre se formalise progressivement…
  • … pour l’accueil des contributeurs et autres « praticiens » des modes d’existence
  • La négociation (Octobre 2013 – Juillet 2014)
  • Les ateliers se multiplient et les contributions arrivent modérément …
  • … alors que l’infrastructure se stabilise…
  • … et que la réécriture prend la forme d’un « cahier des charges » …
  • … puis d’une exposition, entre bilan et nouvelle direction de recherche, conçue comme une « expérience de pensée »
  • Une construction à la fois matérielle et discursive
  • Enquêter sur l’enquête : tactiques de reconstitution
  • Reconstituer l’enquête au prisme des traces de son public
  • Une enquête sur les statistiques de fréquentation
  • Retracer les choix de design à travers la documentation
  • Réunir les voix des multiples membres de l’équipe
  • Rendre visible la rencontre avec le format de « l’entrée livre »
  • Reconstituer les désaccords matérialisés par le « Specbook »
  • La reconstitution comme un geste analytique et réflexif
  • Sur les traces des publics de l’EME
  • Découvrir l’enquête : entre reconnaissance et désorientation
  • L’EME sur les réseaux sociaux et la « constellation Bruno Latour »
  • Passer en revue une expérimentation à tous les niveaux
  • S’approprier l’infrastructure : l’articulation difficile de pratiques distribuées
  • Jouer le jeu de la multimodalité
  • Pratiques des éditions numériques
  • Des prérequis (trop) exigeants
  • Contribuer à l’enquête : la formation négociée d’un collectif de recherche
  • Un périmètre de contribution mouvant et varié
  • Tactiques d’appropriation du format d’écriture de l’EME
  • Refusants et refusés : stratégies d’externalisation et de réappropriation
  • Entre négociation d’un cadre commun et horizons de pratique divergents : comment un format de publication fabrique-t-il un public ?
  • Conclusion
  • Figures
  • Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
  • Expériences de dérivation : des situations de design entre stabilisation et déstabilisation
  • Expérimentations autour de la publication de documents de recherche audiovisuels annotés : le cas de Dicto
  • Expérimenter différentes combinaisons entre pratiques des matériaux audiovisuels et situations de publication
  • Stabiliser un format d’écriture à travers un modèle de données
  • Pratiques de développement pour une publication-comme-enquête
  • Transposer et recontextualiser un format expérimental : le cas de « Open AIME, a speculative workshop »
  • Reconstituer une démarche d’enquête hétéroclite à travers la production d’un format d’écriture et de lecture expérimental
  • L’échec de stabilisation de pratiques expérimentales via l’adaptation de formats de données existants
  • Reconstruire une infrastructure pour les pratiques d’écriture, d’édition et de design dans les SHS
  • Qualifier les effets d’une trajectoire de fabrication-comme-enquête
  • Une attitude évolutive dessinant un paysage pluriel pour les contributions d’une enquête en design aux SHS
  • Un geste performatif, multimodal et investigatif
  • La fabrication-comme-enquête comme pratique située, réflexive et expérimentale
  • Équiper les pratiques de publication-comme-enquête : entre formats-cadres et formats-produits
  • Les intentions d’un format d’écriture et d’édition expérimental
  • Écrire au plus près des matériaux de recherche
  • Éditer pour/par la multitude
  • Des formats à un modèle de données
  • Ressources
  • Contextualisations et contextualiseurs
  • Éditions
  • D’un modèle de données à un programme d’écriture, d’édition et de design : le cas du logiciel Ovide
  • Un éditeur pour les « productions » du modèle Peritext
  • Le « matériau » comme unité de contenu hybride
  • Un éditeur textuel orienté vers le « tissage » de relations entre des matériaux
  • Une interface pour l’élaboration d’un glossaire avancé
  • Un espace de composition et de prévisualisation pour les éditions « web » et « paginées »
  • Des gabarits exploitant les potentialités du modèle de données
  • Conversions et compatibilités
  • Un cadre reconfigurable
  • Un format-cadre entendu comme perturbation : mécanismes de reconnaissance déjouée dans les pratiques de Peritext
  • Un format de données vacillant : principes de conception polymorphique et modèles du texte
  • Un format vacillant pour l’écriture : une approche multimodale de l’enquête
  • Un format vacillant pour la collaboration : processus éditoriaux, écriture collective et division du travail
  • Qualifier des lieux de savoir au statut hybride
  • Instruments
  • Arguments
  • Annotations
  • Conclusion
  • Figures
  • Conclusion générale
  • Stabiliser la reconnaissance d’un format vacillant
  • Cultiver une pratique vacillante de la recherche en design
  • Références
  • Index
Avant-propos

Avant-propos

Le présent travail est multimodal. Tout d’abord, il mobilise les matériaux rencontrés durant la recherche doctorale selon une diversité de formats de publication qui le font exister à travers plusieurs éditions web et paginées, accessibles à lʼadresse //www.these.robindemourat.com.
Par ailleurs, l’édition que vous lisez est à la fois le fruit d’un processus expérimental de génération automatisée1, et d’un long et lent travail mêlant pratiques de design, de développement informatique et d’écriture. En effet, chacune des éditions de cette thèse a été écrite et fabriquée avec les logiciels libres développés dans le cadre de cette recherche. Ainsi du logiciel Dicto2, du logiciel Ovide3.
Je vous invite à ouvrir ces logiciels sur lʼun de vos appareils numériques et, au détour dʼun onglet, à ponctuer votre lecture de quelques expérimentations dʼécriture avec vos propres matériaux de recherche. Le cheminement de la fabrication de ces logiciels est indissociable de celui de l’écriture du présent document, aussi serait-il judicieux que leur fréquentation soit associée à la lecture de ce texte.

1 L’ensemble des hypertextes qui tissent ce document (références, figures, notes, renvois, etc.), ainsi que le design graphique et interactif de ses éditions imprimées et en ligne, sont générés avec les modules du projet Peritext, développé dans le cadre cette recherche – voir le chapitre 5 (p. ). Les citations et la bibliographie de cette thèse sont formatées automatiquement selon la norme APA 6 (Provost), à partir d’une base données constituée manuellement via le logiciel libre Zotero (https://www.zotero.org/). L’édition imprimée, enfin, ne pourrait pas exister sans la technologie libre de composition de page paged.js (https://www.pagedjs.org/) développée par Cabbage Tree Labs.2https://dictoapp.github.io/.3https://peritext.github.io/ovide/.
Le vacillement des formats
Le cheminement qui a mené à la thèse que vous allez lire a commencé en 2011 dans le cadre d’un autre avant-propos, écrit à l’occasion d’un mémoire de diplôme de fin d’études en design de produits présenté à l’école Boulle. Celui-ci, portant sur les lectures étudiantes et les méthodologies de travail intellectuel des lycéens, commençait par l’interrogation suivante : « et si le design pouvait s’appliquer à l’acte même de penser ? » (de Mourat Robin, 2011). La question était certainement trop vaste et imprécise, et par ailleurs maladroite – je n’utiliserais aujourd’hui ni le verbe « penser », trop désincarné pour pouvoir rendre compte de la myriade de gestes et de situations associées aux pratiques savantes qui sont ici au centre de mon attention, ni le verbe « appliquer » pour définir comment j’entends faire du design une mise en relation entre les diverses dimensions qu’impliquent des pratiques de fabrication pour les démarches de recherche.
Pendant les nombreuses années qui séparent le présent texte de ses lointaines prémices, j’ai essayé de m’équiper intellectuellement, plastiquement, techniquement, afin de pouvoir éprouver cette question plus intimement qu’alors. Je l’ai fait avec l’attitude qui correspond à ma formation initiale – celle d’un designer – tout en me voyant conduit à effectuer divers décentrements plus ou moins volontaires durant le temps du doctorat ; j’ai été traité et ai donc agi, durant le temps de cette recherche : comme un ethnographe, comme un ergonome, comme un vidéaste, comme un graphiste, comme un ingénieur… l’aventure du doctorat conduisant parfois bien loin des nécessités de la thèse ! Les détours, les égarements et les impasses furent nombreux et la route sinueuse, comme en témoigne la durée de la recherche et l’évolution de mon sujet dès les premiers mois de recherche, depuis une étude portant sur « le remix comme pratique critique dans un monde de données » vers une enquête investissant les enjeux de design relatifs aux pratiques de publication de recherche en Sciences Humaines et Sociales. Si cette thèse touche des questionnements proches du projet initialement déposé en termes méthodologiques et épistémologiques, elle se voit ancrée dans un environnement d’étude plus précis, et mieux défini qu’alors. Vis-à-vis du projet initial, la méthodologie du remix s’est muée en une trajectoire fondée sur des pratiques de reconstitution et de dérivation, à même de couvrir un plus large spectre d’opérations intellectuelles pour contribuer à
Avant-propos
ma démarche d’enquête, alors que les « pratiques critiques » désignées lors du dépôt du sujet de thèse se sont vues localisées dans le dense paysage des pratiques de publication des chercheurs en Sciences Humaines et Sociales, investies d’une riche diversité de points de vue disciplinaires et marquée par une actualité intense.
Le texte ici présenté découle d’une diversité d’expériences ayant eu lieu dans deux milieux distincts mais liés par de multiples échanges : d’une part celui du groupe Méthodes et Outils Numériques pour la Recherche en Arts, Design et Esthétique (MONADE) de l’Université Rennes 2 (Thély, 2013), auquel j’ai participé via une série dʼévénements dédiés à questionner le rôle de l’esthétique et des pratiques de création dans l’outillage conceptuel et matériel des collectifs de recherche en Sciences Humaines et Sociales (SHS) ; d’autre part celui du médialab de Sciences Po, laboratoire interdisciplinaire de recherche universitaire porté sur l’expérimentation de méthodes inventives en sciences sociales, et animé par un collectif composite constitué notamment de chercheurs en sciences sociales, d’ingénieurs informatiques, et de designers.
Sur ce « terrain », j’ai pu conduire une expérience d’un genre nouveau pour moi en m’insérant dans la dynamique du projet de publication et de recherche en philosophie Enquête sur les Modes d’Existence, qui s’est avéré central pour l’ensemble de ma recherche et de mes investigations ultérieures. Dans cette expérience, la distinction entre collaboration et observation s’est vue très rapidement troublée puis estompée par l’intrication de mes activités de fabrication et d’équipement avec les discussions en cours dans le laboratoire, rendant peu pertinente la recherche d’une « distance critique », délaissée au bénéfice d’une forme de connaissance située et intime des objets, des enjeux et des acteurs de cette recherche. Le médialab de Sciences Po a été un environnement dynamique et en évolution continue, dans lequel j’ai été amené à jouer plusieurs rôles au fil des années et des expériences. Malgré la diversité de ces rôles et expériences, il a été clairement établi dès le début que les apports de cette relation devraient s’inscrire dans une logique de contribution et d’enseignement réciproque, notamment sur la place des concepteurs dans un tel contexte. En tant que concepteur moi-même, j’ai été rapidement impliqué
Le vacillement des formats
dans les questionnements d’individus évoluant au sein de champs hybrides – « l’ingénierie logicielle » et « le design » s’il fallait en nommer deux – qui étaient hier davantage ancrés dans des communautés de pratique industrielle que dans des communautés de savoir académique, et sont aujourd’hui dans ce contexte précis à la jonction entre ces deux mondes. Cette thèse entend, entre autres contributions, proposer des éléments conceptuels et des situations de réflexion pour de tels question­nements.
Il faut par ailleurs faire ici deux clarifications préalables afin de qualifier la spécificité de la présente démarche de recherche en design. Premièrement, et ainsi que je le développerai dans le corps de ce texte, plutôt qu’un aller-retour entre « théories » et « pratiques », le mouvement d’enquête qui caractérise la méthode employée dans cette recherche est celui d’une série de dérivations successives qui touchent à la fois des pratiques de conception et de fabrication (dessiner, re-présenter, programmer, etc.) et des pratiques textuelles et discursives (lire, annoter, écrire, formuler). Ce mouvement, procédant par déstabilisations et de stabilisations successives, a progressivement construit l’objet et l’aire de contribution de la thèse, les questions de recherche ayant joué le rôle d’un cap à suivre davantage que celui d’un objectif atteint au moyen d’une méthodologie bien ordonnée. L’ancrage de cette recherche dans des pratiques d’expérimentation ouvertes et en dialogue intime avec une diversité de terrains a nécessairement fait évoluer le centre d’attention de la recherche, et le texte ici proposé tente de faire sens de cette série d’assemblages, de déplacements et de traductions plutôt que de chercher à la cacher ou à l’homogénéiser par un discours d’autorité.
Par ailleurs, cette thèse présente un nombre important d’expériences et de productions résultant de la pratique du design d’interface et du développement (informatique) d’artefacts numériques. Elle pourrait donc être facilement rapportable au domaine de l’Informatique Appliquée et au champ de recherche des Interactions Humains-Machines. Cependant, elle n’adopte ni les régimes de véridiction ni la finalité de tels domaines. Elle ne fait pas reposer ses arguments sur l’évaluation des dispositifs
Avant-propos
produits ou sur la formalisation de mécanismes techniques ou de méthodologies de conception aptes à être réutilisés. Elle ne cherche pas non plus à étayer les données d’un problème résoluble puis à en proposer des solutions sous la forme d’outils ou de prototypes voués à un développement industriel (dans le secteur de l’édition par exemple). Il s’agit  plutôt d’une enquête empirique, dans laquelle images, documents et programmes numériques, sont mobilisés comme des annotations à même de porter l’attention des parties prenantes de ce domaine sur des dimensions de la publication qui resteraient sans cela peu visibles et non questionnées. L’ambition de cette recherche est d’inviter les pratiques de design et de fabrication numérique dans un dialogue entre pratiques matérielles et discursives qui vise à mettre en relation des enjeux qui, au premier abord, semblent étrangers les uns aux autres. Sur un plan pratique et méthodologique, il s’agit également de préciser par l’expérimentation même de cette trajectoire de recherche, les apports et les risques d’une démarche d’investigation qui utilise la conception et le développement en conjonction avec une logique d’enquête.
Enfin, le fait que cette thèse porte sur les pratiques de publication impliquait nécessairement une forme de réflexivité quant à la publication de la thèse en elle-même. Elle a été élaborée avec l’une des expérimentations effectuées dans le cadre de ce doctorat – le logiciel d’écriture, d’édition et de design Ovide. Il s’agit avant tout d’un texte séquentiel, qui se voit réécrit plusieurs fois à travers une diversité d’éditions qui en proposent différentes modalités de fréquentation. Il s’agit également d’un corpus constitué de matériaux multiples et hétérogènes reliés par un réseau hypertextuel qui peut être parcouru de manière non-séquentielle. Dans sa forme technique et typographique comme dans sa forme littéraire, la genèse de ce texte a été le fruit d’un travail continu de mise en tension entre les conventions nécessaires à la communication et l’évaluation du présent travail, et la série d’expériences qui l’ont fait croître au contact de multiples rencontres. J’ai finalement été amené, au terme d’un long cheminement, à apprivoiser les lignes de force tracées par le format thèse tout en tentant de le faire « vaciller » via mes propres expérimentations en publication. Cette écriture et ses implications conventionnelles
Le vacillement des formats
auront été le premier lieu de mon engagement dans une enquête sur les formats, et la réalisation progressive des transformations dans les manières d’écrire qu’implique l’exigence d’un long texte structuré. En cela, ce travail de publication a participé dès ses débuts d’une forme de récursivité qui n’a pas été toujours facile à appréhender, au risque permanent d’un vertige tautologique dû à la difficulté de faire la part entre les pratiques étudiées et les pratiques mises en œuvre dans ma propre trajectoire de recherche. Le format thèse est ainsi devenu l'un des terrains de mon enquête sur les multiples formats de la publication.
Introduction

Introduction

Le format d’une page de recherche, telle que celle avec laquelle est commencée la lecture de cette thèse, n’est pas le trait anecdotique dʼun support destiné à s’effacer au profit d’un transfert de connaissances immatérielles et indifférentes à leurs conditions de fréquentation. Au contraire, si le format de cette page peut être décrit comme un ensemble de qualités matérielles qui en définissent les dimensions, l’aspect et la disposition, il est dans le même temps le vecteur d’un ensemble de cadres, de codes et de conditions de possibilité qui font exister cette page comme une multiplicité de relations situées et articulées par des pratiques de lecture, d’écriture et d’édition.
Le format de la page de recherche lue en cet instant est d’abord la condition d’une expérience de rencontre sensible, dont la présence pour les sens et pour le corps préfigure un ensemble de gestes, de procédures cognitives et d’affects. Ce format se présente à l’œil, à la fois comme les différentes qualités d’un support – qu’il s’agisse d’une feuille de papier ou d’une surface d’écran – et comme le cadre qui institue un espace visuel et typographique spécifique. La page se présente par ailleurs aux doigts, pouvant être suivant les cas tournée, écornée, biffée, cliquée, caressée, et constitue de ce fait la matrice d’une série d’opérations manipulatoires elles aussi productrices de sens  (Saemmer, 2015). Ces dernières concourent à articuler une expérience qui est simultanément corporelle, sensorielle et cognitive. Elles construisent un amalgame de relations qu’Alan Liu a qualifié d’« attaches sensorielles » aptes à construire, par exemple pour le cas des pratiques de lecture livresques, la
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« cohérence de l’expérience sensorielle de lecture comme un tout opérationnel et phénoménologique »1. De la même manière, l’historien Robert Darnton parle de disposition sensorielle pour décrire l’influence de la physicalité des supports sur les pratiques, structurant préalablement à la lecture l’expérience que nous faisons des contenus de la page selon une « sensibilité au bout des doigts »2 caractéristique de nos expériences des appareils de lecture passés comme présents (Darnton, 2012, p. 19). Ainsi, qu’elle s’adresse à l’œil (dimensions optiques) ou aux doigts (dimensions haptiques), la présence sensible de la page manifeste les implications pragmatiques tout autant qu’esthétiques de notre rencontre avec son format.
Par ailleurs, si la rencontre sensible avec cette page peut paraître comme l’expression d’une expérience individuelle, son interprétation textuelle mobilise, elle, un assemblage varié d’acteurs qui en conditionnent et en influencent les pratiques collectives de production de sens. Son format, ici compris comme l’ensemble des conventions qui conditionnent la fréquentation de ses inscriptions, est le produit d’une longue histoire d’inventions et de reprises dans les pratiques littéraires et éditoriales (Grafton, 2015). Ces conventions lui permettent alors de fonctionner selon un ensemble de « codes bibliographiques », ainsi que les a nommées Jérôme McGann (J. J. McGann, 1991). Constitutifs du format de la page, ces codes équipent ainsi les pratiques savantes avec des conventions partagées qui permettent de développer des activités de production de sens plus élaborées.
La page de recherche en train d’être lue est par ailleurs celle d’une thèse de doctorat. En cela, plus précisément, c’est également ce que l’historien Christian Jacob a nommé un « lieu de savoir »3, soit le théâtre de

1 Citation originale : « Tous ces changements concernent ce que l’on peut appeler les attaches sensorielles de la littératie ou, pour prendre un terme connotant une complexité plus ouverte, la multiplicité sensorielle de la littératie. Je parle ici de la cohérence de l’expérience sensorielle de lecture comme un tout opérationnel et phénoménologique. […] La littératie fonctionnelle commence avant même la maîtrise du langage écrit, quand on intériorise d’abord le livre comme un champ perceptif unifié, où le simple fait de voir, de toucher et de sentir le manuscrit codex convoque des programmes corporels/mentaux pour le faire ‹ marcher › [...] » (Liu, 2012a).2 Anthony Grafton convoque à ce propos le mot allemand de fingerspitzengefühl, qui signifie littéralement « sensibilité au bout des doigts » mais également tact, diplomatie, sensibilité située.3 Citation originale : « Les lieux de savoir sont les lieux successifs occupés par des acteurs individuels ou collectifs sur une carte institutionnelle, disciplinaire, politique. Ils sont institués par des interactions vivantes, le temps d’un cours, d’un séminaire, d’une conférence, d’une discussion, d’une soutenance de thèse, d’une controverse, mais aussi par
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circulations et de rencontres conduisant à l’élaboration collective de connaissances. En tant que page de recherche, elle mobilise donc des codes bibliographiques spécifiques, résultats d’expérimentations multiples ayant participé à l’élaboration de son apparat savant, et arrivées à un degré suffisant de stabilisation pour pouvoir être reconnues par certains lecteurs et à un moment donné de l’histoire comme l’un des mécanismes permettant de décoder et d’interpréter une page participant d’une démarche de recherche universitaire4. Lieu de partage, elle ne manque pourtant pas également d’opérer des séparations entre différents types de collectifs savants. Ainsi que l’a montré Anthony Grafton pour la discipline historique, un dispositif typographique aussi anodin que celui de la note de bas de page aura pu être le lieu de féroces batailles disciplinaires (Grafton, 1998). Ces conflits sont toujours à la fois sociaux et épistémologiques, puisqu’ils impliquent conjointement des stratégies de positionnement dans une communauté savante donnée, et des manières de justifier d’une connaissance légitime au sein de ce collectif – par exemple pour le cas de la note de bas de page en histoire, en débattant du rapport de l’écriture historique à l’administration de la preuve et à la narration5. En somme, le format de la page simultanément réunit et partage, relie et divise des collectifs de recherche qui reconnaissent en lui des manières diversifiées d’envisager les modalités et les finalités de leur activité.
        Enfin, le format de la page actuellement lue est le résultat de dynamiques de conception et de production qui font exister dans les pratiques savantes des modalités de relations supplémentaires. Ses qualités dépendent en effet d’une complexe chaîne d’acteurs techniques et socio-économiques, dans lesquelles des protagonistes aussi variés qu’une imprimante offset, l’étagère d’une bibliothèque, les dimensions d’un colis de

un cheminement de recherche. Ils sont aussi les lieux matériels, construits ou naturels, où se déploient ces activités qu’ils abritent : salles de cours, laboratoires, bibliothèques, jardins botaniques, musées, ateliers. Ils sont également les instruments, les outils, les échantillons, les machines, qui accompagnent les gestes de la main et ouvrent de nouvelles dimensions à la perception et à la pensée humaines. Ils sont enfin les artefacts qui permettent de matérialiser et d’inscrire le savoir ou qui jouent un rôle dans sa construction même : dessins, schémas, textes écrits, discours portés par la voix. » (Jacob, 2014).4 Pour une description historique précise des évolutions de cet apparat, on pourra notamment se référer au travail de synthèse de Ghislaine Beaudry (Beaudry, 2011).5 Voir le chapitre 3 (p. ). À ce propos, on peut également se rapporter ici aux écrits de Bruno Latour sur la place des inscriptions graphiques dans l’élaboration scientifique : « les inscriptions par elles-mêmes ne suffisent pas à expliquer le développement cognitif des sciences et des techniques; elles le peuvent seulement lorsquʼelles améliorent dʼune façon ou dʼune autre la position du locuteur dans ses efforts pour convaincre. » (Latour, 1985).
Le vacillement des formats
poste ou les capacités d’un réseau de télécommunication ont participé à spécifier sa disposition et son aspect. Par ailleurs, cette page est le lieu d’une composition typographique et diagrammatique qui découle de démarches de conception particulières et des savoir-faire sédimentés de générations d’imprimeurs, d’ingénieurs, de typographes, et de designers. Ces démarches de conception pourraient être le fruit d’une dynamique de travail organique dans laquelle éditeurs, typographes, auteurs – et parfois artistes – auraient travaillé à l’élaboration du format de la page sur un mode artisanal et spécifique, et selon un processus de collaboration intime et maîtrisé de bout en bout. À l’inverse, ces démarches pourraient tout aussi bien avoir été envisagées dans la perspective industrielle d’une chaîne de production automatisée pour laquelle la page ferait alors office de réceptacle pour des « contenus » insérés au travers d’un gabarit préfabriqué dans le cadre d’une chaîne éditoriale (Crozat, 2012). Dans tous les cas, le format de la page est l’espace d’un dialogue entre les acteurs variés qui ont participé à sa configuration et nous laissent du même coup des indices sur leurs intentions, désirs et contraintes, en somme ce à quoi ces acteurs ont tenu dans son élaboration6. Ces indices et ces traces participent, une fois dans les mains d’un lecteur ou d’un écrivain – si tant est que ces deux figures puissent être toujours différenciées7 – du cadrage et de l’influence des pratiques savantes opérées par le format de la page : ainsi que l’a formulé le théoricien de l’art David Zerbib, « le format s’impose avant que le texte ne se compose » (Zerbib, 2015c, p. 340).
Ainsi, à travers ses multiples dimensions – sensible, sociale, technique – le format de la page de recherche apparaît comme un complexe écheveau de relations qui participent de l’élaboration des pratiques savantes. Cela dit, le format de cette page est un format parmi d’autres : la lettre, le livre, le site, pourraient être soumis à une analyse similaire, si tant est qu’on puisse les identifier comme des formats stables dans le temps. En ce sens, les formats perdurent et pourtant se transforment,

6 L’usage de la langue anglaise permettrait ici d’encore mieux saisir l’intrication entre matérialité et attachements humains à travers le mot matter, qui existe à la fois comme un nom signifiant « matière » et un verbe signifiant « tenir à », ainsi que l’a fait jouer Bonnie Mak dans son étude de la page : « The page transmits ideas, of course, but more significantly influences meaning by its distinctive embodiment of those ideas. Discernible in this embodiment is an ongoing conversation between designers and readers. As writers, artists, translators, scribes, printers, booksellers, librarians, and readers configure and revise the page, in each case they leave redolent clues about how the page matters to them and how they wish it to matter to others. » (Mak, 2011/2012, p. 5).7 Par exemple pour le cas de la pratique de l’annotation. Voir (Jahjah, 2014).
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évoluant avec les transformations multiples de leurs époques. Durant les dernières décennies, ces derniers se sont vus affectés par les mutations importantes du secteur socio-économique de l’édition – en relation avec la diffusion des technologies numériques – et par des changements sociopolitiques majeurs vis-à-vis des métiers et de l’organisation de la recherche universitaire – notamment, l’émergence de l’instrumentalisation des publications scientifiques comme indicateurs pour la gouvernance et l’attribution des financements de recherche. Dans ce contexte, les rythmes de la publication de recherche se sont transformés et ses supports se sont diversifiés. Dans le même temps, sur un plan technologique, la page s’est faite réinscriptible plusieurs fois par seconde, duplicable à la vitesse des réseaux de télécommunication, et située dans une diversité d’appareils et de supports – de la feuille issue d’une imprimante personnelle à l’interface d’un lecteur de fichiers.PDF, en passant par tous les dispositifs physiques de lecture électronique de l’histoire récente.
À la suite de ces transformations, depuis la fin du vingtième siècle, les pratiques de publication scientifique se sont vues mêlées à une série d’expérimentations hétérogènes relatives aux technologies computationnelles et aux réseaux numériques. Parmi ces expérimentations, certaines ont trouvé une stabilisation relative et se sont diffusées et généralisées, alors que d’autres ont échoué à faire adhérer les chercheurs et leurs institutions à de nouvelles pratiques communes. Ces expérimentations sont souvent motivées par un projet « d’amélioration », « d’adaptation », ou de « facilitation » des pratiques de recherche. Cela dit, elles ont parfois également le projet – ou la conséquence – d’amener les collectifs de recherche à s’interroger sur les implications méthodologiques, épistémologiques et politiques de leurs pratiques de communication et de publication. Les changements impliqués par ces expérimentations sur les formats de publication deviennent alors l’occasion d’un ralentissement dans les manières de faire et de penser, et d’une dénaturalisation des modalités de communication auparavant perçues comme acquises et neutres. Le vacillement des formats de publication devient alors l’occasion d’un vacillement dans les relations constitutives des collectifs de recherche.
Le vacillement des formats
Les mutations des formats associés à la publication universitaire, affectées par l’évolution de ces relations, opèrent alors sur les collectifs de recherche et leurs écrits un double effet. D’une part, elles transforment les pratiques de publication des chercheurs et leurs manières d’enquêter, de lire, et d’écrire. D’autre part, elles affectent également les modèles de leur propre activité, transformant les discours et modes d’attention portés par les chercheurs aux outils, aux productions et aux technologies qu’ils mobilisent pour communiquer.
On peut alors faire l’hypothèse que, contrairement à des périodes où les formats associés à la publication universitaire ont pu être temporairement perçus comme plus stables et pour ainsi dire rendus invisibles et neutralisés par leur familiarité, l’instabilité contemporaine de ces derniers – notamment du fait de la poussée des technologies numériques, mais pas uniquement – rend davantage visible et effective leur influence sur les dimensions méthodologiques, épistémologiques et sociales des pratiques de recherche en SHS8. Cette instabilité implique en effet une perturbation dans la reconnaissance des codes bibliographiques, méthodologiques et plastiques qui ont pu autrefois permettre de fréquenter des documents universitaires selon des conventions partagées, tout en jetant un voile d’étrangeté sur les formats hérités des époques antérieures. Ces derniers apparaissent alors à l’attention des collectifs de recherche : la perte de la transparence qu’avait donné l’habitude de leur fréquentation en fait des acteurs. Il s’agit donc, dans cette thèse, d’explorer les effets de la défamiliarisation impliquée par l’instabilité contemporaine des formats de publication en SHS.
De telles situations d’instabilité se prêtent particulièrement à un questionnement relevant du design, d’abord parce qu’elles impliquent d’adopter une attitude interdisciplinaire intéressée aux relations qui peuvent s’établir entre expériences humaines de production de sens et environnements socio-techniques9, ensuite parce qu’elles invitent à explorer les

8 Je m’inscris ici dans la continuité d’hypothèses historiques telles que celles de Patricia Falguières, pour qui « l’innovation technologique est le vecteur essentiel de notre conscience des normes et des standards » (Falguières, 2010) en tentant de les étendre et de les adapter à la spécificité de mon terrain d’investigation.9 Je m’inscris ici dans l’approche du design instituée par Lazlo Moholy-Nagy : « Le design a de nombreuses connotations. […] Le design n’est donc pas une simple question d’apparence. Il renvoie en réalité à l’essence des produits et des institutions; il exige une démarche à la fois pénétrante et globalisante. Il représente une tâche complexe qui nécessite d’intégrer aussi bien des critères technologiques, sociaux et économiques que des données biolo‑
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jeux complexes de transformation qui s’opèrent entre des pratiques conventionnelles et des pratiques expérimentales, interstice d’investigation propre aux modalités et aux finalités des pratiques de design selon Ezio Manzini (Manzini, 2015). Adopter une attitude de design vis-à-vis de la publication de recherche revient alors à garder toujours présente dans l’analyse une forme de tension entre les dimensions institutionnelles et conventionnelles nécessaires à l’établissement d’un espace de communication partagé, et les formes d’attention et d’invention locales avec lesquelles elles dialoguent. Dans celles-ci se loge le discret travail des formats de publication sur les écrivains, éditeurs et autres lecteurs. Il ne s’agit donc pas ici de se limiter exclusivement à l’analyse de démarches expérimentales impliquant le design en tant qu’acteur socio-professionnel (dans la composition sociale des collectifs à l’œuvre dans la publication ou dans leur discours d’accompagnement), mais plutôt d’explorer les dif­férentes dynamiques de stabilisation et de déstabilisation impliquées par les formats – dont l’étude relève du design.

Les formats comme objets empiriques et comme équipements conceptuels pour une enquête en design

Comment alors qualifier le format de la présente page et ses effets dans les termes du design ? Dans le monde de l’imprimé, le format d’une page désigne un ensemble de mesures relatives à ses dimensions et à sa disposition. Il opère à la fois comme un descripteur raisonné de certaines des propriétés mesurables de sa matérialité – par exemple « 21 cm par 29,7 cm », ce que l’on pourrait appeler le format-produit – et comme un prescripteur normatif – par exemple « A4 », ce que l’on pourrait appeler le format-cadre. Ce faisant, quand un mouvement de stabilisation l’érige en standard, un format permet d’assembler toute une chaîne d’acteurs techniques et économiques à même de fonctionner selon ce dernier pour produire un artefact et lui permettre d’exister en société10. Déjà, les choix

giques et les effets psychophysiques produits par les matériaux, les formes, les couleurs, les volumes et les relations spatiales. Faire du design, c’est penser en termes de relations. » (Moholy-Nagy, 1927/1993, pp. 277‑279).10 On se rappellera ici aux réflexions de Le Corbusier quant aux répercussions de la standardisation du papier : « Dès que la machine à écrire est née, le papier à lettres fut standardisé : cette standardisation eut une répercussion mobilière considérable, con-
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à l’œuvre vis-à-vis de ces diverses modalités impliquent des différences de publics, de pratiques, et de statut pour les artefacts ainsi formatés, et donc des enjeux de design : le « beau livre » sera affiché dans tel espace d’exposition et de représentation symbolique, le livre au « format poche » sera plutôt déplacé de sacs de voyage en halls de gare, la feuille d’impôt au format A4 utilisée pour fabriquer de complexes édifices bureaucratiques, etc. Élire un format revient aussi à prendre une décision qui préfigure les dimensions primordiales de multiples expériences à venir, qu’elles soient d’apparition, de manipulation, de soupesage, de feuilletage, ou d’inscription ; cela revient en somme à préfigurer de situations de lecture et d’écriture inscrites dans l’espace d’une page construite par son format.
Dans le monde de l’ordinateur et des divers artefacts produits par la culture numérique, on parle également de format dans le sens évoqué précédemment pour se rapporter aux dimensions et aux configurations physiques, dites hardware, des terminaux électroniques (ordinateurs, téléphones, etc.) et des pages, fussent-elles réinscriptibles, qu’ils nous présentent. Cela dit, dans la discipline informatique, le format se rapporte également à un ensemble de règles pour l’organisation et l’adressage des informations (Bachimont, 2007a, p. 237). À ce titre, il agit de manière simultanée sur les différentes couches du mille-feuille physique et logique sur lequel repose le fonctionnement des dispositifs numériques : au niveau des supports physiques d’inscription (on pensera au formatage des disques durs), mais également à celui des différentes couches logicielles entre lesquelles des conventions d’encodage permettent aux programmes de fonctionner et de manipuler des données. Signées par une extension de fichier ou la référence à telle ou telle spécification à l’intérieur d’une métadonnée, ces différentes conventions organisent des règles de lecture et d’écriture pour les programmes. Ce faisant, elles opèrent aussi de manière incidente comme un agent organisateur pour l’architecture des systèmes d’information numérique. Le format, à la différence de la notion

séquence de l’établissement d’un module, celui du journal commercial. Les machines à écrire, les copies de lettres, les corbeilles à classement, les dossiers, les tiroirs à dossier, les meubles à classement, en un mot toute une industrie mobilière, fut conditionnée par l’établissement de ce standard ; et les individualistes les plus intransigeants ne sauraient regimber. Une convention internationale s’établit. Ces questions sont si graves que des commissions internationales se réunissent régulièrement pour fixer les standards. […] Le format commercial n’est pas une mesure arbitraire. Qu’on apprécie plutôt la sagesse (moyenne anthropocentrique) qui l’a établi. » (Le Corbusier, 1925/2009, p. 16) cité dans (Falguières, 2010).
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de structure, opère donc sur des procédures et des modalités d’organisation davantage que sur des états finis : il permet de faire fonctionner des opérations d’inscription et leur manipulation selon des cadres de référence définis et acceptés par l’ensemble des acteurs d’un système donné.
Évidente présence, il est au premier abord difficile de percevoir dans le format une quelconque « dignité matricielle » (Huyghe, 2015) apte à susciter des pratiques inventives et singulières. Au mieux, il est considéré comme n’étant qu’une contrainte à garder à l’esprit durant la conception, une propriété contingente de la matière, une particularité trop faible pour arriver à devenir la caractéristique d’une quelconque forme de singularité. Au pire, il est suspecté d’être l’agent d’opérations de lissage et d’extinction du sens : on parle alors de « formatage ». Le format se trouve ainsi être, dans les usages du français, souvent rapporté à différentes situations désignant l’épuisement a priori du sens d’une parole, d’un média ou d’une démarche en raison de leur prévisibilité excessive : on parle alors de discours formaté, de méthode formatée, etc. En un sens afférent mais également plus complexe de cet usage du terme, dans l’ouvrage de philosophie des sciences Rameaux, Michel Serres érige le Format en concept philosophique pour nommer le mouvement historique de mise en ordre du monde opéré par la culture occidentale via le développement des techniques de mesure et de standardisation. Le Format désigne alors « ce dont la répétition fait loi » (Serres, 2007, p. 16), au sens du « genre de pratiques » techniques et commerciales qui a dialogué avec le développement de la métrologie pour permettre le développement des sciences modernes11. Serres envisage le « format-père » comme le cadre rigide d’une relation duelle avec ce qu’il appelle successivement la « science-fille » puis « lʼévénement », concept miroir désignant l’ensemble des inventions permises par l’existence d’un « tronc universel et nécessaire » (Serres, 2007, p. 21) établi par le Format en tant qu’agent historique. Pour Serres, le Format, conjugué depuis l’avènement de l’informatique avec les notions de support et de codage, promettrait ainsi une « maîtrise plus puissante du monde, inerte ou vivant, de la cognition et des pratiques, en occupant les choses et les

11 « Non que je croie, je le répète, que l’économie déterminât les découvertes savantes ; mais le regroupement d’un ensemble de techniques du même genre, d’un genre que je cherche à nommer, conditionne les échanges complexes du commerce autour de la Méditerranée, à l’époque de la Renaissance, et l’émergence de la science dont nous héritâmes. » (Serres, 2007, p. 14).
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classes du savoir » (Serres, 2007, p. 28) tout en opérant comme la nécessaire matrice d’émergence de l’imprévu et de l’invention.
Et pourtant, est-ce faire justice à la notion que de la considérer exclusivement sur le registre du « formatage » compris comme le négatif – fut-il un « mal nécessaire » – de l’invention et de l’évènement ? comme nous le rappelle Gérard Genette (Genette, 2002), la notion de format désigne initialement l’opération de pliage du folio de papier soigneusement mis en œuvre dans les maisons des imprimeurs – on parle ainsi de format in-quarto, in-octavo, etc. Le format est alors l’expression de contraintes économiques et matérielles, mais aussi d’une transformation autorisant la réversibilité et la reconfiguration. Il y a en effet dans le format un rapport à la normalisation plus primitif et moins définitif que celui de la norme qui peut se présenter comme la définition formalisée d’un format donné, ou du standard qui en désigne l’institution en pratique. Ainsi, dans le champ de la recherche en Art, l’ouvrage In Octavodes formats de l’art propose un ensemble d’approches de la notion qui insistent sur la propension des formats à être traduits, convertis, échantillonnés (Zerbib, 2015a) et ainsi à autoriser des pratiques inscrites dans un champ de possibilités ouvert :
L’imprimerie impose comme un pli à l’écriture et à travers elle à l’étendue et la forme d’une « matière subjective ». Mais l’ordre de ce format n’en ouvre pas moins d’immenses possibilités formelles au cœur de la contrainte mécanique. […] Ainsi, le pliage qu’il impose ne réduit aucun pli subjectif à n’être que soumission à la technique.  (Zerbib, 2015c, p. 341)
        Le format se présente ainsi comme le nom d’une articulation entre différentes formes de normativité, mais également comme la condition de possibilité d’expérimentations et d’inventions qui questionnent et déjouent les déterminations à l’œuvre dans les pratiques. En tant qu’équipement conceptuel, le format m’intéresse donc dans la mesure où il permet d’interroger le rôle de la matérialité dans l’articulation entre les différentes dimensions qui font dialoguer conventions et expérimentations dans les pratiques de recherche. Dans ce cadre, cette thèse prend le parti
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d’une approche tournée vers les activités des collectifs de chercheurs et de leurs publics, considérant les institutions et les acteurs politico-économiques de l’édition scientifique comme des formats parmi les autres, et les étudiant uniquement dans la mesure où ils se rapportent à des pratiques de lecture, d’enquête et d’écriture de recherche. En concentrant l’attention sur les pratiques des chercheurs – plutôt que sur les activités des institutions et des métiers qui se consacrent exclusivement à la question de la publication universitaire – je fais l’hypothèse que la spécificité des pratiques de recherche, et leur transformation constante au contact de leurs problèmes et de leurs objets, permet d’étudier au plus près les frictions et les échanges qui révèlent la présence des formats dans les situations d’incertitude et de changement qui caractérisent la publication contemporaine. Il s’agit en ce sens de qualifier les enjeux et les acteurs de la problématique suivante :
Comment sʼarticulent, dans le cadre de la publication universitaire, lʼexpérimentation de pratiques dʼécriture spécifiques aux pratiques d’enquête qui les nourrissent, avec la stabilisation de collectifs réglés par des formats de publication socialement, esthétiquement et techniquement partagés ?
La finalité de ce texte est donc de décrire les relations de stabilisation, mais également d’articulation et de traduction qui peuvent s’établir entre les trajectoires de publication situées et spécifiques des chercheurs en SHS, et les différents formats avec lesquels elles ont à faire. Pour cela, il est nécessaire de définir le contexte et les modalités spécifiques d’une enquête apte à explorer de telles relations.

Adopter une attitude de design vis-à-vis
des formats de publication en SHS

Cette thèse s’intitule « le vacillement du format ». La notion de vacillement désigne un « mouvement d’oscillation » ou de « variation d’intensité » (« Vacillement », 2012) qui pourra ici autant se rapporter à la déstabilisation des manières de faire de la publication qu’aux formes d’attention que les collectifs de recherche portent sur les formats qu’ils pratiquent. Dans son sens figuré, le vacillement évoque également une situation de « doute et d’indécision », invitant à une attitude qui ne
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cherche pas à définir les conditions de stabilisation de formats « nouveaux » ou « innovants », mais plutôt à étudier la mesure dans laquelle la fragilité, la fugacité et la contingence des formats permettent de questionner les conditions de formation des connaissances et des collectifs qui les rencontrent. Dans ce questionnement, les technologies numériques jouent un rôle très important, sans pour autant être les acteurs exclusifs d’une forme de déterminisme technologique qui les instituerait comme seule cause des déstabilisations à l’œuvre. À rebours d’une telle perspective déterministe, la présente enquête en design cherche plutôt à identifier les situations problématiques qu’implique l’interaction entre des pratiques d’écriture et de recherche multiples et situées, l’environnement social et politique de la communication scientifique, et enfin la poussée opérée par la tendance technique (Bachimont, 2010) des technologies numériques.
Cette recherche s’inscrit dans le champ du design tout autant au titre d’une perspective de recherche que d’une partie des pratiques qu’elle mobilise. En cela elle se déroule dans le contexte plus large de l’entrée de designers dans des collectifs de recherche non inscrits dans le cadre d’écoles ou de départements artistiques, et la naissance de la figure du « designer de recherche » à l’intérieur des SHS, écho en forme de légitimation tout autant que d’interrogation à la figure plus établie de « l’ingénieur de recherche ». L’invitation de designers dans les laboratoires de SHS répond à un contexte général d’attractivité du design dans le monde universitaire, dans lequel les designers se voient d’une part « courtisés » de l’extérieur par des collègues universitaires avides de nouvelles formes d’organisation « par projet » dont les designers seraient les spécialistes (Vial, 2014), et d’autre part « poussés » de l’intérieur de la discipline par une injonction institutionnelle à « faire recherche », selon l’expression proposée par le philosophe Pierre-Damien Huyghe, pour les écoles d’art et autres institutions s’occupant de design (Huyghe, 2017). La pertinence de la contribution des « designers de recherche » aux collectifs des SHS doit alors être négociée dans un interstice de pertinence exigu, qui porte autant sur la capacité des techniques d’enquête diverses développées dans les SHS à faire infléchir le rapport du design à la production des connaissances, que sur le rôle des pratiques d’expérimentation matérielle et discursive apportées par le design aux autres disciplines. 
Introduction
Cette recherche s’inscrit par ailleurs dans le contexte d’une histoire institutionnelle récente qui se caractérise par l’apparition d’unités de recherche d’un nouveau genre, mobilisant des équipements et des personnels venus des champs de l’ingénierie, de l’art et du design dans des collaborations avec des chercheurs en SHS12. Ces unités sont pour une grande part identifiées par des termes tels que humanities labs ou media labs, dont l’appellation de lab signale notamment une référence à la dimension collaborative et équipée des laboratoires de sciences dites dures (Pawlicka, 2017). Elles se présentent alors comme des collectifs et des lieux orientés vers la fabrication d’instruments et d’artefacts participant des méthodologies de recherche de disciplines qui se passaient jusque là d’équipements spécifiques (Pawlicka, 2019). Du fait de la diversité de cultures et de savoirs qu’implique la fabrication d’artefacts et l’introduction de nouvelles techniques de recherche dans les SHS, ces unités sont par ailleurs souvent associées à la naissance de collectifs de recherche inter ou transdisciplinaires comme par exemple, pour ce qui concerne l’environnement de cette thèse, celles desdites Digital Methods (R. Rogers, 2013/2015) et desdites Digital Humanities (Terras, Nyhan, & Vanhoutte, 2013). Ces collectifs arborent l’adjectif Digital comme la marque d’un double intérêt pour l’utilisation des technologies numériques d’une part – le digital comme relevant du computationnel – et pour les pratiques de fabrication d’artefacts d’autre part – le digital comme appartenant au registre de la digitalité au sens corporel (Deuff, 2014). Ils mobilisent alors des designers dans les formes de travail et de production des recherches sur des registres aussi variés que les pratiques de design elles-mêmes. Les contributions du design vont ainsi de l’organisation de situations de recherche participative (Venturini, Munk, & Meunier, 2018) à la construction d’instruments de visualisation et d’interprétation de données (Ricci, 2010) en passant par la production d’interfaces de lecture ou de consultation d’archives (Fétro & Ritz-Guilbert, 2016). Le design s’y voit alors convoqué sur le registre d’un dialogue avec les disciplines partenaires sur lequel pèse la tension permanente entre une approche du design comme « résolution de problèmes », souvent vécue par les designers comme une forme de réduction, et une approche qui tenterait de continuellement redéfinir les situations de fabrication comme un lieu de

12 À titre d’exemples non exhaustifs, citons le médialab de Sciences Po, cadre d’une grande part des activités de cette recherche, le CoDesign Lab de Télécom Paris, le DensityDesign lab de l’Université Politecnico de Milan, le medialab du MIT, etc.
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problématisation et de développement des questions de recherche (DiSalvo, Lukens, Lodato, Jenkins, & Kim, 2014). En effet, les savoir-faire des designers conduisant rapidement à les identifier auprès de leurs partenaires comme des spécialistes d’un certain type d’instrumentation (lesdits instruments fussent-ils des « diagrammes », des « situations de collaboration », ou encore des « dispositifs interactifs » ) plutôt que comme des interlocuteurs valant pour leur attitude et leur approche méthodologique, un « design de recherche » qui ne prendrait pas lui-même la parole se verrait rapidement exposé à une standardisation de la contribution du design aux démarches de recherche (Ricci, 2019b).
Dans ce contexte, de nombreuses collaborations entre designers et chercheurs en SHS ont progressivement été documentées et commentées (Caviglia, 2013), accompagnées d’une littérature naissante développant les attentes et les objectifs de telles rencontres avec des disciplines précises telles que la sociologie (Lupton, 2018) ou l’anthropologie (Gunn & Donovan, 2016). De la même manière, dans le champ des lettres et sciences humaines, l’ouvrage Digital_Humanities (Anne Burdick;Johanna Drucker;Peter Lunenfeld;Todd Presner;Jeffrey Schnapp, 2012) participe d’un mouvement qui investit le terme de Digital Humanities comme un geste de remise en question des implications politiques et méthodologiques de l’utilisation des technologies numériques par les chercheurs en lettres et en sciences humaines. Les auteurs y utilisent de manière récurrente les termes de projet13 et de design14 pour soutenir une approche des technologies numériques dans la recherche qui ne relèverait pas de la pure instrumentation de méthodes préétablies, mais viserait plutôt à développer le potentiel heuristique des pratiques de conception et de fabrication d’artefacts pour l’élaboration de nouvelles approches intellectuelles vis-à-vis des objets d’étude traditionnels des humanities. Pour ce faire, ils y livrent un plaidoyer pour l’expérimentation de conduites de re-

13 Voir par exemple la section « project as a basic unit ».14 Voir par exemple cette traduction personnelle de l’un des extraits de l’ouvrage : « Le design en dialogue avec la recherche est simplement une technique, mais lorsquʼil est utilisé pour poser et cadrer des questions sur la connaissance, le design devient une méthode intellectuelle. Digital_Humanities est une entreprise basée sur la production dans laquelle les questions théoriques sont testées dans la conception des implémentations, et les implémentations sont des lieux de réflexion et dʼélaboration théoriques. ». Extrait original : « Design in dialogue with research is simply a technique, but when used to pose and frame questions about knowledge, design becomes an intellectual method. […] Digital_Humanities is a production-based endeavor in which theoretical issues get tested in the design of implementations, and implementations are loci of theoretical reflexion and elaboration. » (Anne Burdick;Johanna Drucker;Peter Lunenfeld;Todd Presner;Jeffrey Schnapp, 2012, p. 13).
Introduction
cherche ancrées dans une approche « générative » consistant en la production d’artefacts sur un registre exploratoire et dialogique. Ce plaidoyer est notamment soutenu au moyen d’une série de cas d’étude qui mettent en relation la spécificité des matériaux et des pratiques associées à une démarche de recherche particulière, avec des formes médiatiques (« documentaire de base de données », « objet augmenté », « carte interactive », « jeu vidéo », etc.) à même de les mobiliser selon des modalités d’expérience et d’interaction excédant les formats les plus répandus de la publication de recherche. Cette thèse trouve pour ainsi dire son point de départ problématique dans une forme d’adhésion à une telle démarche en même temps qu’une série d’interrogations. Ces dernières pourraient être condensées à partir de la déclaration suivante :
Il a fallu des décennies pour construire les dépôts numériques de stockage et établir les conventions dʼaccès et dʼutilisation, sans parler de lʼélaboration des outils de communication, de présentation et de publication utilisés par les chercheurs en sciences humaines pour partager et diffuser lʼinformation. Chacun de ces efforts constitue un acte dʼinterprétation. Chaque passage de lʼanalogique au numérique est une traduction qui met en scène une certaine expérience des artefacts rencontrés en ligne […] Lorsque de nouvelles normes sʼétablissent, lorsque de nouvelles procédures et techniques sont naturalisées, les hypothèses peuvent devenir invisibles.  [...] les nouvelles routines qui structurent ce monde de pratique ont le potentiel de devenir aussi sédimentées et automatiques que celles de lʼère de lʼimprimerie, et quand elles le font, elles sonnent le glas des humanités numériques comme une pratique à la fois critique et expérimentale.15 (Anne Burdick;Johanna Drucker;Peter Lunenfeld;Todd Presner;Jeffrey Schnapp, 2012, p. 122)

15Sauf mention contraire, toutes les traductions de ce texte sont des traductions personnelles. Citation originale : « Decades of work were involved in building digital repositories and establishing conventions for access and use, not to mention in developing the communication, presentation, and publication tools upon which humanists relly for information-sharing and dissemination. Each of these undertakings represents an act of interpretation. Every migration from analog to digital is a translation that stages a certain experience of artifacts encountered online […] When new norms establish themselves, when new procedures and techniques become naturalized, assumptions can become invisible. [...] the new routines that structure this world of practice have the potential to become just as sedimented and automatic as those of the print era, and when they do, they sound the death knell for Digital Humanities as a practice that is both critical and experimental. ». 
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Cette ode à l’expérimentation et à la remise en question des normes de partage et de dissémination de la recherche, si elle ouvre une voie évidente pour l’invitation des designers dans les collectifs de recherche, engage à se poser deux séries de questions. Tout d’abord, que sont exactement les « routines […] sédimentées et automatiques » contemporaines mentionnées par cette déclaration, et que leur est-il exactement reproché ? par ailleurs, sont-elles si évidentes qu’on pourrait les comparer à celles d’une « ère de l’imprimé », supposant une dichotomie nette entre un passé « imprimé » stabilisé et un présent « numérique » en voie de stabilisation ? Par corollaire, cela signifierait-il que l’ensemble des mutations à l’œuvre seraient l’expression d’une forme de déterminisme technologique attribué aux seules technologies d’écriture ? Ensuite, en quoi des pratiques entendues comme déjouant les « routines » de la recherche permettent-elles de « rendre visibles les suppositions », et quelles sont les conséquences d’un tel geste pour un collectif de recherche ? Enfin, quels sont les effets de telles démarches en regard desdites routines précédemment mentionnées et comment dialoguent-elles ? Dans un mouvement de recul faisant suite à des textes fondateurs pour le dialogue entre recherche en design et SHS tels que l’ouvrage Digital_Humanities – dont la galerie de projets relève en fait d’une spéculation littéraire et non d’un retour d’expérience – la présente thèse a consisté à faire un double travail d’approfondissement et de mise à l’épreuve empirique de telles positions du point de vue de leurs effets sur les pratiques de publication en SHS.
Il ne s’agit ainsi pas ici de chercher à instituer les prototypes de nouvelles « routines », ou à rechercher une forme de « compatibilité » entre d’une part la spécificité d’expérimentations locales, et d’autre part la généricité de dispositifs industriels de plus grande échelle – bien que ce fût là un projet récurrent dans l’histoire du design et de sa recherche vis-à-vis de la société industrielle, et qu’une partie des expérimentations présentées dans cette recherche touchent de près à cette question. Il ne s’agirait pas non plus de plonger dans une forme d’expérimentation « hors sol » qui ne se soucierait pas des environnements sociaux et épistémologiques

Introduction
dans lesquels les publications évoluent ou des réponses des publics auxquelles elles sont adressées. En tant que démarche de recherche en design, il s’agit plutôt d’une investigation empirique portant sur les effets sociaux, politiques et épistémologiques de l’interaction entre conventions et expérimentations.
Les diverses activités qui ont contribué à la présente recherche m’ont amené à mobiliser un spectre interdisciplinaire de recherches existantes qui déborde – et convoque rarement – la seule littérature de la recherche en design. On y rencontrera de nombreuses recherches conduites dans le champ des Sciences de l’Information et de la Communication, mais également dans ceux de la philosophie du numérique, de l’épistémologie des sciences humaines et sociales, de l’histoire et de la sociologie du livre et des textes scientifiques. Par ailleurs, les champs des media studies et des software studies anglo-saxonnes, bien que développés dans une langue et depuis un environnement institutionnel et culturel différent, sont ici régulièrement mobilisés parce qu’ils sont alignées avec ma démarche, nécessairement interdisciplinaire, d’étude de la dimension matérielle et située des pratiques de publication de recherche.
L’ampleur du périmètre de recherche, la variété et la volatilité actuelle des pratiques de publication en SHS demandaient d’adopter une méthode à même de stabiliser un territoire d’investigation pour le temps de cette investigation. Il eut été possible d’adopter une approche historique ou archéologique en isolant un corpus stabilisé apte à être circonscrit et inspecté, ou encore d’envisager un protocole expérimental inspiré des sciences appliquées, visant à concevoir et à implémenter des dispositifs de publication alternatifs pour ensuite en évaluer les effets sur des sujets à même d’être observés. C’est cependant une démarche autre qui est ici soutenue, mobilisant des pratiques de design comme matériaux pour la conduite d’une enquête aux méthodes, aux produits et aux positionnements hétérogènes. La prochaine partie de cette introduction entend qualifier et situer cette approche méthodologique.
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Une trajectoire d’enquête construite
par une série de dérivations

Les enjeux méthodologiques de cette thèse résident à la fois dans l’actualité de son objet, dans sa dimension réflexive et récursive – expérimenter des pratiques de recherche dans le cadre d’une enquête à propos des pratiques de recherche – et enfin dans le caractère nécessairement interdisciplinaire induit par la problématique des formats de publication en SHS. Pour cela, il était nécessaire de mettre en place une trajectoire méthodologique articulant diverses pratiques de fabrication et d’écriture pour mobiliser localement les matériaux rencontrés dans le cadre de l’enquête autour de chacune des articulations produites par les formats.
Les mutations rapides des enjeux sous-jacents aux pratiques de publication universitaire en SHS ont provoqué une multiplication ininterrompue et effervescente d’expérimentations, de discours et de transformations durant le temps de cette recherche. Ces dernières requerraient de développer des méthodes d’investigation permettant d’analyser des objets nouveaux et évolutifs, mais également de circonscrire et de situer des espaces d’expérimentation appréhendables d’un point de vue matériel et discursif. Par ailleurs, les multiples expérimentations qui ont construit cette recherche m’ont conduit à jouer des rôles distincts en fonction des situations me permettant d’approcher mes objets, prenant tantôt davantage un rôle de concepteur, de développeur, d’enquêteur ou d’auteur. Ces deux difficultés ont demandé d’ancrer la recherche dans des pratiques à même de les situer et de les articuler le temps de l’étude. 
 Dans ce cadre, le champ de la recherche en design offre des ressources pertinentes pour stabiliser et investir des objets d’étude évolutifs, par le moyen de pratiques de conception et de fabrication investies comme des lieux de problématisation et la production d’objets de discussion. Dans un contexte dans lequel la mobilisation de pratiques de design dans les recherches universitaires prend des formes et touche des temps méthodologiques multiples (de Mourat, Ocnarescu, Renon, & Royer, 2015), je m’inscris dans une approche de la recherche en design qui ne cherche pas à stabiliser des méthodes ou des manières de faire re-
Introduction
productibles, mais plutôt à mobiliser les différents savoir-faire offerts par les pratiques de design pour interroger la spécificité et la complexité d’objets d’étude situés (Nielsen et al., 2014). Cette forme de recherche en design permet par ailleurs d’aborder la dimension pluridisciplinaire de la problématique de cette recherche, dans la mesure où elle entend la mobilisation des pratiques de design en recherche comme une activité à vocation intégrative d’un point de vue épistémologique. Il ne s’agit donc pas d’additionner les points de vue et les cadres théoriques des autres disciplines pour informer ou commenter les décisions et les méthodes de projets de design, mais plutôt, de mobiliser les pratiques de design comme une manière de recombiner et de réinterpréter les savoirs produits par ces autres disciplines depuis les situations que les pratiques de design sont en mesure de produire.
La dimension située des activités ici mobilisées trouve par ailleurs une parenté forte avec le mouvement dit des « inventive methods » qui se présente comme un point de rencontre entre pratiques de design et pratiques d’enquête en sciences humaines et sociales (Lury & Wakeford, 2012/2013). À rebours d’une conception qui entendrait la définition de méthodologies d’enquête préétablies comme condition nécessaire d’un geste de recherche universitaire, ce mouvement entend construire un répertoire d’expériences dans lesquelles les méthodes sont construites à partir de la situation dans laquelle elles ont été mobilisées. L’enjeu de telles entreprises relève de l’étude de phénomènes contemporains pour lesquels le paysage des acteurs et des enjeux en présence n’est pas bien identifiable16. Le caractère situé d’une démarche inventive induit alors une forme de rétroactivité avec les situations investies :
Pour résumer : une méthode inventive traite d’un problème spécifique, et est adaptée dans son utilisation en fonction de cette spécificité ; son usage peut éventuellement être

16 « Lʼobjectif directeur de la constitution de cette collection est de fournir une ressource, un inventaire des méthodes ou des dispositifs qui peuvent être utilisés pour mener des recherches explicitement orientées vers une investigation sur lʼouverture du monde social. Nous espérons que les méthodes rassemblées ici permettront dʼétudier diversement lʼévolution du monde social – son caractère actuel, relationnel, sa contingence et sa sensualité. » Original : « The guiding aim in putting together this collection is to provide a resource, an inventory of methods or devices that may be used to conduct research that is explicitly oriented towards an investigation of the open-endedness of the social world. Our hope is that the methods collected here will variously enable the happening of the social world – its ongoingness, relationality, contingency and sensuousness – to be investigated. » (Lury & Wakeford, 2012/2013, p. 2).
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répété, mais la méthode est toujours orientée pour faire une différence. Cette orientation est liée, nous le suggérons, à sa double force […] : c’est-à-dire à la fois à ses ‹ effets constitutifs › et à sa capacité à contribuer à sa propre ‹ circulation générative ›.17 (Lury & Wakeford, 2012/2013, p. 11)
Une telle approche implique un certain rapport à l’élaboration des connaissances qui se voit située et qualifiée par les pratiques sur lesquelles elle repose : dans le cadre de cette recherche, une grande partie d’entre elles relève de la fabrication. Or, à ce propos, l’anthropologue Tim Ingold nomme « art de l’enquête » ce par quoi un praticien « laisse la connaissance croître à la faveur d’une observation et d’un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l’entourent » (Ingold, 2013/2017, p. 31). Faisant suite à la philosophie de Gilbert Simondon qui concevait systèmes individuels, sociaux et techniques comme mus par une dynamique de formation commune et réciproque (Simondon, 1964/2005), il soutient une approche dans laquelle faire n’est pas l’instrument d’un projet à même de réaliser une idée préconçue selon une conception hylémorphique – assimilant la fabrication à l’imposition d’une forme à une matière inerte – mais plutôt comme un processus de croissance commune permettant au praticien de « s’insérer dans les processus déjà en cours » (Ingold, 2013/2017, p. 60) et ainsi en tirer une connaissance de l’intérieur vis-à-vis de la matière avec laquelle il interagit. La matière en question n’est pas ici entendue exclusivement dans le sens d’une physicalité brute mais également dans celui de « l’organisation sociale et historique d’êtres humains qui, en s’appropriant cette physicalité pour leurs propres fins, sont supposés projeter sur elle leur propre projet de signification […] » (Ingold, 2013/2017, p. 71). Ainsi, en tant qu’art de l’enquête, la pratique de la fabrication s’inscrit dans une démarche qui ne dissocie pas la prise de connaissance des objets rencontrés de l’échange avec ces derniers.
En correspondance avec l’art de l’enquête soutenu par Ingold – mais à propos de pratiques de fabrication radicalement différentes car orientées vers les technologies numériques – le mouvement dudit « critical making »

17 Citation originale : « To summarize: an inventive method addresses a specific problem, and is adapted in use in relation to that specificity; its use may be repeated, but the method is always oriented to making a difference. This orientation is linked, we suggest, to its double force […]: that is, to both its ‘constitutive effects’ and its capacity to contribute to its own ‹ generative circulation ›. »
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expérimente des formes de mobilisation des pratiques de fabrication et de design tournées vers une contribution à des dynamiques d’enquête plutôt que vers la recherche de solutions préférables à des problèmes établis. La notion de critical making – que je traduirais ici par fabrication critique – initialement proposée par le chercheur en sciences de l’information Mark Ratto (Ratto, 2011), désigne une pratique conjointe de la fabrication de dispositifs matériels et de la discussion universitaire. Il s’agit alors de traduire – et non de transposer – des concepts dans des dispositifs matériels, non pas pour faire office d’illustration ou d’application des théories dites critiques, mais plutôt pour articuler, selon le registre d’un dialogue et d’un déplacement mutuel, des pratiques matérielles et des pratiques discursives.
Le choix d’une approche ancrée dans la fabrication critique n’est par ailleurs pas indifférent à l’objet de cette thèse – la publication des recherches universitaires – et sa dimension réflexive. Dans une thèse en études culturelles portant sur la monographie savante, Janneke Adema propose une redescription de l’histoire du livre qui ne dissocie pas pratiques « matérielles » (les pratiques du livre en tant que phénomène de production, social et incarné) et pratiques « discursives » (les pratiques du livre en tant qu’activités de formulation et d’échange de propositions, hypothèses, et autres arguments) portées par la recherche universitaire et l’historiographie du livre (J. Adema, 2015). Elle re-conceptualise alors l’histoire du livre elle-même comme l’un des acteurs à l’œuvre dans la transformation des institutions et des pratiques, s’appuyant notamment sur les pratiques du livre d’artiste comme un témoin situé des modalités d’interaction à la fois matérielle et discursive avec le livre en général (Janneke Adema & Hall, 2013). L’activité de recherche se présente alors, quant à elle, à la fois comme une activité d’enquête et comme une activité politique qui conduit à « repenser à travers la praxis critique les discours dominants et les attendus établis » (Janneke Adema, 2012a).
La place de la fabrication dans les pratiques de recherche a été par ailleurs fortement rendue visible par les nouveaux types d’instrumentation numérique mis à disposition des chercheurs en SHS précédemment évoqués dans cette introduction. Le champ des Digital Humanities ou humanités numériques précédemment mentionné représente un assem-
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blage hétéroclite de pratiques de recherche se retrouvant dans le projet de renouveler les modalités de recherche en lettres, arts et sciences humaines, et dans lesquelles le design occupe une place croissante. L’hétérogénéité des humanités numériques se traduit dans la diversité des descriptions et des typologies qui tentent de rendre compte de la diversité de pratiques associées à cette expression. En ce sens, il n’est pas étonnant de voir que ces typologies sont autant de programmes – parfois divergents – qui tentent de définir les humanités numériques selon des projets épistémologiques et politiques spécifiques. Dans un article datant de 2010, l’universitaire suédois Patrick Svensson (Svensson, 2010) retrace l’existence juxtaposée d’une diversité de « pays » (lands) à l’intérieur des humanités numériques, décrivant le champ comme un « paysage » (landscape) davantage que comme une discipline définie, qu’il caractérise selon une diversité de relations entre pratiques de recherche et technologies numériques. À l’intérieur des humanités numériques, ces relations sont tantôt entendues et pratiquées comme la possibilité de nouveaux outils pour des questions et des corpus établis, l’apparition de nouveaux objets d’étude nativement numériques, l’opportunité de nouveaux médiums d’expression et d’écriture, l’instauration de nouvelles formes de « laboratoires » et de modes de collaboration (ce point a été abordé précédemment), enfin comme des opportunités pour de nouvelles initiatives relevant de l’activisme et de l’hybridation entre pratiques artistiques et universitaires. 
Dans ce dernier cadre, l’artiste et historienne Johanna Drucker conceptualise alors la pratique de la fabrication dans les humanités comme un effort qui est à la fois épistémologique et politique, dans la mesure où il consiste à contester la domination des logiques issues du formalisme mathématique dans le cadre des pratiques des sciences humaines (Johanna Drucker, 2009). Les textes de Drucker sont mus par un combat contre l’horizon totalisant de la connaissance qui serait induit par la poussée des technologies numériques. Selon l’auteure, ces dernières favoriseraient une approche objectiviste des savoirs étrangère à la culture des sciences humaines et des lettres. Drucker y répond par un appel à la pratique et à l’implémentation de dispositifs numériques attentifs au caractère sensible et situé de l’activité d’interprétation propre aux humanités. Le concept d’aesthesis, construit en opposition à la mathesis cartésienne, se
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présente alors à la fois comme une attitude, un ensemble de pratiques, et un argument mobilisé en destination d’une bataille opposant les différentes conceptions de la connaissance impliquées par le développement des technologies numériques :
Dans la mesure où la forme permet au sens dʼapparaître à la sensibilité, pour paraphraser Aristote, le rôle de lʼesthétique est dʼéclairer les manières dont les formes de connaissance provoquent lʼinterprétation. Dans la mesure où la logique formelle des environnements informatiques valide les applications instrumentales de gestion et de création dʼartefacts numériques, le jeu imaginatif est crucial pour que cette logique nʼaffirme pas une autorité totalisatrice sur le savoir et ses formes. L’Aesthesis, à mon avis, nous permet dʼinsister sur la valeur de la subjectivité qui est au cœur des artefacts esthétiques – des œuvres dʼart au sens traditionnel du terme – et de placer cette subjectivité au cœur de la production du savoir.18 (Johanna Drucker, 2009, p. xiii)
Les approches proposées par des figures telles que celle de Johanna Drucker pour les activités de design dans les humanités numériques sont puissantes et engageantes, mais ne sont pas exemptes de paradoxes. Tout d’abord, elles me semblent maintenir une forme de primauté pour la figure d’autorité du chercheur en humanités, réduisant le design à une nouvelle forme d’instrumentalité, fut-elle au service de paradigmes épistémologiques non-positivistes et centrés sur la « subjectivité de la production du savoir ». En faisant précéder la collaboration d’un discours proposant par avance les finalités et les effets des pratiques de fabrication, elles échouent à prendre en compte les dimensions collectives et interdisciplinaires qui sont impliquées par les expérimentations en humanités numériques19, et affaiblissent la capacité de la collaboration à produire des déstabilisations et des hybridations authentiques. Par ailleurs, ces ap-

18 Citation originale : « Insofar as form allows sense to appear to sentience, to paraphrase Aristotle, the role of aesthetics is to illuminate the ways in which the forms of knowledge provoke interpretation. Insofar as the formal logic of computational environments validates instrumental applications regarding the management and creation of digital artifacts, imaginative play is crucial to keeping that logic rom asserting a totalizing authority on knowledge and its forms. Aesthesis, I suggest, allows us to insist on the value of subjectivity that is central to aesthetic artifacts – works of art in the traditional sense – and to place that subjectivity at the core of knowledge production. »19 Voir par exemple (Johanna Drucker, 2014b), et la critique de ce texte effectuée par Gary Hall (G. Hall, 2016, p. 214).
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proches s’inscrivent dans une représentation dichotomique de l’utilisation des technologies numériques dans la recherche en SHS qui résiste mal à la complexité des situations et des pratiques effectives : elles opèrent un partage manichéiste entre d’un côté un usage instrumental de la computation forcément imputable à une culture ingénierique totalisante, et de l’autre une « culture de l’interprétation humaniste » clairement établie, et englobant de manière indistincte l’ensemble des chercheurs en Humanités sans reconnaître la richesse et la diversité des méthodes, des cadres épistémologiques et des projets intellectuels qui les sous-tendent20. Enfin, dans le même temps, de telles approches ne semblent pas se départir d’une culture de la projection très apparent dans l’ouvrage Digital_Humanities que j’ai mentionné précédemment : cette dernière pose problème quant à la possibilité de laisser une place aux multiples imprévus, désorientations et accrocs suscités par l’expérience du faire dans les activités des chercheurs (Thély, 2014).
Afin de qualifier des positions soutenables pour le design vis-à-vis du mouvement des humanités numériques, des chercheurs issus de la discipline en sont venus à faire une série de propositions et de récits d’expérience. Le numéro spécial de Décembre 2015 de la revue de design Visible Languages intitulé « Critical Making: Design and the Digital Humanities » déploie un panorama d’expériences et de projets se revendiquant des humanités numériques dont plusieurs seront analysés dans cette thèse21. Dans le champ français, le chercheur en design Anthony Masure publie en Novembre 2017 un essai intitulé Design et Humanités Numériques qui se présente comme un « examen des conditions de production et de transmission des savoirs depuis des pratiques d’environnements numériques potentiellement ouverts à la recherche en design » (Masure, 2017b, p. 11). L’enjeu est alors de définir les modalités selon lesquelles des pratiques de design pourraient « œuvrer à diversifier ce qui est déjà là » (Masure, 2017b, p. 12) et « dérouter les attendus productifs des environnements numériques » (Masure, 2017b, p. 146) plutôt que de mener à bien une contribution de l’ordre du service ou de l’instrumentation – fut-elle sur le registre d’une matérialisation des arguments et des interpréta-

20 On pourra notamment se référer à la critique détaillée proposée par Katherine Hayles à propos des problèmes inhérents au positionnement de Johanna Drucker (Hayles, 2016, p. 74).21 Outre l’un de ces articles (p. ) dont je suis le co-auteur à propos de mon enquête sur l’Enquête Sur les Modes d’Existence (p. ), on y retrouvera notamment un récit d’expériences du projet Vectors (p. ), analysé dans le chapitre 3 (p. ) de cette thèse.
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tions des chercheurs en SHS, comme le soutiennent des auteurs tels que Drucker – auprès de pratiques de recherche prédéfinies. Ces productions participent du corpus de recherche auquel cette thèse entend contribuer.
Il faut alors positionner une telle démarche dans le cours des transformations de la publication en Sciences Humaines et Sociales. Une multitude de préfixes sont aujourd’hui utilisés, à la fois dans le champ des pratiques de design et dans celui des pratiques discursives des SHS, pour tenter de décrire les conditions socio-techniques de la production des connaissances contemporaines. Les études culturelles portant sur les technologies numériques furent marquées au tournant du siècle par le préfixe neo- et dominées par les textes inscrits dans le champ desdites « new media studies » (Manovich, 2001/2010). Elles ont cependant été rapidement contrebalancées par un mouvement de prise de recul vis-à-vis des transformations technologiques récentes, entendant critiquer des discours qui articuleraient trop rapidement ruptures et continuités entre un passé souvent décrit de manière excessivement homogène, et un présent surinvesti de promesses et d’attentes, ainsi que l’a notamment accompli le travail de la théoricienne des médias Lisa Gitelman (Gitelman, 2006). Dans ce cadre, pour décrire la situation présente, depuis quelques années, le préfixe « post » semble être doté d’une meilleure fortune et des vocables tels que ceux d’édition « post-digitale » (Ludovico, 2016), d’« esthétique post-digitale » (Postdigital Aesthetics: Art, Computation And Design, 2015), voire d’« humanités post-digitales » (D. M. Berry, 2014) se sont développés pour rendre compte du caractère diffus et multiple des relations qui se tissent entre les technologies numériques et nos expériences quotidiennes. Le terme est alors employé selon des perspectives divergentes. D’une part, il est mobilisé pour désigner la situation d’hybridation contemporaine dans laquelle la mort annoncée des « anciens médias » n’a finalement pas eu lieu, et invite à une forme de déflation discursive vis-à-vis des promesses de révolution des technologies computationnelles. D’autre part et selon une logique inverse, le concept de « post-digital » est aussi utilisé pour insister sur le caractère pervasif et intégré des technologies numériques dans nos sociétés et nos vies, qui conduit à refuser de les considérer comme un « domaine » ou un « secteur » identifiable, pour plutôt en faire une matrice simultanément omniprésente et
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de plus en plus invisible. Ainsi, chez David Berry, qui s’inscrit dans cette dernière approche, le terme « d’esthétique post-digitale » désigne également une forme de méfiance vis-à-vis d’une importance exagérée donnée aux « surfaces » et aux écrans dans les études culturelles du numérique, auquel il préfère une approche plus attentive aux procédures et aux mécanismes logiques inhérents aux technologies numériques (D. M. Berry, 2015). Dans tous ces cas, il s’agit de questionner et de complexifier l’étude des technologies numériques en tant que phénomène historique et esthétique. De telles approches sont pertinentes, mais restent tournées vers un débat de périodisation historique qui n’est pas le sujet central de cette recherche, et ancrent – peut-être malgré elles – toute activité de recherche qui s’en revendiquerait dans un rapport en dernière analyse duel, entre les technologies numériques et leur autre. Elles peuvent convenir à la description ex-post des mutations observées et au raisonnement historique et philosophique, mais ne sont pas suffisantes pour constituer un autre cadre méthodologique permettant d’approcher l’actualité et le caractère protéiforme de l’objet de cette enquête.
L’usage du préfixe « re- » apparaît alors comme une attitude de prudence et d’exigence empirique vis-à-vis des concepts et des objets rencontrés, ne présupposant pas une compréhension claire de la dimension historique de la situation et insistant sur les pratiques et leur contexte. Il est intéressant de noter que les pratiques de répétition ou de reproduction sont fortement mobilisées dans les études ayant trait aux médias en général et à l’histoire du livre en particulier. Les travaux sur la matérialité des livres et la sociologie des textes, portés notamment par Donald McKenzie dans le champ anglophone et Chartier dans le champ francophone, se fondent pour une grande part sur les rééditions de textes22 qui permettent d’observer les écarts intervenant dans les diverses formes de présentation d’un même « contenu » à différents publics, différentes époques, et sous différentes formes. Il en est de même avec les recherches plus récentes comme celles de Jérôme McGann dont la pratique de réédition critique de l’œuvre de Dante Gabriel Rossetti l’a conduit à reconstruire une toute nouvelle théorie du texte (J. McGann, 2004). Sur un registre plus récent, dans le champ des sciences sociales, des courants de

22 On pourra citer par exemple l’étude effectuée par Roger Chartier sur les rééditions de la Brevísima relación de la destrucción de las Indias écrite par le frère dominicain Las Casas au siècle d’or (Manzini, 2015), ou celles des rééditions de l’œuvre du William Congreve par Donald McKenzie (McKenzie, 2002).
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recherche tels que celui des méthodes d’interface s’interrogent sur les modalités de reprise de méthodologies de recherche préexistantes en regard d’objets d’étude nouveaux (Marres & Gerlitz, 2015), alors que la formation du réseau de recherche britannique « Re- » se focalise sur les implications et les enjeux de la répétition dans un large ensemble de disciplines et de questions de recherche (« ‘Re-’ Interdisciplinary Network », 2018), ou encore le rapport de la reproduction aux relations entre répétition et invention. Il y est tout autant question des publics et collectifs impliqués par un acte de réinvestissement ou de reproduction, des transformations incidentes des valeurs impliquées par un tel geste23. Dans le champ de l’étude des médias numériques, alors que le critique d’Art Nicolas Bourriaud percevait dès 1998 l’émergence d’une « mutuelle des formes » dans les pratiques de l’échantillonnage et du sampling (Bourriaud, 1998), les travaux d’Eduardo Navas sur le remix musical traitent également de la question de la répétition et de la reprise, ainsi que de leurs implications pour la constitution de la culture contemporaine à l’ère des réseaux numériques de communication. Navas envisage ainsi le remix à la fois comme un objet d’étude et comme un outil méthodologique (Navas, 2012). Dans un contexte saturé de promesses, d’appel au progrès et d’urgence vis-à-vis de la future « nouvelle grande transformation » technologique, ces pratiques d’investigation visent à enrayer une certaine perspective téléologique pour poser l’attention sur les variations et les ratés, et permettent de ralentir voire de mettre en suspens les attentes24. La pratique de fabrication critique ici mise en œuvre s’inscrit alors dans un projet de dialogue matériel-discursif tout autant que de défamiliarisation.
Dans l’éventail des opérations portant la marque du re-, les gestes et les pratiques d’enquête effectués dans ce texte seront relatés sur le registre de la reconstitution. La reconstitution n’est pas entendue ici sur le mode d’une « reconstitution performée » (Caillet, 2013) visant à effectuer la performance seconde d’un événement connu, mais plutôt comme l’assemblage d’un ensemble de matériaux à même de rendre compte d’un pro-

23 Ainsi des valeurs citées : « statut, légitimité, continuité, autorité, participation, iden­tité, […] ». Pour un inventaire plus approfondi voir également (Holzhey & Wedemeyer, 2019).24 Cette approche trouverait également de nombreuses résonnances avec le mouvement hétérogène de l’archéologie des médias, non exploré en tant que tel dans le cadre cette recherche.
Le vacillement des formats
blème ou d’une « scène » – si ce n’est de crime, du moins d’enquête – aux composants hétérogènes. Il s’agit ainsi de mobiliser une diversité hétérogène d’activités d’enquête adaptées au design – allant de l’expérimentation d’instruments d’interprétation spécifiques à des données de terrain, à la stabilisation d’artefacts expérimentaux d’écriture et d’édition utilisés comme lieux d’élaboration critique, en passant par une pratique conjointe de curation de corpus et de conception graphique et computationnelle – qui ré-assemblent les diverses parties prenantes du vacillement du format de la publication en SHS pour être en mesure d’en qualifier les effets.
L’hétérogénéité des opérations de reconstitution mises en œuvre dans cette recherche et sa temporalité nécessitent par ailleurs l’utilisation d’un deuxième concept pour décrire leur articulation. Linguistiquement, l’ajout du préfixe re- aux pratiques productives qui sont d’habitude le souci du design, relève d’un procédé de dérivation, qui consiste dans ce cas à ajouter un affixe à un morphème lexical d’origine (« Dérivation », 2012). Ainsi entendus, les différents temps de la présente recherche pourront être compris comme une série de dérivations – et non de dérives – successives, aptes à construire une approche plurielle du format de la publication en SHS via la remobilisation et la reprise d’un ensemble d’éléments – techniques, esthétiques, méthodologiques – à travers une série de situations. Dans le contexte d’un ouvrage portant sur les méthodes de recherche interdisciplinaires, le chercheur Carl DiSalvo a décrit la dérivation – au sens de la pratique qui consiste à obtenir quelque chose à partir de quelque chose – comme une opération propre au design dans sa capacité à constamment remettre en jeu les méthodes avec lesquelles il dialogue, du fait de l’activité abductive qu’implique la conduite d’expérimentations matérielles. La dérivation opérée par le design participe d’une « logique inventive » (DiSalvo, 2018) qui peut parfois déstabiliser l’effort de recherche dans la mesure où elle conduit nécessairement à la déstabilisation et à l’hétérogénéité. Mais la dérivation est aussi une manière de
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constituer une problématique de recherche par des pratiques de design elles-mêmes entendues en tant que fabrication-comme-enquête :
Peut-être qu’une des valeurs des méthodes de design dans les sciences humaines et sociales relève de la manière dont le design nous permet de dériver des problèmes. Les interprétations, les significations produites par le design ne sont pas le moyen de régler des problèmes, mais plutôt de les matérialiser eux et leurs facteurs signifiants. De cette manière, dériver relève d’un double sens qui désigne à la fois le processus de dérivation et la source depuis laquelle quelque chose est dérivée, son origine. Plutôt que de produire les fins de l’enquête, les méthodes de design en produisent le point de départ. Dériver n’est pas qu’un processus, mais un effort expérientiel, un évènement qui permet la fabrication de problèmes productifs […]. Il y a un aspect narquois dans ceci. Le design, dans ce contexte, ne relève pas de l’utilisabilité, de l’utilité ou même de la désirabilité. Ce que nous dérivons du design, comme un mode de fabrication-comme-enquête, ne sont pas des solutions, mais plutôt des glitches productifs, des difficultés et des complications.25 (DiSalvo, 2018)
L’écriture et la présentation de cette thèse opère alors comme une forme de dérivation seconde qui tente de faire sens avec les différents temps de reconstitution de cette recherche, associés à divers lieux d’articulations entre les multiples dimensions des formats de publication en SHS. La reconstitution est donc ici entendue à la fois comme une activité matérielle et comme une activité discursive, dont il s’agit maintenant de détailler les dérivations successives.

25 Citation originale : « Perhaps one value of designerly methods in the humanities and social sciences is the extent to which the endeavour of designing enables us to derive problems. The interpretations, the meanings produced through design are not means of settling concerns, but rather of materializing them and their significant factors. In this way, the derivation takes on its double meaning of both the process of deriving and the source from which something is derived, its origin. Rather than designerly methods producing the ends of inquiry, maybe they produce its starting point. Deriving is not merely a process, but an experiential endeavour, an event that enables productive problem-making (Wilkie 2014). There is a quizzical aspect of this. Design, in this context is not about usability, usefulness or even desirability. What we derive from design, as mode of making as-inquiry, are not solutions, but rather productive glitches, difficulties and complications. »
Le vacillement des formats

Écrire avec les matériaux de la recherche

La thèse élaborée ici est la trace d’un ensemble d’activités diversifiées articulées au service d’une contribution qui se veut à la fois discursive et matérielle. Elle se présente comme une série de dérivations à la rencontre des multiples facettes des formats de publication, dans lesquelles les expérimentations de reconstitution par le design conduites durant le temps de la recherche ont agi comme des matériaux nourrissant la pratique de l’écriture. La dernière itération de cette série de dérivations est la proposition conceptuelle située de « format vacillant », qualifiée dans la conclusion de la thèse à partir des différentes expériences qui ont constitué cette enquête. Cette proposition conceptuelle n’est pas à entendre comme l’aboutissement ou la synthèse théorique des investigations sur le point d’être mobilisées ici, mais davantage comme la dernière dérivation d’un cheminement ayant continuellement fait alterner expérimentation et stabilisation, pratiques de fabrication (numérique) et pratiques discursives. 
Il s’agit maintenant de présenter l’organisation des différents chapitres de cette thèse. Parmi les multiples activités qui ont contribué à l’écriture de ce document, mon expérience d’observation participante au sein du projet Enquête sur les Modes d’Existence, commencée dès le sixième mois de ma recherche doctorale, a été fondatrice à de nombreux égards et a orienté l’ensemble des investigations ultérieures. D’autre part, les expérimentations que j’ai conduites à la suite et dans la continuation de ce premier terrain, ont marqué le début d’une activité de fabrication de logiciels très lourde qui aura demandé plusieurs années de développement et a couru parallèlement à toute l’écriture de ce texte. Cependant, les chapitres ne sont pas organisés selon le déroulement chronologique de cette recherche, mais plutôt selon une logique qui consiste d’abord à analyser, dans un premier temps, les différents formats qui affectent la matérialité de la publication en SHS dans son ensemble, pour ensuite se concentrer progressivement sur des pratiques expérimentales dans lesquelles des chercheurs travaillent les formats de publication en fonction
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des recherches et des enquêtes conduites. Ainsi, les chapitres 1, 2 et 3, mobilisent une série d’investigations portant sur les dimensions institutionnelles, techniques et méthodologiques qui encadrent les pratiques de publication des chercheurs en SHS – le chapitre 3 (p. ) opérant comme une transition avec le temps suivant. Les chapitres 4 et 5, eux, correspondent à des situations dont j’ai pu avoir une expérience de première main et abordent des cas d’expérimentation matérielle situées et spécifiques pour interroger l’effet de ces dernières sur les discours, les pratiques et les dynamiques de formation des collectifs de recherche.
 Le premier chapitre vise à situer cette enquête dans le champ hétérogène et parfois conflictuel des Sciences Humaines et Sociales sur un plan social et épistémologique, puis à aborder la question de la publication des recherches de ce champ dans ses diverses dimensions. Cette dernière est ainsi articulée avec les notions d’édition, de document et de public, qui chacune impliquent des modalités de vacillement différentes pour la matérialité des pratiques de recherche. Chacune de ces articulations se trouve étayée au moyen de travaux existants relevant principalement des Sciences de l’Information et de la Communication et de la sociologie des sciences, avant d’être mise en relation avec une série de déstabilisations qui produisent des vacillements multiples dans la manière dont les chercheurs articulent leurs pratiques de recherche avec leurs pratiques de publication. Les notions et enjeux développés dans ce chapitre visent à situer les objets des investigations relatées dans les chapitres ultérieurs et à élaborer des premiers équipements conceptuels pour leur étude.
Le second chapitre porte sur la relation entre la matérialité des documents issus de la publication et le développement des technologies numériques d’écriture pour les processus éditoriaux. Il prend pour objet central les formats de données en usage dans l’édition des textes de recherche en SHS, et revient sur la médiation qu’ils opèrent entre les pratiques d’écriture des chercheurs et les multiples pratiques éditoriales qui rendent possible la publication. Il s’agit, par le truchement de cette articulation technique, d’interroger l’influence des pratiques de conception sur les pratiques d’écriture, en retraçant l’histoire de la sédimentation d’un certain modèle de conception voulant séparer « contenus » et « pré-
Le vacillement des formats
sentation » dans la fabrication des systèmes éditoriaux. Je développe l’hypothèse selon laquelle les technologies éditoriales et les formalismes qu’elles impliquent construisent un sujet d’écriture spécifique, qui favorise, chez les chercheurs, certaines attitudes vis-à-vis de la pratique de l’écriture pour la publication, au détriment d’autres. Ce chapitre est construit sur la base d’une enquête historique et théorique sur les formats de données éditoriales, équipée d’outils conceptuels issus principalement des media studies anglo-saxonnes, de l’histoire du livre et de la bibliographie matérielle, et de l’ingénierie des contenus numériques.
Le troisième chapitre porte sur la relation entre pratiques d’enquête et pratiques d’écriture et ses implications pour la constitution socio-technique des collectifs de recherche en SHS contemporains. Cette relation est étudiée parce qu’elle implique un facteur de déstabilisation intrinsèque à l’activité de recherche en SHS pour les formats de publication et leur institution sociale et technique. Dans un premier temps, il s’agit d’interroger comment la stabilisation de techniques d’écriture reconnaissables construit des modalités de véridiction différenciées à l’intérieur des communautés savantes hétérogènes des SHS. Il faut ensuite étudier comment ces pratiques dialoguent avec les nouvelles possibilités de mobilisation des pratiques d’enquête dans la publication offertes par le développement des technologies numériques. Pour ce faire, le chapitre se fonde sur un travail empirique de sélection, de classification et de documentation ayant abouti à la constitution d’un corpus d’expérimentations portant sur l’écriture numérique de l’enquête. Il interroge ensuite le rôle des pratiques de conception et de fabrication dans la stabilisation de certaines de ces expérimentations : à partir d’une étude de cas dans le contexte américain, il s’agit d’explorer les attentes, les enjeux et les problèmes posés par une logique de « changement d’échelle » (scaling up) depuis des expérimentations conduites au plus près de la spécificité de diverses démarches de recherche (via l’étude de la revue Vectors) vers des plateformes d’écriture stabilisées (via l’étude de la plateforme Scalar). Ce chapitre tente en ce sens d’articuler le concept sociologique de format d’écriture avec les dynamiques de stabilisation socio-technique à l’œuvre dans l’élaboration matérielle de nouvelles technologies d’écriture. Il s’agit de comprendre comment des pratiques de fabrication
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dialoguent avec des pratiques d’écriture afin de construire, sur le registre d’une stabilisation partielle, de nouveaux horizons de pratique pour l’écriture, la lecture et l’édition.
Le quatrième chapitre de la thèse porte sur les conséquences sociales et politiques de la conduite de démarches de publication expérimentales, et la manière dont les formats institués par de telles démarches dialoguent avec collectifs auxquels ils sont adressés. Ainsi, il vise à comprendre comment des formats spécifiques et situés dialoguent avec les formats plus répandus pratiqués par les publics et les pairs auxquels elles s’adressent. Pour ce faire, il se fonde sur l’étude approfondie du projet Une enquête sur les modes d’existence (Latour, 2012b), démarche de philosophie empirique conduite par Bruno Latour et son équipe depuis le médialab de Sciences Po et entendant mobiliser une infrastructure de publication distribuée – constituée d’interfaces web, d’éditions imprimées, de rencontres et performances physiques – pour développer une enquête collective. Cette dernière réunit à la fois des pairs issus de plusieurs disciplines et des membres du public général dans l’écriture d’un répertoire commun d’expériences ayant trait à la modernité occidentale. L’infrastructure de EME est mise en public en 2013, avant même que son dispositif de publication et de participation soit totalement terminé du point de vue de sa conception et de son développement technique, entraînant divers débats, frictions, bifurcations et transformations à la croisée des divers intérêts ayant poussé des individus et des institutions à s’y impliquer. Mon enquête en situation d’observation participante commence début 2014, au moment où le projet se déploie pleinement et commence à être l’objet de retours et d’appropriations. Elle est l’occasion de multiples pratiques de fabrication d’instruments interprétatifs (visualisation de données numériques, reconstitution de la réception de l’interface, mise en relation d’extraits d’entretiens) mais aussi d’une immersion dans la vie du projet au moment où il est le plus dense du point de vue des rencontres et autres ateliers physiques compris dans son déroulement. Au contact des traces relatives à la réception et à l’implication des publics dans l’Enquête, mon activité consiste à définir les modalités de constitution de ce collectif composite et les interactions entre l’enquête philosophique au cœur du projet et les divers effets que ses
Le vacillement des formats
formats ont produit sur la conduite et la constitution de l’enquête collective. Il s’agit ainsi d’enquêter sur les modalités de construction d’un « public » hétérogène impliquées par la fréquentation de formats élaborés en fonction de situations de recherche singulières. 
Le dernier chapitre de la thèse, enfin, vise à décrire les effets des démarches de design relatives à l’équipement des pratiques de publication en SHS sur le rôle et l’attention donnée à la matérialité dans les collectifs de recherche contemporains. Pour ce faire, il se fonde sur les situations de fabrication de moyens de publication expérimentaux que j’ai conduites dans le cadre de cette enquête. Ces situations, construites au fil d’une série d’expérimentations – parfois motivées directement par des collaborations avec d’autres chercheurs et designers, et parfois dérivées de questionnements soulevés par les terrains – ont consisté à simultanément perturber les articulations qui relient pratiques d’enquête, d’écriture et d’édition dans le cadre de situations de publication spécifiques, et à en stabiliser certaines via la production de modules techniques et de logiciels libres réutilisables. Ce faisant, ces expériences dessinent également des hypothèses sur les contributions scientifiques que l’on peut attendre des interventions de design dans les collectifs des SHS. Il s’agit en ce sens de qualifier à la fois les effets méthodologiques d’une trajectoire de dérivation entre des situations de fabrication successives, et d’interroger le statut social et épistémologique des modules, logiciels et éditions qui en sont le produit. À l’intersection entre écriture, édition et fabrication, l’enjeu de ce chapitre est donc de contribuer à l’équipement matériel et conceptuel de pratiques de publication-comme-enquête.
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements

Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales
au prisme de leurs vacillements

« Revue », « monographie », « actes de conférence ». Voici quelques exemples des noms qui se réfèrent à des formats éditoriaux de la publication de recherche. Ces noms évoquent un cadre commun pour la pensée, la lecture et lʼécriture, reliant des institutions, des infrastructures et des pratiques spécifiques. Cependant, loin de constituer des signifiants stables et consensuels, ils embarquent également des représentations multiples, des programmes d’action divergents et des attentes différenciées selon les disciplines, les pays et les écoles de pensée. De plus, quand on les confronte aux objets contemporains auxquels ils se rapportent, une certaine dissonance peut rapidement se faire ressentir. Une « revue universitaire » est-elle encore une « revue » lorsquʼelle est de moins en moins affectée par sa périodicité, et de plus en plus diffusée et manipulée à l’échelle de ses articles ou citations ? Lʼexpression « actes de conférence » est-elle encore pertinente lorsquʼelle désigne la publication en ligne dʼenregistrements audio ou vidéo ? Quʼest-ce quʼun « livre universitaire » lorsque cette expression désigne des objets allant de collections de divers fragments et extraits trouvés sur le web à des compositions.epub destinées à des liseuses électroniques ? Les noms semblent alors, au moins pour ces cas-là, plus stables que les pratiques et les dispositifs matériels quʼils désignent.
Le vacillement des formats
En ce sens, la difficulté à nommer et identifier des pratiques plurielles et en constante évolution ne se repère nulle part ailleurs plus limpidement que dans la fabrication de la loi. Ainsi, par exemple, en 2016, l’article 30 de la Loi pour une République Numérique marquait une étape décisive dans le cadre du mouvement pour l’accès ouvert aux publications de recherche – sur lequel je reviendrai – en proposant un nouveau cadre légal pour le partage des travaux édités dans des contextes universitaires. Dans ce contexte, ce dernier instituait le droit pour tout chercheur travaillant sur financement public de partager en ligne un « écrit scientifique » publié par ses soins dans une publication périodique, qu’elle soit en accès ouvert ou pas, après une période d’embargo1. Outre les enjeux soulevés par une telle disposition, cette occasion a contraint le législateur à définir et nommer un ensemble divers et mouvant de pratiques, qui ne manquent pas de questionner l’état actuel des pratiques de publication en SHS, ses frontières et ses modalités. Elle demande ainsi de définir par exemple ce que l’on entend par « écrit scientifique » : limiter un tel type de disposition à l’écrit supposerait-il que seul ce mode de communication serait éligible au statut de production « scientifique » ? Par ailleurs, comment différencier les écrits proprement scientifiques de publications dites de « vulgarisation» ou « grand public », dans un contexte de multiplication et de porosité croissante entre les canaux et les types de communication à la disposition des chercheurs ? Enfin, de quelle « version finale acceptée pour publication » parle-t-on ? Cette expression intègre-t-elle la mise en page effectuée avant la validation du « bon-à-tirer » (BAT)2 ou le « manuscrit » envoyé par l’auteur ? Comment un tel choix

1 Extrait de la loi en question : « Art. L. 533-4.-I.-Lorsquʼun écrit scientifique issu dʼune activité de recherche financée au moins pour moitié par des dotations de lʼEtat, des collectivités territoriales ou des établissements publics, par des subventions dʼagences de financement nationales ou par des fonds de lʼUnion européenne est publié dans un périodique paraissant au moins une fois par an, son auteur dispose, même après avoir accordé des droits exclusifs à un éditeur, du droit de mettre à disposition gratuitement dans un format ouvert, par voie numérique, sous réserve de lʼaccord des éventuels coauteurs, la version finale de son manuscrit acceptée pour publication, dès lors que lʼéditeur met lui-même celle-ci gratuitement à disposition par voie numérique ou, à défaut, à lʼexpiration dʼun délai courant à compter de la date de la première publication. Ce délai est au maximum de six mois pour une publication dans le domaine des sciences, de la technique et de la médecine et de douze mois dans celui des sciences humaines et sociales. » (État français, 2016).2 À l’intersection entre les secteur de l’édition, de la prépresse et de l’imprimerie, le BAT est la validation contractuelle d’une épreuve destinée à l’impression massive. Elle atteste, de la part du client d’un imprimeur, que tous les éléments de son projet éditorial sont conformes à ses intentions et que l’imprimeur peut donc commencer la reproduction industrielle des exemplaires.
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
affecte-t-il – ou révèle-t-il – le rôle donné aux dimensions graphiques et matérielles des publications de recherche dans le contexte contemporain ? De telles ambiguïtés signalent la diversité des pratiques, des fonctions et des enjeux associés à la publication des recherche. Ces dernières se retrouvent au cœur de la notion de publication en tant que telle.
Le terme de publication désigne à la fois l’action de « faire connaître à tous » et « le résultat de cette action »  (« Publication », 2012). Par extension on pourrait désigner celui de publication de recherche comme le compte-rendu public d’une démarche d’investigation universitaire. En conséquence, la dimension publique de cette action renvoie à une activité qui rend les résultats potentiellement accessibles à un grand nombre de lecteurs dans l’espace (la publication est consultable quelle que soit l’origine ou l’appartenance du lecteur sur différents médias et supports) et dans le temps (son résultat est conservé de manière pérenne et non-altérée). De fait, la publication se présenterait aussi comme une activité qui se distingue des modes de communication privée (correspondances, discussions, etc.). Cependant, les divers cas de communication scientifique semi-privée (séminaires, journées d’étude, etc.) impliquent que cette distinction doit davantage être comprise comme une question de degré entre les pôles conceptuels du « privé » et du « public » que comme une délimitation stricte (Borgman, 2010, p. 48).
La publication de recherche, en tant qu’objet scientifique, est alors observée dans le cadre des études sur la communication savante (scholarly communication) et des Sciences de l’Information et du Document. On y fait généralement la distinction entre une communication scientifique informelle caractérisée par un public restreint et une existence éphémère, et une communication formelle, durable et ouverte, propre à ce que l’on entend par publication. Le terme de « publication scientifique » se rapporte alors aux pratiques écrites et formelles de communication des résultats de recherche auprès d’une communauté de pairs. Dans ce cadre donc, la publication apparaît comme l’une des opérations menées dans le cadre du système de la communication scientifique, entendu comme « le dispositif de médiation entre tous les acteurs présents
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et futurs de la recherche » et visant à remplir des fonctions de « production, de communication et de conservation rendant possible les conditions de réalisation de toute démarche scientifique » (Beaudry, 2011, p. 21). Traditionnellement ce dispositif est alors pris en charge par des acteurs professionnels relevant de l’Information Scientifique et Technique (IST)3, que gèrent l’« ensemble des informations produites par la recherche et nécessaires à lʼactivité scientifique comme à lʼindustrie » (« Les missions de l’information scientifique et technique », 2013), et articulent notamment une série d’institutions publiques et privées telles que les bibliothèques universitaires, éditeurs et autre archives.
Or, les acteurs et les institutions attachés aux activités de publication entendues dans leur sens le plus stable – celui de la production de documents et notamment de livres reconnus comme des publications scientifiques – se sont vus soumis depuis plusieurs années à une série de crises et de transformations à la fois socio-économiques, organisationnelles, et scientifiques. Tout d’abord, les pratiques tarifaires abusives de quelques éditeurs scientifiques en situation de monopole vis-à-vis des bibliothèques universitaires (dont il sera question plus loin dans ce chapitre) ont conduit depuis une trentaine d’années à une série d’initiatives visant à reconfigurer le paysage éditorial et les modalités juridiques de la publication scientifique via le mouvement dit de l’accès ouvert, portée par des dispositions institutionnelles mais également par une série d’initiatives d’édition menées par des universitaires (Moore, 2019). Ce mouvement s’est développé dans le contexte d’une chute d’attractivité de certaines disciplines des sciences humaines et des lettres, ayant entraîné une raréfaction de ce que Sophie Barluet a nommé des « livres raison » pour définir des ouvrages difficiles, spécialisés et résultats d’un long échange entre auteur et éditeur (Barluet, 2004), et demandant aux chercheurs et aux éditeurs d’expérimenter de nouvelles modalités de publication et de médiation de leurs écrits. Dans ce contexte déjà agité, des décalages manifestes se sont creusés entre d’une part les intérêts organisationnels des instances de pilotage de la recherche liés à l’évaluation du travail universitaire et à la gestion des carrières, et d’autre part la nécessité pour les chercheurs de mobiliser effectivement leurs pratiques de publication

3 À l’échelle nationale française, les infrastructures en charge de l’IST en France sont dédiées à la fois à la préservation et l’exploitation des gisements documentaires produits par les chercheurs telles que Persée-COLLEX et HAL, l’organisation de plateformes de publication formelle et informelle telles que gérées par la plateforme Open Edition, ou d’outils et de méthodes éditoriales telles que METOPES (Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, 2018).
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
comme un mode de conversation, de débat et de réflexion avec les collectifs vis-à-vis lesquels ils partagent des préoccupations communes. S’est ainsi installée une situation paradoxale vis-à-vis des genres de publication scientifique traditionnels tels que celui de l’article scientifique ou de la monographie. Pour décrire cette situation paradoxale, la chercheure en media studies Tara McPherson a qualifié ces pratiques de « mort-vivantes », dans la mesure où elles se voient maintenues dans un rôle institutionnel central alors même que leur effectivité intellectuelle et sociale semblait être remise en question de toutes parts par les collectifs de recherche (Fitzpatrick, 2011). Le fameux adage « publish or perish » utilisé par les chercheurs pour dénoncer l’injonction à publier en permanence, désigne bien la situation de malaise depuis laquelle certains collectifs de recherche ont été amenés à remettre en question le rôle de la publication et de la communication dans leur activité.
Par ailleurs, si l’on observe le contexte contemporain des pratiques et des expériences faites par les chercheurs universitaires, les limites et la définition de ce que l’on peut appeler « publication » semblent aussi avoir été transformées par certaines pratiques de communication émergentes de la part des chercheurs eux-mêmes. En 2009, déjà, Christine Borgman faisait valoir la diversité des productions qui tombent sous l’appellation de publication en rappelant les divers genres ayant émergé au contact des technologies numériques dans la communication savante :
La partie la plus visible de la discussion sur ce qui constitue la publication a porté sur les articles de revues. Pourtant, un ensemble beaucoup plus vaste de questions surgit à mesure que de nouveaux genres qui ne sont pas faciles à catégoriser. Les riches sites web savants en sciences humaines, par exemple, contiennent des données dans de nombreux médias, consolidant ainsi les résultats dʼannées de recherche. Ils ont peu dʼanalogues dans les publications imprimées. Les livres et thèses électroniques ont également des caractéristiques qui ne peuvent être reproduites sous forme imprimée (p. ex. images animées ou liens vers des sources externes), mais sont par ailleurs analogues aux livres et thèses traditionnels. Les simulations, les dépôts de données et dʼautres contenus complexes comportant des liens
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interactifs peuvent être considérés comme des publications, en particulier dans les domaines à forte intensité de données, en dépit de peu dʼanalogues imprimés.4 (Borgman, 2010, p. 98)
Les pratiques des chercheurs ont également brouillé les polarités traditionnellement établies entre communication publique et privée – et leur superposition avec les catégories de communication formelle et informelle. En effet, les nouveaux genres de communication apparus avec l’essor du web, et maintenant solidement ancrés dans les pratiques d’une part importante de chercheurs en SHS, présentent plusieurs des caractéristiques d’accessibilité dans le temps et dans l’espace traditionnellement attachées au statut de publication tout en prenant les finalités et les modalités de formes de communication privées ou informelles – par exemple, pour partager des intuitions et des hypothèses de recherche, réagir à un évènement, ou débattre à bâtons rompus avec un pair.
En provoquant un désalignement entre communication publique et formelle d’une part, et privée et informelle d’autre part, des pratiques telles que celles de l’écriture de blogs et carnets, du microblogging ( twitter, mastodon, etc.) ou de la publication sur listes de diffusion ouvertes posent la question des limites de ce que l’on entend par publication. Christine Borgman invite ainsi à questionner le rapport de ces nouvelles pratiques à la publication sur un registre qui relève davantage de leur contribution à la conversation universitaire que de leur institutionnalisation :
Lʼéventail des genres de communication savante informelle est encore plus complexe. […] Bien que la plupart de ces nouveaux genres soient trop informels pour avoir été considérés comme des publications imprimées, ils

4 Citation originale : « The most visible part of the discussion of what constitutes publication has focused on journal articles. Yet a much broader set of issues is bubbling upward as new genres emerge that are not easily categorized. Rich scholarly Web sites in the humanities, for instance, contain data in many media, consolidating the results of years of research. They have few analogs in print publication. Electronic books and theses also have features not replicable in print form (e.g., moving images or links to external sources), but are otherwise analogous to traditional books and theses. Simulations, data repositories, and other complex content with interactive links may be considered publications, especially in data-intensive fields, despite few print analogs.»
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contiennent des discussions, des faits et des compte-rendus importants qui font partie du discours scientifique dʼun domaine. De plus, ils peuvent être capturés parce que les communications numériques laissent une trace.5 (Borgman, 2010, p. 99)
Enfin, si ces mutations contribuent à redéfinir la notion de publication, elles reconfigurent également le rapport des chercheurs aux pratiques de communication dans leurs pratiques de recherche. La finalité affichée de la publication de « communiquer les résultats de la recherche » est sous-tendue par le besoin de mettre à l’épreuve – par le truchement de la communication – des hypothèses de travail et des pistes interprétatives, et de discuter avec des interlocuteurs qualifiés de la validité des connaissances en train de se faire. Sur ce point, on peut observer sur le temps long l’existence d’un système « conventionnel » de la communication scientifique relativement cohérent et stable. Ce système articule notamment la gestion du risque réputationnel et de l’incertitude avec divers degrés de publicité et de formalisme dans la communication. Ainsi, dans ce modèle, la communication de recherche suit un parcours qui va du partage semi-privé de réflexions et de pistes dans le cadre de séminaires et de cours avancés, vers des communications plus conséquentes et stabilisées lors de conférences et de journées d’étude, pour enfin aboutir à une publication à proprement parler via des articles de revues, des chapitres d’ouvrage ou des monographies. Cependant, la publicité de l’activité de recherche permise par les nouveaux genres de communication numériques décrits ci-avant apporte une traçabilité et une accessibilité équivalente à celle des publications entendues comme partage de « résultats » formalisés et validés. Cela complique alors la perception et le rôle de l’acte de publication. Par ailleurs, ces nouvelles pratiques occasionnent également un changement de lectorat et de milieu de diffusion, qui invite à questionner la notion « d’interlocuteurs qualifiés » au-delà de la traditionnelle notion de « communauté de pairs».

5 Citation originale : « Even more complex is the array of informal scholarly communication genres. […] While most of these new genres are too informal to have been considered publications in a print realm, they do contain important discussions, facts, and reports that are part of the scholarly discourse of a field. Furthermore, they can be captured because digital communications leave a trace. »
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Ainsi, il est nécessaire de déconstruire le terme de « publication de recherche en Sciences Humaines et Sociales » comme un objet unifié et évident, pour le re-qualifier comme un territoire fluctuant dessiné par une série de vacillements qui affectent les modèles et les valeurs qui orientent les pratiques de lecture, d’écriture et d’édition des collectifs de chercheurs en SHS. Dans un paysage aussi instable et divers, l’objet de ce chapitre est de situer les différentes pratiques à l’œuvre dans la publication de recherche des Sciences Humaines et Sociales en identifiant pour celles-ci les différents facteurs et dynamiques historiques qui en stabilisent ou en déstabilisent la répétition à travers le temps et les collectifs de recherche. Pour ce faire, il s’agit d’interroger les pratiques de recherche en SHS en tirant parti d’un déplacement terminologique depuis des notions stabilisées comme objets d’étude de disciplines institutionnalisées – « édition scientifique », « information scientifique et technique », « communication savante », « publication scientifique » – pour tenter d’investir la notion de « publication de recherche » selon le point de vue du design, c’est-à-dire en mettant en relation des dimensions et des questions qui seraient sinon disjointes6. Via ce déplacement, il s’agit de faire apparaître la scène d’investigation de la publication en SHS comme un ensemble de relations problématiques pour ensuite en reconstituer les articulations.
Je procéderai d’abord à cette qualification en m’intéressant d’abord au caractère problématique de la définition des « Sciences Humaines et Sociales » (SHS) utilisée pour délimiter une partie des démarches de recherche qui sont l’objet de cette enquête : si les SHS se présentent comme une catégorie instable sur le plan institutionnel et extrêmement complexe sur le plan historique et épistémologique, elles n’en demeurent pas moins un champ identifié du point de vue du secteur de l’édition et du livre, traduisant plus largement un certain type de relation à la sphère publique et au positionnement des chercheurs dans la société.

6 En ce sens j’utiliserai dans ce texte le terme de « publication de recherche » plutôt que de « publication scientifique » pour deux raisons supplémentaires. La première relève de la non-évidence de la question de la scientificité pour un grand nombre de disciplines et de recherches inscrites dans les « Sciences Humaines et Sociales», champ hétérogène dont l’unité épistémologique sera questionnée plus loin dans ce chapitre. La seconde relève d’une distinction entre « Science» et « recherche », à savoir entre un ensemble de savoirs stabilisés, constitués et institutionnalisés (la Science), et la conversation temporaire et vivante attachée aux savoirs en train de se faire qui est davantage au centre de mon attention (la recherche). Concernant cette seconde raison, je m’inspire de la distinction proposée par Bruno Latour dans le cadre de ses études sur les sciences exactes (Latour, 2010).
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Il s’agira ensuite d’investir la notion de publication de trois acceptions et séries d’enjeux correspondantes, qui permettront de repérer et de guider les développements ultérieurs de cette thèse. La première d’entre elles entend la publication comme un acte : si le terme peut être entendu comme un acte d’apparence immédiat et instantané, ce dernier n’est rendu possible que par un ensemble complexe d’activités sociales et techniques désignées par le concept d’édition. Ces activités qui participent fortement de l’implication des dimensions matérielles dans la publication. Elles fabriquent des cadres et des valeurs qui orientent tout autant les manières d’écrire, que de lire et d’éditer, qu’il s’agit de décrire. 
Dans une troisième partie, jʼesquisserai les questions attachées à la deuxième acception du terme de publication, à savoir la question de la publication entendue comme résultat de l’action de publier, et donc les enjeux attachés aux documents de recherche : conçus en fonction d’un ensemble de contraintes exogènes et endogènes à l’activité des chercheurs, ces documents sont soumis à une existence complexe dans un contexte où leur réception est adressée à la fois à des lecteurs en situation d’interprétation à des dispositifs automatiques en charge d’opérations de comptage et de manipulation computationnelle. Cette double destination du document de recherche induit des transformations et des troubles importants dans les modalités de véridiction des chercheurs en SHS, c’est-à-dire la manière dont ils entendent justifier de l’élaboration d’énoncés légitimes à partir de la production des documents des recherche. Incidemment, ce vacillement des modalités de véridiction impliquée par les documents de recherche induit un trouble dans les modalités de formation des collectifs de recherche eux-mêmes. 
Enfin, je m’attacherai à décrire les enjeux de la publication de recherche quand elle est tournée vers la notion de public, c’est-à-dire les enjeux liés aux finalités de l’acte de publier et de la circulation des documents. Les modes de publication développés depuis les dernières décennies ont fortement redessiné les lectorats des chercheurs mais également les rythmes et les modalités d’échange autour des recherches conduites ainsi que la composition des collectifs de recherche. Ces derniers ne sont plus nécessairement limités à des communautés de pairs spécialistes d’un sous-domaine du savoir scientifique mais davantage attachés à des
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problèmes communs. Il s’agit de voir comment cette nouvelle condition encadre la manière dont sont envisagées les pratiques de recherche dans les SHS.

Les sciences humaines et sociales : un monde de pratiques hétérogène et fractal

Une catégorie institutionnelle instable

Cette recherche se situe dans le champ des Sciences Humaines et Sociales (SHS). Les SHS sont d’abord une catégorie administrative et politique, mobilisée pour l’organisation des institutions de recherche et d’enseignement et le pilotage de l’attribution des crédits de recherche. Le terme est alors utilisé par des universités (ainsi des écoles doctorales, laboratoires, etc.), des centres et organismes de recherche (par exemple le Centre National de la Recherche Scientifique), mais également des institutions de pilotage de la recherche et d’administration des carrières7. Si l’on fait un inventaire rapide des définitions du terme telles qu’elles apparaissent dans les documents officiels de ces diverses institutions8, on se retrouve moins face à des définitions établies à partir de traits communs ou exclusifs, qu’à une série de listes qui sont loin d’être juxtaposables. Les éléments de ces dernières varient autant dans les dénominations d’objets que dans les logiques sous-jacentes de découpage, qui reposent tantôt sur des types d’objets d’étude (par exemple « Espaces, territoires et sociétés » pour l’INSHS), tantôt sur des disciplines institutionnalisées (par exemple « littérature » pour la FES). De plus, dans un contexte européen et international et suivant les pays, se superposent aux difficultés déjà évoquées des différences dans les traditions nationales et les organisations institutionnelles qui concourent à la profusion de dénominatifs, auxquelles s’ajoutent des problèmes de traduction. Les SHS prennent ainsi la forme d’une catégorie institutionnelle polymorphe définie par une diversité d’instances normatives et selon une diversité de logiques d’énumérations.

7 Pour le contexte français, on peut citer le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur ou le Conseil National des Universités.8 Voir à ce titre la liste des définitions institutionnelles des SHS des principales institutions de pilotage et d’évaluation de la recherche française, réalisée pour cette recherche : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1BilcOH8lF-Dk5sCe_C7an4Z2kOTKuFqhUOLjjgxvcAc/edit?usp=sharing.
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Un champ épistémologique divisé

La difficulté de définition des SHS en tant que catégorie administrative et organisationnelle découle en partie d’une hétérogénéité historique et épistémologique. Le projet de définition des SHS comme un champ unitaire est un thème persistant et pourtant toujours contesté depuis la naissance des « Sciences de l’Homme » au 19ème siècle (Inglebert, 2013). Dans le cadre d’un ouvrage traitant des origines et de l’évolution des « Sciences de l’Homme », l’historien Hervé Inglebert retrace le destin complexe du terme sur le plan des discussions épistémologiques à propos de l’unité de ce champ. Il y énumère un ensemble de problèmes pour sa définition : des positionnements différenciées vis-à-vis d’un éventuel projet de « faire science » sur le modèle des sciences de la nature ; un déplacement et une complexification de la différenciation entre nature et culture, qui aurait autrefois pu permettre une définition des SHS comme un négatif des « sciences naturelles », mais ne permet plus aujourd’hui d’établir une telle distinction du fait de l’intrication entre sciences et société ; enfin une distinction historique faite d’origines et de projets diversifiés (Inglebert, 2013). Par ailleurs, la distinction entre « sciences humaines », « sciences sociales », et l’ensemble que l’on appelle souvent « arts et lettres » complique encore une telle définition en englobant des perspectives intellectuelles aux modalités épistémologiques et méthodologiques radicalement différentes. Ainsi, s’il avait fallu se risquer à parler des SHS comme champ épistémologique, ce serait comme celui d’un espace de tension et de débat entre des traditions et des objectifs radicalement différents.
Conjointement au caractère hétérogène des disciplines qui composent les SHS, leur difficulté de définition en tant que groupe de disciplines stable résulte également d’une difficulté de définition des disciplines elles-mêmes. À ce titre, Andrew Abbott a bien décrit les logiques d’hybridation et de bifurcation par lesquelles peuvent être constituées des disciplines pourtant fortement institutionnalisées telles que la sociologie (Abbott, 2006). Son argument réside dans le fait que les nombreuses subdivisions, différenciations et oppositions que l’on peut décrire à l’intérieur d’une discipline ne sont pas des partitions claires et exclusives dans la mesure où l’on retrouve toujours l’empreinte des logiques adverses dans
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chacune des parties. Abbott présente par exemple le cas des méthodes « quantitatives » et « qualitatives » qui retrouvent en leur sein des subdivisions qui résonnent avec leur catégorie opposée; il présente également le cas de la relation entre histoire et sociologie, au sein desquelles les courants, d’une part, de l’« histoire comme science sociale » part et, d’autre part, de la « sociologie historique » interdisent l’établissement d’une « échelle d’ordre linéaire qui irait de la prescription pure à une causalité pure » (Abbott, 2006, p. 47). Abbot décrit ainsi, pour le cas de la sociologie qu’il présente comme généralisable aux autres disciplines, une structuration « fractale » des tendances disciplinaires dans laquelle se retrouvent, à divers niveaux d’agrégation, des subdivisions croisées dans les approches épistémologiques et méthodologiques. Ces croisements interdisent une hiérarchisation stricte dans la description de leur organisation. De surcroît, la dynamique historique d’évolution des disciplines et les débats, luttes et annexions entre tendances disciplinaires impliquent des déstabilisations conceptuelles permanentes dans lesquelles les notions portées par les « vaincus » de ces batailles disciplinaires se voient re-indexées aux paradigmes épistémologiques et méthodologiques nouvellement dominants à travers le temps. La structure disciplinaire des SHS apparaît alors davantage comme un territoire perpétuellement étendu et complexifié par une série d’appariements et d’hybridations que comme une arborescence bien ordonnée.
Ces difficultés rendent impossible le projet de stabilisation d’un « optimum disciplinaire » qui permettrait de décrire les SHS comme une organisation cohérente à même de constituer une forme de totalité dans le savoir sur les hommes et leurs sociétés (Fabiani, 2006). La définition des Sciences Humaines Sociales déborde et échappe donc à son saisissement sur le registre d’une identité épistémologique unitaire, et doit être davantage entendue comme un territoire hétérogène et mouvant. Elle retrouve néanmoins peut-être une forme d’unité en tant que champ confronté à la question de la publication, et d’abord dans sa relation aux pratiques éditoriales.
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Un secteur éditorial en reconfiguration

Si l’on a décrit précédemment les difficultés à qualifier des SHS en tant que champ épistémologique et institutionnel, il n’en demeure pas moins un secteur dans lequel ces dernières ont été traditionnellement identifiables et regroupables dans une catégorie apparemment homogène : celui de l’édition en SHS, entendue comme un milieu économique et institutionnel. C’est de ce fait un secteur d’activité identifiable dans les acteurs de l’économie du livre et de l’édition, bien que marqué par une importante diversité. Il doit en effet être divisé en deux catégories d’organisations rattachées tantôt à des structures publiques et institutionnelles (au premier rang desquelles les presses universitaires) et tantôt à des entreprises privées à vocation lucrative. Par ailleurs, dans le cadre des genres éditoriaux les plus établis dans le système de la communication scientifique, on doit également faire remarquer une distinction forte entre les activités consacrées à la publication d’ouvrages (monographies, anthologies, essais) et celles consacrées à la publication de périodiques (revues scientifiques) qui impliquent des modes d’organisation et des acteurs souvent différents.
En ce qui concerne les livres et autres monographies, le secteur de l’édition en SHS semble représenter aujourd’hui une institution stable et en relativement bonne santé économique. En 2018, ce dernier représente selon le Syndicat National de l’Édition 19 millions d’exemplaires vendus dans l’hexagone, soit 4.6% des ventes totales d’ouvrages et un chiffre d’affaire qui paraît relativement stable voire en hausse depuis 20109. Si ces chiffres doivent être pris avec précaution dans la mesure où ils ne rendent pas compte des dynamiques de concentration des maisons d’édition, et incluent des genres aussi variées qu’essais, monographies et manuels scolaires pour le supérieur, occultant la diversité des catalogues et la place laissée aux ouvrages de fond et autres « livres raisons » défendus par Sophie Barluet (Barluet, 2004), cette stabilité manifeste la persistance d’une particularité française dans laquelle les ouvrages de SHS continuent à intéresser un public qui dépasse celui des « communautés de pairs » universitaires.

9 Voir une compilation effectuée dans le cadre de cette enquête à propos de l’évolution du secteur de l’édition en SHS en France : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1wbNSllsGXDz-e3hQ6Bx-Py8re2tpCJ7YKPieJfoNzA0/edit#gid=0.
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Le secteur des périodiques, lui, a été plus fortement reconfiguré par le développement des technologies numériques, entraînant des transformations très importantes dans le champ de l’édition en SHS depuis au moins les vingt dernières années. Bien que ce dernier se caractérise par un morcellement important de l’offre en une grande quantité de revues, le secteur a été longtemps marqué par la présence monopolistique de quelques maisons d’édition spécialisées dans l’édition scientifique10 dont les pratiques abusives ont favorisé le développement des revues électroniques et l’émergence d’acteurs publics multiples dans le champ de l’IST et de l’accès ouvert aux résultats de recherche. Dans un contexte de diversification des formes et des modalités de médiation des périodiques de recherche, les « Sciences Humaines et Sociales» continuent néanmoins d’exister comme un champ aux besoins et aux modalités de publication spécifiques.
Ainsi, malgré les multiples transformations récentes auxquelles elles sont soumises, les SHS semblent exister de manière plutôt constante comme un secteur éditorial et une communauté de pratiques de communication qui justifient de la constitution d’infrastructures et d’organismes de médiation spécifiques. Elles ont néanmoins, dans les dernières décennies, été soumises à des changements importants dont il faut interroger les effets sur les pratiques de recherche. Il s’agit maintenant de voir comment les modalités de l’acte de publication impliqué par de tels acteurs se voient transformées par les conditions d’écriture et d’édition en SHS.

La publication comme acte constitué par le processus éditorial

La notion de « publication » en SHS peut d’abord être entendue comme l’acte de rendre public un écrit de recherche par la production d’une série d’exemplaires identiques et leur dissémination auprès d’un groupe ouvert de lecteurs. Ainsi entendue, la notion implique donc des opérations de reproduction et de diffusion auprès d’un public. Pour rendre de telles

10 Selon le rapport du TGE-Adonis datant de 2009 estimait la part des éditeurs privés dans l’édition de revue à 34,6% (Groupement Français de l’Industrie de l’Information (pour le TGE Adonis), 2009), là où une étude datant de 2015 révèle un équilibrage entre institutions publiques et privées dans la diffusion commerciale des revues en SHS (Minon & Chartron, 2005).
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opérations possibles, il est déjà nécessaire d’observer des articulations multiples entre les dimensions techniques, économiques, sociales et culturelles à même de concrétiser l’acte de publication. Ces articulations participent d’un mouvement de stabilisation des relations entre pratiques de publication et pratiques de recherche, dans la mesure où elles construisent des représentations culturelles et des modèles qui orientent le rôle de la matérialité dans les pratiques savantes.
Ainsi, l’histoire du livre nous a montré que le développement socio-technique et économique des moyens de publication a pu instaurer un ensemble de valeurs sur lesquelles ont reposé les modalités d’élaboration de la connaissance et d’organisation des collectifs savants. En ce sens, l’historienne Elisabeth Eisenstein a soutenu que l’invention et le développement des technologies de l’imprimerie et leur capacité à reproduire à moindre frais des documents identiques avaient non seulement ouvert la possibilité d’une plus grande diffusion des savoirs du fait de la baisse des coûts de production, mais avaient également été l’un des vecteurs d’une nouvelle culture humaniste et scientifique reposant sur l’exactitude des énoncés et la discussion à partir de sources stables (Eisenstein, 1983/1991). La persistance matérielle de l’artefact imprimé et l’exactitude des reproductions ont alors permis d’instituer la stabilité des textes comme l’un des modèles permettant d’orienter les pratiques des communautés de savoir articulées par la publication, notamment via la pratique de la citation ou du commentaire de textes perçus comme identiques malgré la diversité d’exemplaires impliquée par leur circulation.
Par ailleurs, la capacité de reproduction industrielle des exemplaires – et les questions juridico-économiques relatives au droit d’auteur impliquées par une telle capacité – a contribué progressivement à instituer le modèle de l’auteur afin d’identifier la publication à la mise en place d’une relation entre un ou plusieurs individus émetteurs et un public de lecteurs récepteurs (Chartier, 2013). Dans le champ des pratiques savantes, cette dernière participe alors de la mise en place de la signature scientifique comme un acteur structurant des « espaces d’inscription » à même de distribuer des positions sociales entre les chercheurs (Pontille, 2002). Elle s’accompagne également dans le champ des SHS d’une charge symbolique attachée au nom de l’auteur, reconnu par une publication abondante et diversifiée.
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Et pourtant, malgré la prégnance de la figure de l’auteur, l’histoire du livre a également mis au jour la multitude de médiateurs impliqués dans l’acte de reproduction et de diffusion impliqué par la publication, et ce, en tant qu’acte impliqué par une reproduction mécanique. Qu’il s’agisse des acteurs économiques à même de construire ce que l’historien Robert Darnton a nommé le « circuit du livre » (Darnton, 1973) ou des diverses modalités d’interventions dans la production des textes par des figures telles que celles du censeur, de l’imprimeur ou de l’éditeur (Chartier, 2015), la multiplicité des pratiques et des acteurs concourant à la mise en place d’un acte de publication brouille l’image nette d’une publication représentée comme une relation simple entre un auteur et des lecteurs. La publication comme acte impliquant un auteur et son public se voit alors questionnée dans son apparente évidence au profit d’une attention aux processus éditoriaux qui lui sont sous-jacents.

La publication au prisme de l’édition

L’action de porter un document vers un public nécessite d’être explorée au prisme de la diversité et la complexité des processus éditoriaux. Historiquement, la notion d’édition se rapproche de celle de publication dans le sens où elle a pu signifier « publier et faire circuler (un texte édité) » (« Publication », 2012, p. 3244). Elle a pourtant été progressivement associée à une catégorie spécifique de pratiques professionnelles qui consistent à « choisir [des textes], les rassembler, les corriger, les préparer puis les diffuser et en faire la publicité » (Dacos & Mounier, 2010, p. 5). Cette figure, qui se voit dans le cas de l’édition scientifique souvent dédoublée entre une série de tâches industrielles et productives et une mission d’accompagnement dans la production des textes11, assure alors une fonction de médiation qui vise à transformer un manuscrit initialement fourni par un auteur en une publication propre à être correctement reçue par le public auquel elle est destinée. La mise à jour de l’édition dans l’acte de publication la dote ainsi d’une épaisseur qui est à la fois temporelle, économique, et sémiotique. Vis-à-vis de la figure de l’auteur,

11 On rappellera que la langue anglaise opère à ce titre une distinction entre editor et publisher, signalant la possible dissociation de ces rôles, qui dans le cadre des publications de recherche se divisent souvent entre des chercheurs universitaires pour la première fonction, et des éditeurs commerciaux ou institutionnels pour la seconde.
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l’éditeur apparaît également comme une figure complémentaire et quasiment indissociable, puisque par le travail de sélection et de diffusion effectué, c’est l’éditeur qui institue l’auteur en tant qu’auteur en lui donnant légitimité et audience. On peut ainsi considérer l’éditeur comme un troisième modèle historiquement structurant pour la publication de recherche.
L’édition est identifiable à la figure socioprofessionnelle de l’éditeur, mais également plus largement à l’ensemble des médiations qu’elle est vouée à remplir vis-à-vis de la publication. Ainsi, l’édition peut également être décrite comme le « processus de médiation qui permet à un contenu d’exister et d’être accessible », ainsi que le proposent Marcello Vitali-Rosati et Benoît Epron (Epron & Vitali-Rosati, 2018, p. 5). Elle se définit alors comme un ensemble d’opérations ou de fonctions vis-à-vis de « l’acheminement d’un texte vers un public » qui peuvent être dé-corrélées des acteurs et des séquences stabilisées à différentes époques. Pour Marcello Vitali-Rosati et Benoît Épron, lesdites fonctions éditoriales consistent à choisir et produire un ensemble d’artefacts ; à doter cet ensemble d’une forme de légitimation symbolique garantie par le prestige de l’instance de médiation ou la rigueur du processus de sélection ; enfin à diffuser ces artefacts auprès d’un public de lecteurs attendus pour lequel auront été préparés les contenus et les formes qui lui seront proposés (Epron & Vitali-Rosati, 2018, pp. 6‑9). Une telle définition et terme de fonctions est intéressante dans la mesure où elle permet de saisir les transformations survenues depuis des contextes de publication provenant de passés aux configurations institutionnelles différentes jusqu’au contexte présent, mais également parce qu’elle permet de mobiliser la notion d’édition comme le nom de la diversité des opérations de médiation qui sont sous-jacentes à l’acte de publication.
L’édition, comprise comme processus de médiation du travail de « l’auteur » vers le « public », affecte ainsi l’ensemble des pratiques qui sont associées à la publication en amont comme en aval de l’activité des instances qui lui sont dédiées. En ce sens, la théorie de l’édition définie par l’éditeur et chercheur en littérature Michael Bhakshar (Bhaskar, 2013) fournit un cadre de réflexion intéressant pour interroger les articulations qui s’opèrent entre formation sociale, orientation des pratiques, et
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systèmes de valeurs et de représentation impliqués. La proposition de Bhaskar vise à formuler une théorie des médiations opérées par le processus éditorial qui serait robuste et valide à la fois pour l’appréhension de l’édition à l’ère contemporaine et pour des époques passées. Au centre de sa théorie se place la notion de contenu, entendue comme une « forme de connaissance incarnée » et co-dépendante de la constitution de moyens de reproduction mécaniques à même de distinguer lesdits contenus des « conteneurs », via leur persistance à travers des instanciations multiples (Bhaskar, 2013, pp. 80‑81). Pour Bhaskar, la production du contenu est avant tout rendue possible par l’existence de modèles qui sont un ensemble « d’extrapolations abstraites, que nous utilisons pour guider nos actions »12 (Bhaskar, 2013, p. 87), et sont constitués par l’ensemble des valeurs sociales, politiques et culturelles qui gouvernent les conditions de possibilité d’un contenu éditable à une période et dans un contexte donné.
Dans ce contexte, Bhaskar définit le processus éditorial comme la résultante de deux dynamiques opposées : d’une part, une dynamique de filtrage – comprise comme l’ensemble des facteurs qui limitent et sélectionnent les « contenus » propres à faire l’objet d’un processus éditorial, et d’autre part d’amplification – constituée par les activités de multiplication et de diffusion d’exemplaires permises par la reproduction. Ces deux dynamiques concourent à la constitution du contenu, cependant ce dernier n’est jamais appréhendé de manière immédiate mais plutôt via l’expérience de ce Bhaskar nomme des cadres :
Les cadres servent autant à présenter le contenu quʼà le contenir. Les cadres, dans mon langage, sont les mécanismes de distribution, les canaux et les médias. Ce sont des contextes, des modes de compréhension autant que des technologies de duplication. Les cadres ne sont pas seulement des systèmes de diffusion ou des paquets pour le contenu, mais le mode expérientiel du contenu. […] Typiquement, le livre était le cadre des contenus écrits de longueur importante. Cʼest-à-dire une combinaison de papier, de technologies dʼimpression, dʼencre, de texte, dʼillustrations, de valeurs économiques et de statut

12 « Models are abstract extrapolations, which we use to guide our actions, with both explanatory, predictive and, through those, causal efficiency. »
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social qui, ensemble, fournissent un cadre pour lʼécriture longue.13 (Bhaskar, 2013, p. 84)
En s’inspirant partiellement de la sociologie d’Erving Goffman et de sa conceptualisation des cadres expérientiels comme principes dʼorganisation qui structurent la définition dʼune situation sociale pour un individu (Goffman, 1991), Bhaskar propose via la notion de cadre d’intégrer dans le concept d’édition l’ensemble des éléments qui précèdent et orientent les pratiques attachées à l’expérience d’élaboration matérielle et de rencontre sensible des résultats de la publication. Il ne fait ainsi pas la distinction entre les mécanismes matériels qui participent de la production et de la médiation du « contenu » et les facteurs subjectifs et individuels qui conditionnent sa rencontre par des individus – que ces derniers relèvent du « public », de « l’auteur » ou de « l’éditeur » :
En résumé, les cadres sont les mécanismes de distribution et de présentation du contenu ainsi que les modes qui leur sont associés et subjectivement expérimentés. La notion de « cadre » est un raccourci pratique pour regrouper ces concepts interdépendants, les aspects matériels et immatériels de la présentation du contenu.14 (Bhaskar, 2013, pp. 86‑89)
La notion de cadre éditorial permet ici d’intégrer dans une théorie du processus éditorial un ensemble d’acteurs plus vaste que ceux traditionnellement attachés aux seuls métiers de l’édition, en y intégrant l’ensemble des protocoles, des artefacts et des collectifs qui participent de la manifestation incarnée et effective des « contenus ». On retrouve ainsi dans la notion de cadre ce que les chercheur en sciences de l’information et de la communication Yves Jeanneret Emmanuel Souchier ont désigné

13 Citation originale : « My term for content containers is frame. Frames are as much about presenting content as containing it. Frames in my language are distribution mechanisms, channels and media. They are contexts, modes of understanding as much as duplicative technologies. Frames are not just delivery systems or packages for content but content’s experiential mode. […] Typically the frame for long-form written content was the book. That is, a combination of paper, printing technology, ink, text, artwork, economic values and social status which collectively provide a frame for long-form writing. »14 Citation originale : « To summarize, frames are the distributional and presentational mechanisms for content plus their attendant and subjectively experienced modes. ‹ Frame › is a convenient shorthand for grouping these interlinked concepts, the material and immaterial aspects of presenting content. »
Le vacillement des formats
par la notion d’« énonciation éditoriale », à savoir « lʼensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son ‹ image de texte › » (Jeanneret & Souchier, 2005). Le cadrage opéré par de telles médiations relève alors tout autant d’opérations de façonnage à même de produire les formes matérielles par lesquelles seront rencontrés physiquement les « contenus », que d’opérations de programmation relevant de formalismes logiques qui informent tout autant les dynamiques de distribution que d’affichage et de concrétisation de ces derniers.
L’édition se présente donc comme un processus à même de remplir une série de fonctions qui sont opérées et instanciées à travers l’élaboration de « cadres » qui font advenir le travail de l’auteur auprès d’un public. On l’a vu, ces fonctions et leur mise en œuvre matérielle sont indissociables de l’instanciation d’une série de modèles qui orientent et organisent les différentes pratiques à l’œuvre dans ce processus. Il s’agit maintenant d’étudier comment l’évolution récente des processus éditoriaux associés à la publication de recherche en SHS font évoluer les modèles et les cadres qui y sont à l’œuvre.

Les vacillements du processus éditorial des publications de recherche

Durant les dernières décennies, le modèle de l’éditeur – compris comme extrapolation abstraite participant de l’organisation du processus éditorial – a été soumis à de nombreuses transformations impliquées par une redistribution des fonctions traditionnellement concentrées dans un acteur unique et aujourd’hui réparties sur des acteurs nouveaux. Ces transformations en retour, affectent également les modèles de l’auteur et du public
Dans le contexte économique spécifique des revues de recherche décrit ci-avant et des nouvelles modalités de diffusion et d’accès offertes par les technologies numériques et le web, ce sont d’abord une partie des acteurs de la fonction de diffusion de l’édition qui se sont vus remettre en question. Dans le contexte de monopole économique de grands éditeurs décrit précédemment dans ce chapitre, le mouvement de l’accès ouvert
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aux publications de recherche, porté par des bibliothécaires et des chercheurs universitaires, a permis développer des circuits éditoriaux à même de rendre davantage accessibles les productions effectuées dans le cadre d’activités de recherche. En effet, ce mouvement permet techniquement et juridiquement aux chercheurs d’assurer une meilleure diffusion de leurs travaux sans passer par une entreprise éditoriale. Il a notamment abouti en 2017, dans le cadre de la Loi République Numérique, à l’autorisation pour les chercheurs de mettre en accès libre tout document dont ils seraient les auteurs après une période d’embargo de 12 mois, quel que soit le contexte juridique initial de publication (État français, 2016). Ces dispositions légales récentes viennent couronner un long processus de militantisme scientifique débuté dans les années 1990 de la part des chercheurs, bibliothécaires et autres acteurs du système de la communication scientifique. Il a également abouti à la mise en place de nouveaux modèles économiques pour une publication des ouvrages et des revues scientifiques dite « en libre accès ». Parmi ceux-ci, on distingue généralement d’une part le modèle « auteur-payeur » (voie dite dorée) qui déplace la charge des coûts vers les auteurs et leurs institutions au lieu des lecteurs et bibliothèques qui autrefois s’acquittaient de leur dû auprès de l’éditeur scientifique, et d’autre part le modèle de l’auto-publication qui permet aux chercheurs de directement déposer leur travail sur des archives publiques en ligne.
Du fait du développement de la publication en accès ouvert et notamment de son modèle dit « vert », les fonctions de sélection de l’édition se voient aujourd’hui également redistribuées auprès d’une variété plus importante d’acteurs et d’institutions. Le mouvement de la publication en libre accès dite « verte » a entraîné la création d’une série d’infrastructures d’archivage permettant aux chercheurs de mettre directement en ligne leurs productions. Ces pratiques d’auto-publication, répandues très tôt après l’invention du web dans des disciplines telles que la physique avec la fameuse archive ArXiV (1991), ont été progressivement également adoptées dans le champ des SHS grâce à des initiatives publiques ayant conduit à la mise en place de cyberinfrastructures telles que la plateforme HAL-SHS15 en France. Bien que de telles plateformes permettent une mise en ligne et en archive « immédiate » d’un document de re-

15 HAL-SHS est une plateforme maintenue par le Centre pour la Communication Scientifique Directe (CNRS). Voir https://halshs.archives-ouvertes.fr/.
Le vacillement des formats
cherche, elles ne se suffisent pas à elles-mêmes pour mener à bien l’acte de publication et demandent d’autres activités aux chercheurs pour faire effectivement rencontrer les productions avec des publics, déportant la fonction de promotion et de légitimation symbolique de l’édition en amont (publication préalable dans une revue ou ouvrage) et en aval (discussion et mobilisation de la publication) de la « publication » proprement dite.
D’autre part, le modèle de l’auteur scientifique est aujourd’hui troublé par la facilité de publication (apparente) impliquée par le développement du web et des dispositifs de gestion de contenu en ligne. Le réinvestissement de formats d’écriture inventés dans et pour le web, au premier rang desquels le blog – dont, en France la plateforme publique de carnets de recherche Hypothèses16 est un exemple de succès manifeste – a permis aux chercheurs de partager leurs recherches selon de nouvelles temporalités et modes de mise en public de leur travail (Mayeur, 2018) n’impliquant pas nécessairement la médiation d’une instance de sélection externe. D’autre part, via les fonctionnalités de commentaire et de réponse impliquées par ces nouveaux dispositifs d’écriture distribués, la frontière séparant auteurs et lecteurs s’est vue également troublée en permettant de situer les textes et leurs réponses sur les mêmes lieux de publication, comme en témoignent l’usage de technologies telles que CommentPress qui permet à un collectif ouvert d’apporter recommandations et critiques aux différents paragraphes d’un manuscrit ou d’un texte publié (Fitzpatrick, 2007).
Enfin, si de nouvelles modalités de sélection et de diffusion ébranlent aujourd’hui les modèles de l’éditeur, de l’auteur comme celui du public, la stabilité textuelle traditionnellement rattachée aux documents de la publication scientifique et supportée par le cadre de l’objet-livre, semble rester une valeur et une préoccupation constante dans les pratiques de publication des chercheurs. Le caractère éphémère et réinscriptible des médias numériques n’a pas été vraiment investi dans le cadre des processus éditoriaux associés à la publication de recherche comme une source de transformation possible dans les manières d’écrire et de se rapporter

16 Hypothèses est une plateforme fondée 2009 par l’infrastructure OpenEdition. Voir https://hypotheses.org/.
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au public17. Il a été plutôt « compensé » par l’invention de solutions d’identification18 et d’archivage à long terme permettant de maintenir la stabilité des textes publiés. Cela étant dit, l’augmentation continue du rythme de publication des chercheurs et la multiplication de formats de publication courts, suscite également une « déflation » dans la valeur symbolique de l’acte de publication pour le chercheur, au profit d’une activité plus fréquente et plus fragmentée. Cette évolution dans les rythmes et les modalités de publication tend peut-être également à remettre en jeu la production de textes stables et définitifs comme l’un des modèles organisateurs à l’œuvre dans la conduite de la publication en SHS.
J’ai ici esquissé les vacillements à l’œuvre dans le processus éditorial, compris comme l’ensemble des médiations conditionnant l’acte de publication. À travers la mutation des cadres et des modèles impliqués par de nouvelles conditions sociales et techniques, les fonctions de l’édition sont aujourd’hui redistribuées et soumises à une forme d’instabilité du fait de la dispersion des acteurs. Il s’agit maintenant d’explorer comment les modèles décrits dans cette partie dialoguent avec les documents produits dans le cadre de la publication de recherche.

La publication comme production de documents, entre mobilisations computationnelles et interprétatives

L’acte de publication produit des documents. On parle alors d’une publication pour désigner l’artefact porté à la connaissance d’un public. Cette perspective invite à porter davantage notre attention sur la relation qui s’établit entre la publication et les pratiques intellectuelles et sociales qu’elle implique de la part des chercheurs. Comme l’a montré M.A. Chabin, la notion de document – du latin docere qui signifie enseignement – peut prendre le double sens de trace d’une activité d’une part, et de

17 Ainsi, il est par exemple toujours très rare de pouvoir « mettre à jour » ou « versionner » un article scientifique, par exemple pour y ajouter des informations récentes ou des approfondissements.18 Citons par exemple le Digital Object Identifier, mécanisme d’identification de ressource permettant de marquer de manière pérenne un document donné.
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source de connaissance susceptible de produire un enseignement d’autre part (Chabin, 2004). En ce sens, le document-publication19 est marqué dans le contexte contemporain par deux séries de paradoxes. Premièrement, si on le considère comme source de connaissance, ce document-publication peut être mobilisé, d’une part, pour l’affichage d’un « contenu » sur une diversité de supports, et, d’autre part, en vue d’une pratique interprétative impliquant une rencontre située et incarnée avec un lecteur ou un écrivain. Deuxièmement, si l’on entend le document comme trace de l’activité, il peut alors être à la fois mobilisé pour la production d’indicateurs à même de représenter l’activité du chercheur, et comme la trace d’activités de recherche transformées et prêtées à l’attention du lecteur par le truchement du document. Les transformations du document-publication contemporain apparaissent ainsi sous trois modalités différentes : d’abord, comme un objet de manipulation graphique et d’affichage dans une multiplicité d’environnements et pour une multiplicité de supports ; ensuite, comme un objet de calcul mobilisé dans la gestion des carrières et des positions sociales dans le monde de la recherche universitaire ; enfin, comme le lieu de nouvelles relations entre pratiques de recherche, pratiques d’écriture et pratiques d’interprétation.

Une trace manipulable par une multitude de systèmes d’affichage

La genèse du document de recherche à travers le processus éditorial a toujours été l’objet d’une suite de transformations à travers lesquelles le « manuscrit » d’un auteur se voit progressivement transformé en une publication via l’intervention d’une série d’acteurs et d’activités. En effet, ce dernier se voit mobilisé par des acteurs et selon des modalités pratiques radicalement différentes pour exister à travers une série d’espaces qui conditionnent sa visibilité et sa capacité à être mobilisé dans la conversation scientifique. Ainsi, un document de recherche contemporain aura souvent de multiples existences simultanées : il se présentera comme

19 Ce terme sera à partir de maintenant utilisé pour qualifier l’acception documentaire du terme publication, soit ce que l’on désigne en disant « une publication ».
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instance imprimée dans une diversité de formats, comme page web affichée sur le site d’une revue électronique, comme fichier.PDF ou.epub affiché sur un dispositif de lecture, mais également comme entrée d’index, documentée par une série de moteurs de recherche ou de portails ou comme « post » sur un réseau social généraliste ou scientifique. La diversité des instances de médiation du processus éditorial et la possibilité offerte par les technologies numériques de remobiliser à moindre coût des traces dans le cadre de différents systèmes techniques et sémiotiques, induit nécessairement une complexification de la notion de document de recherche.

Une diversification des formes du document de recherche sous le coup de la numérisation

Le secteur de l’édition scientifique s’est ainsi vu affecté par un double mouvement de transformation au contact des technologies numériques : d’une part, la « numérisation » de textes existants20 et leur publication dans des formats isomorphiques – c’est-à-dire tentant de reproduire pour partie l’aspect et le fonctionnement typographique des documents originaux, notamment sous la forme de pages scannées – et d’autre part la construction de système d’écriture et d’édition « nativement numériques », construits par et pour les pratiques d’écran et la circulation des textes sur les réseaux.
Dans les systèmes de publication scientifiques nativement numériques, l’apparence et les fonctionnalités associées à l’édition de recherche sont pour la plupart des cas prises en charge par un gabarit ou template normalisé voué à l’affichage d’un contenu à dimension essentiellement discursive et langagière. Par exemple, la plateforme de fabrication de revues scientifiques Lodel (Centre pour l’Édition Électronique Ouverte, 2002) offre une interface unique pour l’ensemble des revues qu’elle supporte, avec des variations mineures en termes de couleurs, de typographie ou de fonctionnalités de lecture21. Dans ces contextes, l’existence du document en tant que forme appréhendée par le lecteur est fortement conditionnée par le fonctionnement technique du web qui implique qu’une grande part des modalités d’affichage et de disposition graphique

20 On pensera par exemple, pour les livres, à l’initiative Google Books, et pour les publications périodiques dans le champ francophone, à la plateforme Persée.21 Voir à ce propos l’état de l’art graphique des templates de revues électroniques établi par Julie Blanc et Lucile Haute (J. Blanc & Haute, 2018a).
Le vacillement des formats
des « contenus » constituant un document soient prises en charge par les appareils de lecture (en lʼoccurrence le navigateur) plutôt que par des instructions ou des propriétés inscrites dans le document en tant que tel.
Enfin, sur le registre des formes d’existence imprimées du document de recherche contemporain, si les modes d’existence propre au livre et au secteur traditionnel de l’édition continuent à avoir cours, le principe de l’impression à la demande a ouvert de nouvelles possibilités éditoriales pour l’impression à la volée d’ouvrages peu diffusés, mais aussi pour la réimpression d’ouvrages épuisés22. Ces dernières construisent un mode d’existence complexe pour le document de recherche, dans lequel « l’impression » est réduite à une modalité d’affichage d’un contenu sur un support, fût-il une page de papier.
Le document de recherche contemporain s’installe donc dans un environnement caractérisé par une diversité très importante de modalités, de formes et de lieux de manifestation. La « trace » constituée par le processus éditorial ayant donné lieu à la publication y prend des formes variées, a tendance à être ramenée à l’expression d’un « contenu » à même d’être « transporté » et ré-affiché à travers les espaces et les dispositifs de lecture. À la circulation graphique des documents s’ajoute une circulation conditionnée par l’indexation et dédiée à l’accès des productions de recherche, qui les font exister sous d’autres formes encore en tant que résultats de moteurs de recherche ou entrées d’annuaires. Il s’agit alors de qualifier le régime d’existence selon lequel est cadrée la manifestation du document-publication dans ce contexte.

Le régime de l’éditorialisation et le document comme manifestation incidente

Le document-publication, en tant que trace manipulée dans un ensemble d’environnements techniques et culturels, présente une existence complexe fortement conditionnée par l’infrastructure qu’est le web. Son mode d’existence est également lié aux modalités d’organisation institutionnelle et économique de l’offre en Information Scientifique et Technique contemporaine. Dans ce contexte, le document de recherche se

22 Ainsi qu’en témoigne par exemple le dispositif de l’Espresso Book Machine (« Espresso Book Machine », 2015) mise en place par la librairie des Presses Universitaires de France.
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voit nécessairement considéré comme une entité multi-située et polymorphique. On peut alors s’aider des travaux de Evelyne Broudoux et al.  (Broudoux et al., 2005) sur les documents numériques pour qualifier ce mode d’existence comme une forme de disjonction plus ou moins marquée entre l’inscription physique à l’origine du document – entendu comme trace d’un processus éditorial – d’une part, et la « manifestation observable » de ce dernier, d’autre part, à savoir sa disponibilité pour l’expérience sensible des lecteurs et des écrivains. Selon cette approche, la notion de document se devrait d’être mise en série à travers une nouvelle typologie : l’« observabilité canonique» désigne le mode d’existence des documents pour lesquels l’inscription physique conditionne intégralement la présentation et l’aspect documentaire – on parle ici par exemple des artefacts imprimés. À l’inverse, une deuxième catégorie – dont les publications en ligne relèvent pour une grande part – désigne les documents qui ne comprennent aucune indication quant à la forme de leur observabilité potentielle et se réduisent à décrire un « contenu » ou un « sens » – les usages dominants du format XML représentant au mieux cette catégorie. On note enfin une dernière catégorie que les auteurs définissent comme une « séparation partielle des observables potentiels », dans le cadre de laquelle les inscriptions indiquent une série d’instructions relatives à l’aspect sensible du document sans pour autant être exhaustives ou définitives : les auteurs font ici principalement référence au fonctionnement des sites web et notamment de la technologie des « feuilles de styles en cascade » ou CSS23. Cette dernière consiste à indiquer un ensemble d’instructions de mise en forme qui peuvent être prises en compte ou ignorées par les appareils de lecture que constituent les logiciels de navigation. Dans ce contexte de disjonction entre inscription et observabilité24, le document – entendu comme source d’interprétation et lieu des pratiques de lecture et d’écriture – serait réduit à une manifestation incidente et seconde, résultant d’un mode de production premier dont il ne serait qu’une conséquence contingente.

23 Cascading Style Sheet. Cette technologie et ses implications sera étudiée en détail dans le chapitre 2 (p. ).24 On pourra objecter à une telle proposition que la surface d’un écran peut être en elle-même décrite comme une surface d’inscription. Notre attention aux processus éditoriaux implique néanmoins d’inclure dans la définition du document l’ensemble des inscriptions qui ont participé de son observabilité finale.
Le vacillement des formats
Afin d’analyser le processus de circulation qui caractérise l’existence des documents de recherche dans un contexte de disjonction entre la « réalisation » et la manifestation des traces documentaires à l’origine de la publication, des recherches interdisciplinaires en Sciences de l’Information et de la Communication, en ingénierie documentaire et en philosophie du numérique, ont progressivement stabilisé le concept d’éditorialisation. Ce dernier est d’abord utilisé pour désigner des opérations spécifiques dans le champ de l’existence numérique des documents, et est formalisé officiellement à lʼissue de lʼaction spécifique du CNRS « Document et Organisation » (Peyrelong & Guyot, 2005) pour définir « comment un document [numérique] naît (est produit), comment il circule, en relation avec lʼaction des individus, et lʼorganisation elle-même ». L’éditorialisation désigne alors un le processus d’écriture seconde par lequel des inscriptions préexistantes se voient recombinées en vue d’en produire de nouvelles. Les documents deviennent dans cette situation « des matières qui peuvent être mises à disposition (actualisées) par un dispositif, par un autre ou même par un écosystème de dispositifs » (Lipsyc & Ihadjadene, 2013)
Le concept se voit ensuite repris dans le contexte de l’ingénierie documentaire pour comprendre « le processus consistant à enrôler des ressources pour les intégrer dans une nouvelle publication » (Bachimont, 2007b, p. 21). Il est alors ancré dans un cadre théorique opérationnel qui vise à permettre de penser, du point de vue de la conception ingénierique, les systèmes permettant de tirer un parti optimal des technologies numériques. L’éditorialisation y est comprise comme un usage spécifique de l’indexation de contenus – traditionnellement utilisée pour instrumenter des pratiques de recherche d’information en vue de la production automatique de nouvelles publications – par exemple par l’assemblage d’extraits textuels ou audiovisuels sous la forme d’un nouveau document de synthèse ou d’analyse. L’éditorialisation est ainsi, dans ce contexte, un concept opérationnel visant à dessiner les possibilités de nouveaux usages permis par les technologies numériques.
L’éditorialisation a été ensuite retravaillée par plusieurs chercheurs pour décrire la manière dont s’organisent les espaces numériques par le truchement de la circulation des inscriptions et des textes qui les par-
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
courent, et c’est cette acception qui sera utilisée pour la suite de cette enquête. Le terme d’éditorialisation prend un sens fort et étendu dans les textes du philosophe Marcello Vitali-Rosati, qui tente d’élaborer à partir de ce concept – initialement circonscrit à la théorie du document, puis à celle de sa conception – une nouvelle théorie de l’autorité visant à caractériser le régime de structuration de l’espace numérique (Vitali-Rosati, 2016). Ce régime est alors décrit en fonction d’une série de caractéristiques qui sont opposées à des régimes d’autorité antérieurs : c’est un processus sans début ni fin, là où l’édition d’un livre pouvait être datée autour de la période d’impression. C’est un processus performatif, dans la mesure où cʼest lʼactivité même dʼéditorialisation qui produit l’autorité – là où elle serait dans d’autres régimes préexistante à la circulation des documents, notamment via le modèle de l’auteur. C’est enfin un processus collectif, qui implique une série d’acteurs multiples pour la recombinaison et la remobilisation des documents à travers les espaces de publication. Ainsi, dans le cadre de la définition élargie de l’édition formulée précédemment avec Bhaskar, la notion d’éditorialisation se présente comme l’un des cadres du processus éditorial dans la mesure où elle désigne les mécanismes de distribution et de diffusion propres aux espaces numériques25, mais aussi les modalités de relation sensible qui se construisent à travers le régime distribué de la production documentaire sur le web26
Dans la mesure où ses dimensions collectives et performatives impliquent la reproduction et la re-mobilisation permanente des traces par une diversité d’acteurs, le cadre conceptuel de l’éditorialisation conduit nécessairement à remettre en question la notion même de document, si elle est entendue comme désignant des objets ou des entités délimitables et identifiées. Cela dit, le régime de l’éditorialisation ne tient pas comme seuls enjeux la mise en visibilité et la circulation des publications dans les communautés de recherche, mais participe également d’un système

25 Le parallèle entre édition et éditorialisation est d’ailleurs abordé dans les écrits de Vitali Rosati en ces termes : « En ce sens, quand on parle d’édition numérique, on peut utiliser le mot « éditorialisation », qui met l’accent sur les dispositifs technologiques qui déterminent le contexte d’un contenu et son accessibilité. Éditer un contenu ne signifie pas seulement le choisir, le légitimer et le diffuser, mais aussi lui donner son sens propre en l’insérant dans un contexte technique précis, en le reliant à d’autres contenus, en le rendant visible grâce à son indexation, à son référencement, etc. » (Vitali Rosatti & Sinatra, 2014).26 Le régime de l’éditorialisation se voit ainsi, en tant que cadre, croisé avec les contextes interprétatifs spécifiques qui construisent « l’énonciation éditoriale» à l’œuvre dans la réception des textes, ainsi que l’a montré la chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication Ingrid Mayeur (Mayeur, 2019).
Le vacillement des formats
institutionnel dans lequel les carrières et les trajectoires professionnelles sont fortement liées aux modalités et aux rythmes de la publication des recherches. Cette dimension demande de maintenir l’idée du document-publication comme une entité identifiable à un contenu mais également imputable à un ou plusieurs auteurs. Afin d’explorer les différents facteurs de stabilisation et de déstabilisation du mode d’existence du document de recherche, il convient maintenant d’interroger les facteurs qui conditionnent son élaboration de ce point de vue socio-professionnel.

Une trace calculable au service de dynamiques socio-professionnelles

La publication, comme acte producteur de documents, produit également des objets aptes à être soumis à des opérations de comptage et de quantification sensées refléter l’intensité et la qualité de l’activité de leurs auteurs. Elle s’inscrit alors dans un contexte de gouvernance publique des institutions de recherche qui associe à un gouvernement par catégories (attribuant aux départements et aux unités des budgets prédéfinis) un « gouvernement par les instruments » . Cedernier consisteà distribuerlesfondsdisponiblesenfonctiondecritères«d’excellence » etde«productivité » censésassurerunemeilleuregestiondesdépensespubliques.Lapratiquedelascientométrie –sciencedelamesuredel’activitéscientifique –yestalorsinstrumentaliséepourfabriquerdesindicateursquantitatifspermettantd’administreretdedistribuerlespostesetlescréditsàl’intérieurdesinstitutionsderecherche.Lestravauxdesociologiedutravailscientifiqueontrévélé unusageaccrudelapublicationcommemodalitédemesureetdefabricationd’indicateursconcourantàl’administrationdescarrièresetàl’attributiondesfonds (Pontille & Torny, 2013). Dans le contexte d’une recherche structurée de plus en plus par des financements sur projets (Hubert & Louvel, 2012), et d’une distribution inégale du risque d’investissement entre activités de recherche et activités d’enseignement qui viennent « absorber le risque d’échec » par une production de valeur stable et prévisible (Menger, 2016), le document-publication et son « impact » deviennent le moyen d’une évaluation permettant de décider à quels projets devraient être attribués les crédits de recherche disponibles.
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
La mesure de la « valeur » d’une publication peut être constituée de plusieurs manières : en se fondant sur la quantité des publications produites par un chercheur, les institutions éditoriales qui les ont sélectionnées et sur leur nature – certaines disciplines, notamment dans les sciences humaines, favorisent par exemple la publication d’ouvrages et de monographies, là où d’autres seront davantage attentives à la production d’articles ; en mesurant la légitimité et « l’impact » de ces dernières à travers leur centralité dans un réseau de citations27 ; ou encore en les soumettant à un comité de pairs à même d’en proposer une note quantitative. Les chercheurs ne sont bien sûr pas indifférents à l’évolution de ces pratiques, comme en témoignent par exemple des stratégies de publication d’articles à fort potentiel de citabilité tels qu’articles de définition de termes ou d’état de l’art (Charle, 2009), ou encore la transformation progressive des pratiques de publication en faveur de la publication d’articles, plus facilement quantifiables et adaptés au rythme soutenu demandé par la logique des financements de recherche sur projet28. La transformation de l’activité de chercheur depuis une vocation vers une profession (Gingras, 1991) implique ainsi une économie dans laquelle le document-publication devient un objet discrétisable à même d’être mobilisé dans des logiques inspirées d’un calcul de risque d’investissement. Son mode d’existence est alors conditionné par sa disponibilité et sa performance vis-à-vis de telles logiques et procédures de calcul.

De nouveaux acteurs dans le calcul des documents-publications

L’utilisation des techniques de scientométrie à des fins organisationnelles a été soumise à une forte critique depuis sa généralisation dans la deuxième moitié des années 2000, suscitant par exemple dans le contexte français une transformation progressive des méthodes d’évaluation de la recherche laissant davantage de place à l’évaluation qualitative et au droit de réponse des collectifs de recherche évalués (« Hcéres : Du bon usage des critères d’évaluation de la recherche », 2018). L’offre des indicateurs

27 On peut citer à ce propos des méthodes de mesure telles que l’indice de Hirsh ou « h-index » (Hirsch, 2005).28 Pour un exemple traitant du cas de la publication dans le contexte britannique, voir (Paye & Renisio, 2017). On note cependant dans ce dernier contexte une forte disparité entre les sciences sociales et les arts et lettres ou humanities, restés fortement attachés aux pratiques livresques comme mode de publication privilégié. Des études similaires dans le contexte français n’ont pas été trouvées.
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scientométriques ne cesse cependant pas de se diversifier, notamment dans le sens d’une intégration des pratiques de communication et de réception plus variés mis en œuvre par les chercheurs. Il s’agit alors notamment de pister et d’intégrer les diverses formes de mobilisations des publications dans l’espace du web (réseaux sociaux généralistes et spécialisés, encyclopédies en ligne, plateformes de curation de références bibliographiques, etc.), comme le fait par exemple le service altmetric (Adie, 2011), qui invite ainsi la sphère médiatique dans les modalités d’organisation des communautés scientifiques (Boukacem-Zeghmouri, Cordonnier, Spano, Lafouge, & Desfriches-Doria, 2017). Ces méthodes de mesure nouvelles et davantage diversifiées, si elles tentent d’élargir le périmètre d’activités publiques aptes à refléter la fortune critique du travail d’un chercheur et d’améliorer les modalités de calcul de ce dernier, ne remettent pas en cause les finalités d’une démarche qui entend la publication de recherche en terme de productivité et d’impact vis-à-vis du système de la communication scientifique et de la société.
On assiste par ailleurs à l’émergence de nouveaux acteurs participant de la médiation des carrières au prisme des documents-publications. Comme on l’a vu précédemment, les déstabilisations de la fonction éditoriale impliquent pour les chercheurs la quête de nouveaux facteurs de légitimation. On assiste ainsi à l’essor de diverses plateformes privées dédiées à la valorisation des publications de chercheurs – par exemple Academia ou ResearchGate – qui font un usage similaire de calculs quantitatifs pour produire des indicateurs de classement (Boukacem-Zeghmouri, 2015). Ce faisant, ces dernières tentent de recréer un système de légitimation qui se veut « parallèle » aux circuits institutionnels en produisant leurs propres métriques scientométriques29. Dans ce cas, le rôle des indicateurs relève davantage d’une forme de valorisation réfléchissante, via le design d’interfaces mettant en avant la popularité du travail effectué et la « réputation » du chercheur sur le modèle des vanity metrics popularisées par les réseaux sociaux (Masure, 2017a). Il s’agit ici, en fait,d’une autre forme de distribution de la fonction de diffusion de l’édition qui se voit ici partagée entre le chercheur lui-même, engagé dans une activité d’auto-promotion, et des entreprises qui assurent cette fonc-

29 Voir par exemple le RGScore de researchgate : https://explore.researchgate.net/display/support/RG+Score.
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tion en contrepartie du commerce des données extraites des publications déposées sur les plateformes ou générées par leurs utilisateurs30.
Enfin, le développement des moteurs de recherche généralistes et spécialisés a développé une nouvelle forme de « validation algorithmique » (Epron & Vitali-Rosati, 2018, p. 85) dans laquelle des acteurs privés agissent comme les nouveaux distributeurs de visibilité pour les documents-publications. Il est intéressant de noter que les modalités de fonctionnement de l’algorithme PageRank, ayant fait le succès de Google en valorisant davantage les réseaux de citations entre page web que leurs contenus (Cardon, 2013). L’algorithme PageRank, est lui-même inspiré de recherches précédentes dans le champ de la scientométrie et de la bibliométrie, et notamment du Science Citation Index mis en place par E. Garfield en 1964 au sein de l’Institute for Scientific Information (Pontille & Torny, 2013). L’utilisation de moteurs tels que Google Scholar matérialise ainsi deux transformations : d’une part, Google Scholar ne sépare pas a priori les sites « académiques » de ceux qui ne le sont pas, mais utilise l’intégralité des jeux de données sur lesquels s’appuie le moteur généraliste, y repérant automatiquement des motifs lexicaux de références bibliographiques (Pontille & Torny, 2013, §34), reconfigurant les frontières du web dit « scientifique » en ne se fondant pas sur les circuits de légitimation institutionnels pour définir le périmètre de la littérature scientifique. D’autre part, il implique de nouvelles logiques de structuration des communautés de lecteurs en proposant une logique de classement des visibilités des publications qui additionne à la traditionnelle identification d’institutions (maisons d’éditions, revues) ou d’individus-auteurs en fonction de leur légitimité, une approche fragmentaire et hétérogène fondée sur la découverte de publications spécifiques à un sujet précis31. Il implique quoi qu’il en soit une préparation du document de recherche aux dynamiques d’indexation qui conditionne ce mode d’existence pour les écrits scientifiques.

30 Comme en atteste cet extrait d’entretien avec le PDG de la plateforme Academia : « The goal is to provide trending research data to R&D institutions that can improve the quality of their decisions by 10-20%. The kind of algorithm that R&D companies are looking for is a ‘trending papers’ algorithm, analogous to Twitter’s trending topics algorithm. A trending papers algorithm would tell an R&D company which are the most impactful papers in a given research area in the last 24 hours, 7 days, 30 days, or any time period. » (Price, 2012).31 L’émergence de moteurs de recherche développés et entretenus par des Grandes Infrastructures de Recherche, tels qu’Isidore en France (Huma-Num, 2010) est aussi l’occasion du développement de nouvelles pratiques de recherche via le développement de plugins de suggestions (Pouyllau, 2016) et autres fonctionnalités permettant de transformer ces moteurs en de véritables « assistants de recherche ».
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Dans l’ensemble des pratiques décrites dans cette section, le document-publication est mobilisé comme une unité quantifiable pouvant faire l’objet d’opérations computationnelles. Sa matérialité se voit alors comprise dans le sens d’une manipulabilité pour une diversité de systèmes de calcul. Cette dernière agit comme un agent de changement pour certaines pratiques de publication à l’œuvre dans les SHS – suivant les cultures et les modalités déjà établies dans les disciplines et les communautés de recherche – mais conduit en tous les cas à une stabilisation du document de recherche en fonction de l’ensemble des traitements auxquels il est censé pouvoir être soumis. Le développement des technologies de computation et de communication est cela dit également l’instrument de déstabilisations dans la forme et le rôle desdits documents pour les activités de recherche elles-mêmes et les relations qui s’établissent entre ces dernières et les publics auxquels elles s’adressent. Il s’agit maintenant d’analyser cette dernière dimension instable du document-publication.

Une trace interprétable à l’intersection entre pratiques d’enquête, d’écriture, et de lecture

Le document-publication comme lieu interprétatif d’articulation entre pratiques d’enquête et d’écriture

Le document de recherche est le point de rencontre entre un ensemble hétérogène de pratiques d’écriture, et des pratiques de lecture qui tentent d’en tirer du sens sur un registre interprétatif. En ce sens, on pourra, à l’intérieur de l’abondante littérature portant sur la relation entre document et interprétation, se référer à la proposition de Johanna Drucker qui considère le document comme un champ associatif voué à donner une prise pour l’interprétatio,n plutôt qu’une entité à l’existence stable et objective (Johana Drucker, 2013). Selon cette conception, le document se « constitue » comme un événement qui survient à l’intersection entre un ensemble dʼinstructions de lecture encodées matériellement, et un spectre d’attentes, de questions et d’activités interprétatives apportées par le lecteur. Le document est alors, via l’activité de lecture, constitué par la
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conjonction de « cadres interprétatifs » entremêlés (Johana Drucker, 2013, p. 58) qui produisent une signification de manière émergente et spontanée32. Le document-publication se présente donc comme la relation entre un lecteur et une situation matérielle lui permettant de se placer en situation d’interprétation.
Par ailleurs, s’il est l’expression de la relation à un lecteur, le document-publication est également le point de convergence entre des activités de recherche multiples et l’activité de rédaction à proprement parler des chercheurs-écrivains. En ce sens, la publication intervient comme le résultat d’une pratique d’écriture savante intégrée dans un ensemble plus large d’opérations d’inscription. Ces dernières relèvent de la pratique privée ou semi-privée d’écriture du chercheur, et passent par des productions diversifiées, telles que notes, dessins, et autres tableaux, ainsi que l’a notamment décrit le travail de l’historien Jean-François Bert (Bert, 2014b). Indissociablement liée à toutes ces pratiques d’inscription préparatoires, l’écriture du document-publication est alors le lieu d’un complexe enchevêtrement entre, d’une part, des techniques qui visent à une effectuation de l’argument de recherche dans son développement littéraire et logique intrinsèque, et d’autre part, un ensemble de références à une variété d’éléments hors-cadre issus des pratiques de recherche extérieures au texte lui-même – soit ce que le sociologue Jean-Michel Berthelot nomme l’« appel […] à un certain type de garanties extralinguistiques, mais introduites linguistiquement : références à des sources publiées, garanties empiriques » (Grossmann, 2010, p. 420). Le document se voit alors investi d’une dimension médiatrice qui établit une continuité entre les pratiques de recherche et l’expérience d’interprétation du document de recherche en lui-même. Ce faisant, par ses qualités intrinsèques tout autant que par la relation de référence qu’il établit avec des pratiques ou des matériaux extérieurs, le document-publication vise à être interprété comme véridique, authentique et légitime à l’intérieur d’une discipline ou d’une communauté de recherche donnée33.
La qualité interprétative du document de recherche relève ainsi intrinsèquement d’une dimension collective et sociale. Ainsi que l’a montré la chercheure en media studies Lisa Gitelman, un document procède tou-

32 La dimension émergente de la matérialité (p. ) documentaire sera approfondie dans le chapitre 2 (p. ).33 Ces trois critères de jugement et leurs implications pour la publication seront approfondies dans le chapitre 3 (p. ).
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jours d’une forme de témoignage reposant sur un double mouvement de monstration et d’interprétation. Le document apparaît alors simultanément comme le témoignage et la mise en scène de l’activité de recherche. Le « connaître-montrer » (know show) impliqué par cette double fonction du document se fait alors lʼexpression dʼune « rhétorique de l’évidence » :
 […] on pourrait dire que les documents aident à définir et sont mutuellement définis par la fonction du « connaître-montrer », car la documentation est une pratique épistémique : le type de connaître enveloppé dans le montrer, et le montrer enveloppé dans le connaître. Les documents sont des objets épistémiques ; ils sont des sites reconnaissables et des sujets dʼinterprétation à travers et par-delà les disciplines, des structures à valeur de preuve dans la longue histoire humaine des indices. […] Le connaître-montrer et le ne-pas-montrer dépendent d’une évidence implicite qui est intrinsèquement rhétorique.34 (Gitelman, 2014, p. 1)
Ainsi, le document-publication se présente comme la trace d’une activité de recherche en même temps que l’articulation entre cette activité et un public de lecteurs. Pour Lisa Gitelman, la notion de document est donc moins un qualificateur ontologique que pragmatique et contextuel, dans la mesure où devient document tout ce qui est utilisé comme un document, c’est-à-dire mobilisé dans le geste spécifique du connaître-montrer. Dans le cas spécifique de la publication de recherche, ce geste renvoie alors au mode de justification à l’œuvre dans un collectif donné. Il articule ainsi enquête et écriture selon des modalités rhétoriques. Les études sociologiques et historiques de la science ont

34 Citation originale : « […] one might say instead that documents help define and are mutually defined by the know-show function, since documenting is an epistemic practice: the kind of knowing that is all wrapped up with showing, and showing wrapped with knowing. Documents are epistemic objects; they are the recognizable sites and subjects of interpretation across the disciplines and beyond, evidential structures in the long human history of clues. [...] Both know show and no show depend on an implied self-evidence that is intrinsically rhetorical. As John Guillory notes, ‹ persuasion is implicit in docer. › If all documents share a certain « horizon of expectation,« then, the name of that horizon is accountability. »
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contribué à signaler cette dimension rhétorique et socialement située de la production des textes scientifiques. Des études de cas telles que S. Shapin et S. Shaffer (Schaffer & Shapin, 1993) et C. Licoppe (Licoppe, 1996) ont ainsi montré la capacité du discours scientifique à constituer un dispositif d’administration de la preuve et le rôle du document scientifique dans l’établissement d’un témoignage à même de satisfaire les conditions sociales de la vérité scientifique. Les travaux de Latour et Fabbri, par ailleurs, décrivent le texte scientifique comme un dispositif d’articulation mobilisant une série de relations sociales pour construire la légitimité d’un argument porté par une démarche de recherche (Latour & Fabbri, 1977). Dans le champ des SHS, des auteurs comme David Pontille ont par ailleurs démontré l’articulation intime qui s’opère entre les styles d’écriture particuliers et les manières de justifier des fondements épistémologiques particuliers au sein d’une discipline ou d’une communauté de recherche (Pontille, 2003), ainsi qu’on l’étudiera plus en détail dans le troisième chapitre de ce texte. Ainsi, le document-publication, comme lieu d’interprétation, concerne à la fois les trajectoires de recherche des chercheurs et les modalités de réception et de validation par les publics auxquels il s’adresse.

Technologies numériques et expérimentations sur les nouveaux statuts du document-publication

Du point de vue du document de recherche, le développement des technologies numériques et du web a, depuis les années 1990, provoqué à l’intérieur des communautés de recherche une série d’attentes et de promesses vis-à-vis des nouvelles formes d’articulation entre communication et pratiques de recherche permises par ces nouveaux médias. On a notamment retrouvé dans les spéculations associées aux transformations du document de recherche des topiques récurrents qui reposaient sur une critique peu informée des supports imprimés, souvent conduite dans les termes d’une prétendue « libération » du format-livre. Dans ces critique, le format-livre était accusé de « linéarité » excessive – en opposition à l’hypertextualité numérique – et jugé comme « limité » en termes médiatiques là où le « méta-medium » numériques autoriserait une plus grande
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variété de formes d’expression pour les recherche – vidéo, image, son. Pourtant, la tradition de l’histoire du livre a décrit que l’invention du codex puis, progressivement de dispositifs livresques hypertextuels tels que le renvoi, l’index ou la table des matières, relevaient justement déjà d’une délinéarisation de l’écrit (Vandendorpe, 1999). Quant aux critiques sur la dimension « non-multimédia » du livre, elles passent peut-être trop rapidement sur l’histoire de l’usage des images dans les supports imprimés et autres expérimentations graphiques (Mole, 2016). Ces diverses attentes vis-à-vis d’une relation renouvelée impliquent parfois, selon Johanna Drucker, l’illusion que de nouvelles modalités de publication seraient en mesure de raccourcir ou de faciliter le long et patient travail d’investigation impliqué par l’enquête savante (Johanna Drucker, 2014b). Les déstabilisations impliquées par les technologies numériques s’inscrivent alors de nouveau dans des discours structurés par les deux pôles de la « limitation » et de l’« émancipation » vis-à-vis de la culture de l’imprimé, dans lesquels ces technologies sont peintes comme l’instrument d’une forme de progrès dans ce que le document-publication pourrait avoir à offrir à des communautés de recherche « plus innovantes », sans que les enjeux politiques, épistémologiques et méthodologiques d’une telle « innovation » ne soient vraiment interrogés.
Cependant, les technologies numériques ont parfois également été mobilisées pour faire du document-publication le cadre d’une remise en question radicale des relations entre écriture et enquête par les technologies numériques. Un ensemble de recherches qui seront étudiées dans les chapitres suivants, ont en effet expérimenté des pratiques d’élaboration documentaire articulant de nouvelles relations entre l’élaboration des documents et les traces de l’activité de recherche à l’intérieur du document publié. Ces dernières sont allé jusqu’à abolir cette distinction en instituant des pratiques d’enquête en pratiques de publication. Ce faisant, elles investissent les transformations numériques moins dans les termes d’un projet de normalisation – ou d’établissement de « standards innovants » et autres « bonnes pratiques » – que comme une force de remise en question continue des institutions et des pratiques assemblées par la publication, ainsi que l’ont notamment formulé Janneke Adema et Samuel Moore à travers le concept d’accès ouvert radical (Janneke Adema & Moore, 2017). Ce faisant, ces expérimentations questionnent la maté-
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rialité des documents-publications autant que les processus qui lient les pratiques de recherche aux pratiques éditoriales, perturbant de proche en proche l’ensemble du système de la communication scientifique, mais aussi les dynamiques de formation des collectifs de recherche.
Les expérimentations radicales de l’utilisation des technologies numériques dans la publication sont aussi variées que le sont les pratiques méthodologiques, les objets d’étude et les paradigmes épistémologiques des collectifs qui peuplent les SHS. Elles semblent toutefois à ce stade pouvoir être classées selon deux pôles. Une première série d’expérimentation s’inscrirait dans ce que Jerome McGann a nommé un paradigme déformant de l’interprétation (J. J. McGann, 1991), entendant la relation documentaire comme le lieu de la formulation de perspectives interprétatives situées et génératives. Une autre série d’expérimentations porterait, au contraire, sur le renforcement des modalités d’administration de la preuve et de véridiction relevant davantage du modèle des sciences de la nature et de la constitution d’une connaissance plus « objective » grâce aux technologies numériques. Ces dernières ayant été largement explorées par la thèse de Stéphanie Delmotte, qui a exploré comment l’apparition du CD-ROM dans les pratiques de publication en archéologie réanima une série de débats sur les « fondements scientifiques » des SHS à travers l’invention du format logiciste SCD (Delmotte, 2007), elles ne seront présentes dans cette enquête que de manière marginale. Je m’intéresserai ici davantage à la première catégorie (celle des expérimentations liées à l’interprétation) dans la mesure où elle semble entrer davantage en friction et en conflit avec les autres dimensions de calculabilité et de manipulabilité qui semblent favoriser une stabilisation du document-publication.
Ainsi, les documents produits dans le cadre de la publication de recherche en SHS se voient traversés par des enjeux divergents qui font dialoguer les besoins attachés aux questions d’affichage et de comptage des traces produites par les chercheurs, avec le caractère situé et interprétatif des documents de recherche. Pour la clarté de la démonstration, on peut alors se permettre de caricaturer la situation en la décrivant selon deux pôles de déstabilisation des pratiques de recherche. D’une part, se développe une dynamique d’objectivation des documents-publications qui
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manipule et produit ces derniers comme des objets voués à remplir une mission prédéfinie : celle de transmettre les résultats d’une activité professionnelle sous une forme transformable, cherchable et exploitable, impliquant nécessairement des opérations de formalisation dans les modes de description, les formats et les statuts documentaires. D’autre part, on observe le développement d’une dynamique de situation des documents dans les contextes, les collectifs et les processus avec lesquels ils dialoguent, et qui pousse à l’exploration de nouvelles formes d’articulation entre écriture, enquête et publication. Ces expérimentations questionnent alors les modes de véridiction des disciplines tout autant qu’elles impliquent de nouvelles formes de relation avec les publics. C’est cette dernière relation à l’œuvre dans la publication dont il s’agit maintenant d’identifier les instabilités et les mutations.

La publication comme geste entre formation de communautés et assemblage de publics

La publication consiste en un geste social qui implique, nous l’avons vu, par le truchement des documents qu’elle produit, une multitude d’acteurs dont les figures de l’auteur et de l’éditeur apparaissent complexifiées par les mutations impliquées notamment par la poussée des technologies numériques. Elle s’avère cela dit également être un geste politique, dans lequel la figure du public se révèle elle aussi transformée par les mutations en cours. Ces dernières mutations sont particulièrement perceptibles dans les SHS dans la mesure où le champ entretient une relation particulière à la sphère publique. Outre leurs objets qui touchent souvent de manière directe des problématiques par ailleurs présentes dans les sphères médiatiques et publiques, les écrits des SHS reposent pour une grande part d’entre eux sur des langues naturelles – et non sur des langages formels comme ce peut être le cas pour les sciences de la nature – favorisant leur circulation et leur appropriation au-delà du monde universitaire, parfois au risque de leur légitimité auprès des institutions (Renisio, 2017). Face à la porosité de la publication en SHS et l’évolution de cette dernière sous le coup du développement des technologies numériques, il s’agit donc de décrire les différentes mutations à l’œuvre, par le biais de la publication, dans la constitution des collectifs des SHS et leur rôle vis-à-vis d’autres sphères.
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Les mutations de la relation entre sphère scientifique et sphère publique

Le public de la publication scientifique est traditionnellement entendu comme un collectif double constitué, pour une part, d’une « communauté de pairs », et pour l’autre, d’un « grand public ». Dans les pratiques traditionnelles du système de l’édition scientifique, chacun de ces groupes de destinataires correspondent à des collections, des formats et des modalités éditoriales séparées, et induisent des modes de relation différents entre « auteurs » et collectifs. En effet, les « pairs » de la publication scientifique ont la particularité d’être eux-mêmes des auteurs en mesure de discuter et de répondre à une publication donnée, et sont par ailleurs souvent convoqués dans le travail éditorial afin de contribuer à la fonction de sélection de l’édition par la conduite de « revue par les pairs » et la composition des comités scientifiques des revues ou des collections d’ouvrages. Sur le plan de la validation et de la sélection des pairs constituant le public du chercheur, le développement des technologies numériques a permis de développer de nouveaux modes de travail, touchant notamment aux fonctions éditoriales de préparation des textes et de validation, tels que les procédés de revue ouverte (Dacos & Mounier, 2011) ou de revue post-publication (Broudoux & Chartron, 2009). Ces transformations restent cependant fortement intégrées dans les modalités existantes de régulation de la publication et relèvent de transformations marginales si elles ne sont pas articulées avec des mutations plus importantes. 
Les deux groupes de destinataires que sont la « communauté de pairs » et le « grand public » se voient aujourd’hui reconfigurés. Ils ont pourtant de longue date été liés par une relation de redevabilité mutuelle. En effet, la question de la publication d’une pratique de recherche auprès d’un collectif relève tout autant de son accessibilité pour certains publics que de sa contribution à une forme de publicité entendue au sens d’un intérêt public ou d’une sphère publique. Jurgen Habermas désigne par publicité une forme d’accès aux informations tout autant qu’une question de finalité, dans la mesure où il définit la publicité comme ce qui relève ou
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contribue de l’intérêt commun (Habermas, 1988). Selon Beaudry, sphère scientifique et sphère publique communiquent ainsi selon des régimes de relation réciproques :
Parti de la sphère publique en général, l’espace de communication scientifique comporte la publicité comme dimension constitutive. Le texte scientifique publié entre dans la sphère publique composée de deux segments : la communauté internationale des chercheurs et le public en général. Ces deux catégories exercent distinctement des fonctions critiques complémentaires. Par les règles du système de communication scientifique, être publié, en particulier par un éditeur reconnu, comprend des filtres d’évaluation et de validation. Les produits des activités éditoriales rejoignent le corpus documentaire scientifique et constituent la connaissance généralement admise. Cette dernière pourrait être qualifiée d’« opinion publique scientifique ». La communauté des chercheurs exerce une fonction publique dans son devoir de critique, de vérification, voire de réfutation des résultats de recherche publiés.  (Beaudry, 2011, p. 165)
Or, la porosité induite par le web, le développement progressif de la publication en libre accès, ainsi que les nouvelles modalités de publication mentionnées dans les parties précédentes permettent à des collectifs de lecteurs de plus en plus hétérogènes d’entrer en contact avec les publications des chercheurs. Marin Dacos et Pierre Mounier décrivent d’ailleurs les mutations de la communication impliquées par la poussée des technologies numériques comme une transformation qui concerne avant tout cette relation :
Ce qui caractérise lʼusage des TIC dans les pratiques de communication en sciences humaines et sociales, cʼest, nous semble-t-il, quʼelles réactivent dʼune manière particulière la tension que ces disciplines connaissent traditionnellement entre un pôle de scientificité, où les sciences de la nature jouent un rôle prédominant, et un espace public de plus en
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plus problématisé par lʼintermédiaire de la notion de « société de lʼinformation ».  (Dacos & Mounier, 2009)
Les nouvelles formes d’édition et de publication à l’œuvre dans la publication remettent ainsi en question la traditionnelle notion de « vulgarisation » impliquant une division nette entre écrits de recherche destinés à une communauté de pairs et écrits destinés à la sphère publique. Les technologies numériques sont alors envisagées non pas comme une simple instrumentation mais comme le vecteur d’un renouvellement de la place des SHS dans la société. Cette question trouve des échos importants dans les débats anglo-saxons portant sur le renouveau de la figure de l’intellectuel public dans la sphère publique américaine (Lunenfeld, Guffey, & Guins, 2010), autant qu’elle engage les communautés de chercheurs en Humanities impliqués dans la réflexion sur leurs pratiques des technologies numériques dans un questionnement sur la participation de leurs écrits à une forme de « critique culturelle » des enjeux sociaux et politiques inhérents à ces dernières (Liu, 2012b) et l’expérimentation de formes de publication adaptées à un tel projet (McPherson, 2018). Dans le champ français, la place centrale de l’organisation Open Edition participe d’un même projet de renouvellement qui va au-delà des préoccupations relatives aux seules communications entre chercheurs :
Si les SHS veulent pleinement jouer leur rôle dans l’interprétation et la compréhension de notre société, elles ne peuvent pas se permettre de le faire seulement dans le confort et l’isolement des murs de l’université. Elles ont intérêt à se doter de leur propre force de projection des idées, c’est-à-dire de leur propre média, au sens noble du terme de passeur entre deux mondes. […] En s’orientant ainsi résolument vers le public, elles ne renonceront pas à leur dimension scientifique, et même elles profiteront, par effet de levier, de perspectives méthodologiques nouvelles.  (Dacos, 2012, §1)
Ainsi, le mouvement de l’accès ouvert relève autant d’une démarche de mise en accès des productions des chercheurs que d’un projet politique transformateur pour les SHS et leur rôle dans la société. Il permet de reconfigurer les frontières des communautés savantes, favorisant des ren-
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contres entre les disciplines mais aussi de nouveaux assemblages au-delà des communautés purement académiques, selon des modalités non programmées à l’avance permettant l’apparition de « lecteurs inattendus »35. C’est dans ce sens que travaillent des collectifs de recherche tels que le Center for Disruptive Media (« Centre for Disruptive Media », 2013), pour orienter le mouvement de l’accès ouvert vers une démarche radicale vis-à-vis des institutions de l’édition36 plutôt que comme un principe ou critère parmi d’autres à respecter pour la diffusion des travaux de recherche.

Les publics de la recherche en question

Dans une telle relation, le public n’apparaît plus comme un récepteur passif ou une communauté de collaborateurs, mais un groupe hétérogène d’acteurs réunis par des intérêts et des préoccupations trouvant des intersections dans le lieu d’une publication donnée. Dans Le public et ses problèmes, le philosophe John Dewey construit une théorie politique du public qui désigne ce dernier comme l’émergence d’un collectif en réaction à un problème spécifique (Dewey, 1927/2010). Selon cette conception, le public est dynamiquement constitué par des acteurs qui se mobilisent dans une enquête commune motivée par le souci des conséquences d’une situation donnée37. En ce sens, faire le geste de la publication revient à assembler un collectif hétérogène d’acteurs qui ne se seraient pas retrouvés préalablement à l’expression de préoccupations partagées. John Dewey développe en ce sens une vision radicale du rôle du chercheur dans la démocratie qu’il appelle à investir une fonction de participation à la cité – via la contribution à la constitution de publics autour de problèmes partagés – tout autant que de compréhension. Ainsi, si on l’aborde avec un regard deweyien, la publication scientifique pourrait

35 « Les vertus heuristiques de l’open access font, en effet, partie des arguments en faveur d’une libre circulation des idées, afin de favoriser l’apparition du « lecteur inattendu » […], faisant fi des barrières innombrables à l’accès que constitue un modèle économique à péage aval. De la même façon, l’accès des familles des malades aux mêmes informations que le corps médical a favorisé l’émergence d’un nouvel acteur de la recherche, disposant d’une expertise spécifique en voie de reconnaissance […]. » (Dacos, 2012, §20)36 Citation originale : « Can open access be understood in similar terms: less as a homogeneous project striving to become a dominating model or force, and more as an ongoing critical struggle, or series of struggles? » (Janneke Adema & Hall, 2013).37 Le chapitre 4 (p. ) développera cette dimension politique et sociale de l’enquête entendue dans un sens deweyien, à travers l’étude de cas de lEnquête sur les Modes d’Existence (p. ).
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
alors se reformuler comme un travail d’articulation entre, d’une part, les collectifs de recherche, et, d’autre part, un ensemble d’acteurs variés sensibilisés à un problème ou une préoccupation commune. 
La figure du « lecteur inattendu », comme la question des publics telles que conceptualisées par la philosophie pragmatique de John Dewey, impliquent une forme d’indéfinition sociale propre à regrouper des acteurs hétérogènes. Le travail d’assemblage social du geste de publication n’est alors pas exempt d’une forme de tension. En effet, la notion de communauté scientifique constituée par la production de savoirs communs apparaît alors comme un projet risqué et toujours mis en tension par les diverses formes de médiations qu’il implique, ainsi que l’a travaillé Yves Citton à travers la distinction entre commun et comme-un (Citton & Quessada, 2011)38. Dans le même sens, dans un article de philosophie portant sur la relation entre espace public et espace commun, le philosophe Etienne Tassin retrace ainsi la relation entre public et commun(ication) comme un espace de tension entre une dynamique de rassemblement et une dynamique d’écartement. Ainsi :
Cette figure paroxystique de la communauté fait valoir la communion comme aboutissement contradictoire de la communication. Elle indique, a contrario, comment lʼinstitution dʼun espace public est précisément ce qui maintient la communauté à distance dʼelle-même : ce qui, certes, rapporte les individus les uns aux autres, mais qui dans le même temps les déporte les uns des autres, ce qui les soumet à un régime dʼimpropriété mutuelle afin de préserver les termes dʼun échange possible. Espace de distanciation, espace de médiation qui interdit le don de soi autant quʼil préserve du rapt de soi.  (Tassin, 1992, p. 24)

38 « Dans le comme-un, nous mettrons donc l’accent sur ce comme, qui permet à la fois de préciser notre traditionnelle critique de l’Un, mais qui invite surtout à déployer les pouvoirs propres des médiations de composition politiques nécessaires au soin des communs. À différentes échelles, sur différents objets, les contributions qui suivent préciseront quel est le commun dont émane notre puissance individuelle et collective, par quel comme-un il peut ou doit passer pour exprimer ses forces propres, quels sont les risques et les vertus spécifiques de ce comme, et quelles formes de commun affermi s’esquissent à l’horizon de telles médiations. »
Le vacillement des formats
Le type de collectif construit par les nouvelles modalités de constitution des publics peut alors être interprété comme l’accentuation de la dimension « publique » – au sens de conflictuelle et hétérogène – de la publication. Ainsi, la porosité accrue de l’espace de la publication de recherche peut être entendue à la fois comme une ouverture à des publics hétérogènes et diversifiés et un facteur de débat et de tension du fait de cette même hétérogénéité. Dans un contexte d’interdisciplinarité croissante, le fait de définir une contribution comme « authentique » du point de vue de critères définis, construit des espaces d’échange et de publication. Un des indices de cette situation se caractérise par le phénomène des canulars, qui traduisent par un geste de transgression les enjeux de légitimation et d’authentification des énoncés à l’œuvre dans un espace de publication donné. Si l’épisode dit des Science Wars déclenché par l’intrusion de deux physiciens dans l’espace de publication des sciences humaines et sociales (Sokal & Bricmont, 1997) a initié ce phénomène dans un contexte de publication encore dominé par la circulation d’ouvrages imprimés (celui des années 90), on le retrouve aujourd’hui à l’intérieur même du champ avec des exemples comme celui de la revue Sociétés (Lamy & Saint-Martin, 2015), ou dans le champ anglo-saxon de l’affaire « Sokal Squared » ciblant divers courants des cultural studies anglophones (Monod, 2018)
Le geste du canular scientifique conduit à débattre tout autant des procédures de sélection et des capacités de certains collectifs à prendre en charge la fonction de sélection de l’édition, que de l’authenticité épistémologique de communautés savantes entières par un geste d’intrusion dans leurs espace de publication ayant vocation à exercer une critique radicale de leur légitimité méthodologique, épistémologique, et donc en fin de compte, sociale. Ce geste fait répondre l’inauthenticité à l’authenticité dans une optique de provocation permettant de formuler a posteriori une opération d’auto-authentification pour les porteurs de l’attaque. Dans son analyse des Sciences War, le chercheur en Sciences de la Communication Yves Jeanneret souligne comment de telles entreprises révèlent la « trivialité » des savoirs au sens où ces derniers se voient simultanément aptes à être partagés auprès de communautés et d’espaces diversifiés, et facilement rendus incompréhensibles voire absurdes par leur circulation hors
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
de leur circuit de reconnaissance original39 (Jeanneret, 2000). De telles confrontations et débats sont amplifiés par la configuration de nouveaux espaces de publication fortement innervés par les technologies numériques, et révélateurs de la capacité de la publication à générer des collectifs constitués par des relations complexes et parfois conflictuelles.
Le geste de la publication scientifique se définit donc comme un geste de constitution d’un collectif non pré-existant et marqué par une tension entre la formation d’une communauté constituée par des préoccupations partagées et l’ouverture à un débat confrontant des cadres de référence hétérogènes. Dans ce contexte, l’intersection de préoccupations communes opère comme un « liant » toujours en danger de dissolution, et les actes et les documents produits par la publication savante, s’entendent comme un geste qui est avant tout politique : publier, c’est assembler un public à propos de problèmes de recherche. Ainsi, si les SHS portent une diversité de programmes épistémologiques, elles se caractérisent donc peut-être également par un rôle politique particulier dans le débat démocratique et leur positionnement social. L’expression publication dans les Sciences Humaines et Sociales se voit donc trouver une forme de pertinence si elle implique de questionner le rôle des collectifs de recherche dans un environnement plus étendu sur le mode d’une relation instable et dynamique.

Conclusion

Les publications en SHS, telles qu’elles ont été définies dans ce chapitre, se saisissent à la croisée entre différentes dimensions qui agissent sur la stabilité des pratiques de recherche, autant qu’elles ouvrent des espaces multiples pour une reconfiguration des rapports entre pensable et

39 « C’est la question de la trivialité des savoirs – de leur partage, soit large, soit étendu – qui avait mis en mouvement la querelle : non pas la cohérence propre de tel texte, mais la question posée par les transports, transformations, détournements des langages et des concepts ; non pas l’exercice de la pensée scientifique, mais l’invocation qui peut être faite de l’exactitude scientifique, soit pour fournir à une discipline moins reconnue un prestige particulier, soit au contraire pour la prendre au piège et la disqualifier ; non pas la nature du travail propre de Robbins, de Latour ou de Lacan, mais les ressorts de l’influence intellectuelle, des schématismes et des engouements que celui-ci suscite ; non pas la valeur établie des œuvres dans un cadre normé, mais la question de ce qu’elles deviennent si l’on brouille le circuit de leur reconnaissance. »   (Jeanneret, 2000, p. 252).
Le vacillement des formats
possible. Elles sont ainsi le champ d’exercice d’une multitude de formats qui dialoguent avec les spécificités des pratiques d’écriture, de lecture et d’édition des collectifs de recherche, en consolidant certaines de leurs modalités tout appelant, pour d’autres, à la conduite de pratiques expérimentales.
Si l’on comprend la publication comme un acte – faussement immédiat car conditionné par l’existence d’un épais processus éditorial – alors l’établissement et la cristallisation des systèmes socio-techniques associés à la communication savante, constitués par un certain mode d’organisation du travail, et par un appareillage technique important, agissent comme des facteurs de stabilisation. Ces facteurs alignent des pratiques d’écriture, de lecture et d’édition avec des horizons communs. Ils produisent alors parfois des modèles qui agissent en retour sur la constitution de ces mêmes systèmes en tant que cadres autorisant et empêchant, suggérant ou décourageant certaines pratiques par rapport à d’autres. Néanmoins, le développement des technologies numériques et l’apparition d’acteurs nouveaux dans la communication de la recherche, semblent aussi introduire de nouvelles pratiques qui, à leur tour, remettent en question les pratiques de publication et transforment les modèles à l’œuvre dans l’acte de publier.
Prise comme une activité de production de documents, la publication réunit des enjeux contradictoires qui la connectent à des problématiques tout autant industrielles, socio-professionnelles, qu’épistémologiques et méthodologiques. Dans le cadre d’un espace de communication construit par des processus d’éditorialisation et de rééditorialisation, le document de recherche est marqué par le besoin de circuler à travers une diversité d’espaces et de supports. Il est par ailleurs destiné à être soumis à un ensemble d’activités computationnelles pour l’indexation d’une production scientifique toujours plus massive mais également pour le pilotage de l’attribution des budgets de recherche. Le document-publication est néanmoins également le lieu d’activités interprétatives d’écriture, de lecture et d’édition, constitutives des pratiques de recherche. Le développement des technologies numériques, dans ce cas, a conduit à de nouveaux types de relations entre pratiques d’investigation et d’écriture, notamment via une mobilisation accrue des « données », « sources » ou « documents »
Chapitre 1. Situer les publications en Sciences Humaines et Sociales au prisme de leurs vacillements
élaborés par la recherche dans les activités de publication. Ces nouvelles pratiques font rejaillir des débats relatifs à l’épistémologie des disciplines des SHS en mettant en lumière les modalités de véridiction hétérogènes selon lesquelles elles se reconnaissent comme des communautés savantes.
Enfin, les formats de la publication vacillent parce qu’elle est une activité sociale et politique d’organisation et de formation de collectifs qui n’est jamais totalement consolidée. Si l’organisation disciplinaire et la logique de la spécialisation avaient stabilisées les finalités de la publication comme une activité de contribution à un champ circonscrit de la connaissance auprès d’une communauté de pairs spécialistes, la trivialité et la porosité impliquées par le développement de nouveaux espaces de communication ainsi qu’un accès plus ouvert aux publications de recherche, ont ravivé une forme d’interdisciplinarité dans les échanges entre disciplines autant qu’une ouverture des communautés de recherche à des acteurs non-universitaires, mus par des intérêts et orientés des points de références différents et parfois antagonistes. Les publics de la recherche apparaissent alors comme des collectifs composites, hétérogènes et éphémères.

fig. 2 (p.)

Ce chapitre a ainsi permis de reconstituer la scène sur laquelle se déroule cette enquête, en restituant une première fois les dimensions socio-professionnelles, techniques et esthétiques qui concourent au vacillement qui s’opère entre pratiques conventionnelles et expérimentales de publication dans les communautés savantes. Il s’agit maintenant d’explorer les articulations à l’œuvre entre ces différentes dimensions comme autant de formats qui dialoguent avec les pratiques de recherche. Dans le cadre d’une enquête en design intéressée aux relations multiples qui s’opèrent entre expériences humaines et environnements socio-techniques, ce sont les articulations entre les différentes acceptions de la notion de publication qui sont ici importantes : comment le processus éditorial participe-t-il de la production de documents-publications ; comment ces derniers participent eux-mêmes de la constitution d’un public. C’est donc à l’intersection entre plusieurs de ces dimensions que pourront être inspectées le mieux les vacillements en question et leurs enjeux de design dans les chapitres qui suivent.
Le vacillement des formats
Il s’agit tout d’abord d’étudier comment les technologies mobilisées dans les systèmes de production éditoriale articulent la dimension processuelle de l’acte de publication avec les documents qu’il produit. Sous le régime de l’éditorialisation, le processus éditorial est en effet pris en charge par des acteurs variés qui, via les modèles de la matérialité du document-publication qu’ils mettent en œuvre au moment de faire passer les textes d’un environnement à un autre, induisent pour les chercheurs une certaine manière d’envisager la relation entre leurs pratiques d’écriture et les documents qui en découlent. En ce sens, à travers une relocalisation du modèle de conception de la séparation entre « contenu » et « présentation », c’est cette première articulation dont il s’agit de faire l’étude dans le chapitre suivant.

Figures

  • Figure 2 (p.). Vue dʼensemble des facteurs de stabilisation et de déstabilisation dans les différentes modalités de la publication de recherche en SHS.

Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales

Chapitre 2. Modèles
et performances du texte
de recherche dans les formats
de données éditoriaux

En 1974, dans les bureaux du laboratoire d’informatique PARC à Palo Alto (Californie, USA), les concepteurs Butler Lampson et Charles Simonyi inventaient le logiciel Bravo (Simonyi & Lampson, 1974). Bravo était le premier système d’écriture dit What you See is what you get1 ( WYSIWYG), une nouvelle typologie de logiciels d’édition de documents qui offraient une similarité visuelle entre l’affichage à l’écran d’un texte en cours de rédaction et son aspect une fois imprimé. Cette nouvelle technologie, et les discours qui allaient l’accompagner progressivement, annonçait une rupture dans les processus éditoriaux et la fabrication de documents propres à la publication : elle promettait en effet à ses utilisateurs de prendre le contrôle direct sur l’aspect et la disposition des documents destinés à l’impression et à la distribution, et ainsi de se dispenser de la coûteuse – et parfois perçue comme élitiste – nécessité de faire appel aux moyens et aux professions spécialisées du secteur de l’édition pour ce faire. Cela dit, alors que Charles Simonyi relatait les premières expériences de démonstration du logiciel, il relevait déjà la persistance d’un différentiel entre l’image du texte à l’écran et sa concrétisation effective dans le résultat obtenu une fois imprimé :
Nous avons fait une démonstration montrant comment nous pouvions afficher à lʼécran un mémo avec de belles polices, et en particulier le logo Xerox dans sa police Xerox spécifique,

1 Traduction : « Ce que vous voyez est ce que vous obtenez »
Le vacillement des formats
puis lʼenvoyer par Ethernet et lʼimprimer sur lʼimprimante laser. Nous avons donc imprimé ce que nous avions créé à lʼécran sur du papier transparent pour diapositives. Une partie de la démo consistait à appuyer sur le bouton pour imprimer, puis nous avons tenu la version imprimée en l’air, devant lʼécran, de manière à ce que vous puissiez voir à travers le support transparent que les deux étaient identiques. En fait, elles nʼétaient pas exactement identiques, mais elles étaient suffisamment proches.2 (Simonyi, 1997)
Alors que Charles Simonyi poursuivrait son entreprise en devenant sept ans plus tard le maître d’œuvre du logiciel Microsoft Word, la distance suffisamment proche ici relatée entre le texte écrit et le document publié, signale un écart persistant et non escamoté entre la pratique de l’écriture d’une part, et les divers processus éditoriaux qui produisent le document-publication, d’autre part. Cette distance signale en ce sens un vacillement dans le statut du texte, entre lieu d’écriture à l’écran pour un auteur et indication pour un processus éditorial menant à la publication. Dans ce vacillement, le différentiel entre l’aspect du texte tel qu’il est écrit et son aspect une fois publié apparaît comme un interstice au statut trouble et ambigu, dans lequel les indications de mise en page et de typographie d’un écrivain agissent à la fois comme des instructions pour les autres, et comme une structuration pour sa propre pensée. Pour désigner de tels interstices troublés, le chercheur en sciences de l’information et de la communication Emmanuel Souchier a dénommé image du texte l’« interdétermination du sens et de la forme […] qui participe activement de l’élaboration des textes » (Emmanuël Souchier, 1998, p. 138). Ainsi, alors que la technologie WYSIWYG était

2 Citation originale : « We had a demo showing how we could display a memo with nice fonts, and specifically the Xerox logo in its specific Xerox font, on screen, and then send it through the Ethernet and print it out on the laser printer. So we printed what we had created on the screen onto transparent slide stock. Part of the demo was to push the button to print and then we held the printed version up, in front of the screen, so you could see through the transparent stock that the two were identical. Actually they werenʼt exactly identical, but they were close enough. »
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
présentée et promue comme une forme de simplification – voire de suppression – des épais processus éditoriaux nécessaires à l’acte de publier, la distance suffisamment proche qu’elle maintenait révélait en fait la complexité nouvelle des environnements numériques d’écriture vis-à-vis des pratiques de production de sens.
Durant les mêmes années que les premières expérimentations du logiciel Bravo, une conception de l’écriture et de l’édition radicalement différente et apparemment opposée à celle de la naissance du WYSIWYG se développait dans les locaux de l’entreprise IBM. Au sein de cette dernière, en effet, l’invention du format Generalized Markup Language (GML) par Charles Goldfarb, Edward Mosher et Raymond Lorie, allait préfigurer la naissance de systèmes d’écriture numérique dite « balisée », que certains de leurs héritiers allaient promouvoir progressivement comme les instruments d’un accès plus direct à la structure et la signification des écrits, en-deçà de leur mise en forme pour des supports et des usages particuliers. Alors que Bravo s’inscrivait dans le contexte de recherches tournées vers l’informatique personnelle, GML naissait de l’effort collectif d’acteurs de l’industrie de l’édition et de la communication professionnelle – notamment en contexte administratif et bureautique – et notamment du travail de l’ingénieur William Tunnicliffe et du designer éditorial Stanley Rice. Ces derniers avaient instauré dès les années 1960 un ensemble de principes de conception visant une meilleure division du travail entre auteurs et professionnels de l’édition. Ces principes se fondaient notamment sur la séparation entre le « contenu informationnel » et le « format » des documents produits dans les projets éditoriaux (Bingham, 1996), permettant aux rédacteurs de se concentrer sur la seule écriture du contenu et aux éditeurs et designers graphiques de traiter plus systématiquement les contraintes matérielles et les enjeux typographiques liés à la présentation visuelle des documents finalement publiés.
Les pratiques d’écriture attachées aux documents-publications qui circulent entre les mains des chercheurs en SHS aujourd’hui sont influencées et conditionnées par les histoires, les imaginaires et les métaphores qui ont conduit à la fabrication de leurs outils de travail. Elles participent, comme on l’a vu dans le premier chapitre, de la construction
Le vacillement des formats
de modèles3 qui affectent la production d’un texte en particulier par les prédispositions et les conventions plus larges dans lesquelles il est inscrit. À ce titre, dans le champ littéraire, Gérard Genette avait proposé le concept d’architexte pour désigner « lʼensemble des catégories générales, ou transcendantes – types de discours, modes dʼénonciation, genres littéraires, etc. – dont relève, chaque texte singulier » (Genette, 1979). Dans le champ des Sciences de l’information et de la communication, le concept a été réinvesti et étendu à l’ensemble des médiations sociales, culturelles et techniques qui président à la production de l’écrit, notamment en contexte informatisé. Ainsi, pour Yves Souchier, les architextes informatisés se situent tout autant dans « un traitement de texte, qui intègre des outils dʼécriture, des polices typographiques, des mises en page automatiques, ou des correcteurs de textes, un navigateur qui structure les modalités dʼaccès à des ressources documentaires […] » et ils « régissent les niveaux les plus divers du circuit de lʼécrit : rédaction, édition, documentation, lecture… » (Emmanuel Souchier, Davallon, Le Marec, Després-Lonnet, & Jeanneret, 2013, pp. 23‑24). Ils sont à la fois le produit des représentations de leurs concepteurs, et les cadres des pratiques textuelles qu’ils permettent et imaginent. Ainsi, les pratiques de conception technologique sous-jacentes au système de la communication scientifique contemporain peuvent être décrites comme des formats techniques pour l’écriture de recherche : elles construisent un champ pour l’action et les pratiques d’écriture et de lecture, mais diffusent également un ensemble d’imaginaires et de représentations modelant les activités d’interprétation des chercheurs. En cela, elles œuvrent à la constitution d’un sujet d’écriture.
Dans ce contexte, les pratiques de préparation des documents-publications de recherche se retrouvent héritières des deux traditions constituées par Bravo et par GML. Les logiciels dits WYSIWYG sont massivement utilisés par les chercheurs en SHS, alors que les descendants de GML – et son plus important héritier, l’eXtended Markup Language ou XML, sur lequel je reviendrai dans ce chapitre – se voient utilisés dans la plupart des systèmes éditoriaux de préparation, d’indexation et de circulation des livres et des revues en ligne contemporaines. 

3 Dans la continuité du chapitre 1 (p. ), je reprends ainsi la notion de modèle dans le sens proposé par Michael Bhaskar, à savoir un ensemble « d’extrapolations abstraites, que nous utilisons pour guider nos actions » (Bhaskar, 2013, p. 87).
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
La production des documents-publications est alors le résultat d’un ensemble de conversions et de traductions depuis des fichiers numériques construit avec l’une des deux familles de systèmes d’écriture numérique vers une autre. À travers ces traductions, ce sont des appréhensions concurrentes de la relation entre pratiques d’écriture et d’édition qui se rencontrent et se mêlent dans le processus éditorial : d’une part, une approche du texte écrit comme la préfiguration immédiate (bien que dans les faits toujours différée) du document produit ; de l’autre, sa prise en charge comme une matière à même d’être mise en forme par une diversité d’acteurs – qu’il s’agisse de designers éditoriaux et de typographes, de systèmes d’indexation ou de sites web les affichant au moyen d’un gabarit prédéterminé. Pour autant, ces deux approches concurrentes sont, dans les pratiques courantes, inexorablement liées, car la prise en compte des besoins éditoriaux par les écrivains conditionne nécessairement le champ de possibilités offertes durant la rédaction des textes. Le format de l’écriture est alors en partie instauré par les formats de l’édition qui en sont l’horizon technique et sémiotique4
Le sujet d’écriture instauré par les pratiques associées à la publication de recherche contemporaine est donc un composite hybride. Grâce aux jeux de traduction effectués depuis les formats des environnements d’écriture vers ceux des milieux éditoriaux, ce sujet est le lieu de dialogue d’une pluralité de relations sémiotiques, sociales et méthodologiques, entre les pratiques d’inscription des différents acteurs du processus éditorial, et les « manifestations observables » (Broudoux et al., 2005) des documents-publications. À ce propos, une récente étude par questionnaire effectuée auprès de 20 663 chercheurs universitaires de plusieurs disciplines et pays5 a permis d’obtenir un aperçu empirique des pratiques

4 Des exemples anodins de cette relation peuvent se retrouver dans la vie universitaire quotidienne, comme le fait qu’une édition préfigure une certaine longueur de texte, qu’elle puisse être envisagée en polychromie ou en noir et blanc, qu’elle prévoie la création d’un index, etc. Un exemple plus spécifique peut aussi être trouvé dans des chaînes éditoriales contemporaines telles que celles qui reposent sur la technologie d’édition électronique Lodel (Centre pour l’Édition Électronique Ouverte, 2002), qui permet auteurs et les éditeurs d’agir à travers un document Word ou LibreOffice, tout en leur demandant de respecter des feuilles de styles strictes pour que le document soit accepté dans le logiciel pour ensuite être transformé selon une diversité de formats.5 Étude en ligne conduite du 10 Mai 2015 au 10 Février 2016 par Bianca Kramer et Jeroen Bosman, Université d’Utretch. Le questionnaire, traduit en 6 langues, avait pour objectif de dessiner le paysage logiciel des pratiques de communication scientifique à travers le monde et les disciplines. On se concentre ici sur la question relative aux outils d’écriture des contributions utilisés par les chercheurs universitaires. Plus d’informations sur le contexte de l’étude et la méthodologie : https://101innovations.wordpress.com/.
Le vacillement des formats
de communication des chercheurs en sciences humaines associées à ce type de transformations. En analysant les résultats de ce questionnaire6, on découvre un paysage kaléidoscopique d’outils et de logiciels, qui sont autant de manières de constituer l’appareillage de l’écriture comme un ensemble de modèles et de procédures de travail. On y observe toutefois une hégémonie indéniable des logiciels d’écriture à l’interface fondée sur le principe du WYSIWYG (fig. 1 p.@image;id:etude_101_schema_general@), au premier rang desquels le logiciel Microsoft Word et ses substituts (Libre Office, Google Documents, etc.).
Et pourtant, dans les pratiques de publication normales des SHS7, malgré – ou à cause de – l’usage majoritaire d’outils numériques d’écriture de type WYSIWYG, les questions attachées à l’inscription sensible et la dimension matérielle des textes de recherche (par exemple, les questions de typographie et de mise en page) sont généralement peu présentes dans les préoccupations des chercheurs au moment de l’écriture des documents-publications. La production et la réception des documents de recherche sont alors focalisées sur un registre discursif qui pense traiter les publications de recherche comme des énoncés indépendants de leurs modalités d’énonciation, de purs discours dont le mode de mise en présence physique ou graphique n’est pas significatif. Ces conceptions sont confirmées et redoublées par des processus éditoriaux qui se construisent dans le sens d’une division industrielle du travail de production des textes qui fait de plus en plus appel à des dispositifs automatiques de préparation et de présentation des textes.
Dans ce contexte, les mutations des industries éditoriales durant les dernières décennies ont trait à des transformations d’ordre quantitatif – comme en témoigne la spectaculaire et continue augmentation du nombre de publications produites par le système de la communication scientifique (Waquet, 2015, pp. 41‑43) – mais elles ont également trait aux

6 Interprétation réalisée à partir du jeu de donnée ouvert de l’étude. Réponse à la question « Quel outil/sites utilisez-vous pour écrire/préparer votre manuscrit ». Outre un champ de réponse libre, les réponses proposées étaient : « Word », « Google Drive/docs », « Authorea », « LaTeX », « Scrivener », « Overleaf », et « Scalar ». Pour accéder aux données secondaires calculées à partir des données de l’étude, voir : https://github.com/robindemourat/101innovation-writing-analysis.7 J’utilise ici cette expression pour désigner les pratiques scientifiques qui s’inscrivent dans des modèles (ou « paradigmes ») acceptés par la majorité de la communauté de recherche des SHS, par analogie avec la notion de « science normale » proposée par le philosophe des sciences Thomas Kuhn (Kuhn, 1962/2008).
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
modèles et aux cadres qui conditionnent la manière dont les chercheurs conçoivent et travaillent avec les documents et les textes qu’ils produisent. Les enjeux liés au système industriel constitué par l’assemblage de logiciels, d’infrastructures et de réseaux qui permettent la publication de recherche contemporaine, ne relèvent donc pas uniquement de questions de facilitation ou d’optimisation des manières de faire, mais induisent également l’élaboration et la diffusion de représentations, d’imaginaires et de valeurs. En ce sens, le philosophe Pierre-Damien Huyghe a proposé de définir l’industrie comme l’instauration et la performance de modèles :
Ne faut-il pas […] envisager cette idée que l’industrie, loin d’être essentiellement un phénomène de masse et de quantité, est d’abord un fait intellectuel, l’engagement dans le monde d’un rapport à l’idéalité ? […] L’industrie serait en somme une puissance de modélisation.  (Huyghe, 1999, p. 18)
Quel est alors le type de modélisation impliqué par les technologies éditoriales associées à la matérialité des textes de recherche contemporains ? Pour répondre à cette question, on peut observer que les modes d’organisation industrielle de la production des textes, combinés aux nécessités des environnements polymorphiques de la publication contemporaine, semblent conduire progressivement à la stabilisation d’un modèle de conception partagé par un grand nombre d’acteurs du secteur éditorial et orienté vers une distinction entre « contenu » et « présentation » dans les processus de production documentaire. Ce modèle de conception de la séparation entre « contenu » et « présentation » est en effet observable dans de multiples formalisations du processus du travail éditorial (ou workflows), outils logiciels et formats de données standardisés qui visent à permettre une production plus efficace et de meilleure qualité. Dans le même sens, on trouve dans les milieux de l’édition technique et de l’ingénierie des contenus une série de principes opérationnels de plus en plus populaires tels que celui de « Single Source Publishing » (D. Clark, 2007) ou ce qu’on a appelé « Create Once, Publish Everywhere »8 pour désigner des procédures de publication dans lesquelles

8 Traduction : « Créer une fois, publier partout ». L’expression se voit popularisée dans les années 2000 par la station de radio américaine NPR pour définir sa stratégie de production et de diffusion de contenus sur une diversité de support (Brand, 2011)
Le vacillement des formats
un même « contenu » se voit automatiquement mis en forme, préparé et distribué dans une diversité de contextes de diffusion et d’affichage.
À travers des pratiques telles que le Single Source Publishing, le modèle de la séparation entre « contenu » et « présentation » est ainsi traduit dans une série d’artefacts tels que des modules de code, normes techniques et spécifications, ou encore logiciels et interfaces. Il est notamment progressivement accompagné du développement de nouveaux logiciels dits « What You See Is What You Mean »9 pour les chercheurs, qui sont entièrement dédiés à la production d’un « contenu » invariant apte à être plus tard « présenté » selon une diversité de contextes et de supports de publication. Cette spécialisation des logiciels d’écriture est portée par le projet d’une meilleure séparation des tâches entre ceux qui sont conçus comme des spécialistes du « contenu » (les chercheurs) et ceux qui se conçoivent comme des spécialistes de la « présentation » (les designers et éditeurs). Cependant, elle institue aussi dans le fonctionnement même des logiciels et des équipes qui les mobilisent un partage net entre les expériences sensibles de l’écriture et celles de la lecture des documents-publications, ainsi que le présupposé selon lequel les modalités de manifestation matérielle des documents-publications ne relèveraient jamais de choix d’écriture de la part des collectifs de recherche. 
Ne repère-t-on pas ici l’expression d’un cadre pratique ancré dans un modèle représentationnaliste du document-publication, qui le divise en une essence immatérielle et une apparence nécessairement contingente et dégradée ? Ou, peut-être plus justement, ne serait-ce pas l’indice du développement d’un certain modèle hylémorphique, qui considérait le texte comme le résultat du travail conjoint d’une matière – travaillée par les chercheurs – et de sa forme – travaillée par les acteurs de l’édition et du design ? Dans ces deux cas, la stabilisation du modèle de la séparation entre « contenu » et « présentation » dans les systèmes éditoriaux demande d’effectuer un travail de description et de clarification, car elle tend à sédimenter et naturaliser certaines pratiques des documents-publications dans les collectifs de recherche en SHS comme dans les cultures de la conception éditoriale, et à en invisibiliser les présupposés.
Du point de vue des collectifs de recherche en SHS, il est ainsi nécessaire de qualifier les imaginaires et les représentations qui, à travers les modélisations induites par la condition industrielle de la publication de

9 Traduction : « ce que vous voyez est ce que vous voulez signifier ».
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
recherche, affectent les pratiques d’écriture tout autant qu’ils en découlent, et ne pourraient plus être questionnés s’ils n’étaient pas précisément décrits. Il est ainsi nécessaire de conduire ce que l’anthropologue Lucy Suchman a nommé un travail de configuration, à savoir « porter notre attention analytique sur la manière dont les technologies matérialisent des imaginaires culturels, tout autant que la manière dont les imaginaires racontent la signification des artefacts techniques, […] » pour élaborer « un appareil permettant d’étudier les technologies en faisant attention à ce que les imaginaires et les matérialités joignent ensemble »10 (Suchman, 2012). L’enjeu n’est donc pas de porter un jugement moral ou opérationnel sur les technologies et méthodologies d’édition découlant de la séparation entre « contenu » et « présentation », mais plutôt de décrire comment les choix et les motivations qui président à la conception de ces dernières naturalisent certaines manières de faire (et d’écrire) et les font apparaître comme universelles et indiscutables. Ce faisant, il s’agit de rendre visible la tendance des pratiques de conception ingénieriques et de design à produire des objets qui parlent au nom de tous – ce que Lucy Suchman a nommé le penchant parochialiste de la conception (Suchman, 2018) – occultant les dynamiques situées et contingentes qui ont souvent sous-tendu leur genèse. En faisant ce travail, il devrait être possible d’ouvrir de nouvelles conditions de possibilité pour l’écriture de recherche dans les SHS.
Du point de vue des cultures de la conception et du design, il s’agit aussi d’effectuer un travail – réflexif et autocritique – de dénaturalisation afin de garder ouvertes différentes manières de faire pour la fabrication des technologies de publication de la recherche contemporaine. En ce sens, Ezio Manzini a proposé de fixer la tâche du design comme celle de perpétuellement déjouer les relations qui se stabilisent entre le « pensable » et le « possible » dans les systèmes industriels (Manzini, 1989/2001). Cela revient ici à faire l’hypothèse que le terrain du « pensable » dessiné pour les chercheurs des SHS à travers les mécanismes industriels qui rendent « possibles » la production des documents-publications contemporains ne sont pas nécessairement le résultat d’un optimum méthodologique ou technique absolu. Ce sont au contraire le fait de dynamiques historiques

10 Citation originale : « drawing our analytic attention to the ways in which technologies materialize cultural imaginaries, just as imaginaries narrate the significance of technical artefacts. Configuration in this sense is a device for studying technologies with particular attention to the imaginaries and materialities that they join together »
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contingentes et plurielles, dont il s’agit de retracer les bifurcations et les discontinuités pour mieux les prêter, dans certaines situations, à un travail inventif de remise en question, de jeu et d’expérimentation.
À travers une étude et une relocalisation historique du modèle dominant de la séparation entre « contenu » et « présentation », je compte qualifier comment les expériences de fréquentation des environnements techniques qui participent de la rédaction et de la préparation des textes par les chercheurs construisent-elles des conditions d’écriture particulières pour les documents-publications de recherche. Comment les formats techniques de la publication de recherche interagissent-ils avec les pratiques d’écriture et de production de sens des chercheurs ? Et comment décrire le rôle de la matérialité des documents-publications vis-à-vis des pratiques de recherche dans un contexte où c’est leur capacité technique à être reconstruits et reformulés continuellement qui en conditionne la manifestation ?
Dans ce cadre, les formats de données utilisés pour encoder et faire circuler les documents-publications, apparaissent comme un point de focalisation pertinent dans la mesure où ils opèrent précisément comme les médiateurs entre les différentes énonciations auxquelles ils se voient prêtés par le jeu de l’éditorialisation. À l’interface entre représentation et performance, ils configurent les modes d’interprétation des textes destinés aux humains comme aux machines – leur élaboration et leur stabilisation participant d’une multitude de facteurs – et ont des conséquences multiples sur les pratiques qu’ils impliquent une fois en utilisation. À travers l’étude critique des formats de données en usage dans les processus éditoriaux, il devrait ainsi être possible de relocaliser les modèles stabilisés par l’industrie éditoriale et l’organisation du travail impliquée par la séparation entre « contenu » et « présentation ».
À ce titre, je développerai l’hypothèse selon laquelle le modèle de la séparation entre « contenu » et « présentation » développée par les industries éditoriales – bien que motivé par des considérations méthodologiques tout à fait légitimes de la part des concepteurs – a participé de la continuation et du renforcement d’un certain rapport dualiste au texte. Cette dualité manifeste une certaine persistance à travers les époques par le biais de stratégies d’abstraction vis-à-vis de l’inscription
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
matérielle des textes et invisibilise encore aujourd’hui le rôle de la matérialité dans les pratiques et les discours qui accompagnent les documents de recherche contemporains. Selon cette hypothèse, les conditions d’élaboration industrielle des formalismes techniques utilisés dans le cadre des processus éditoriaux contemporains, contingents et motivés par des histoires complexes, se seraient vus étendus et parfois confondus avec des considérations essentialistes. Cette confusion n’est cependant pas inattendue, dans la mesure où elle découle notamment de la puissance de modélisation ontologique des technologies numériques. 
Ainsi, mon hypothèse est que ce qui s’est présenté comme un modèle de conception à même de répondre à un contexte éditorial et social particulier, a été progressivement érigé en un modèle ayant la capacité de fabriquer un sujet d’écriture spécifique pour l’activité de publication en recherche caractérisé par une faible attention à la matérialité des documents-publications. Notons qu’il ne s’agit pas dans ce chapitre de critiquer l’efficacité opérationnelle ou la pertinence méthodologique de la séparation entre « contenu » et « présentation » en soi pour les pratiques d’ingénierie documentaire ou de design éditorial. Il s’agit plutôt d’explorer comment une telle conception est le résultat de pratiques antérieures, et s’est incarnée et sédimentée dans les procédures et les pratiques de la publication tout en provoquant en retour un ensemble de conséquences sur le cadre des activités de publication contemporaines qu’il s’agira d’expliciter. 
Plusieurs champs seront mobilisés pour appuyer ce propos. L’histoire du livre et du texte scientifique, portée par des auteurs tels que Roger Chartier, Donald McKenzie ou Jean-Michel Berthelot, nous offrent des repères pour replacer l’histoire des formats techniques de la publication dans la généalogie culturelle et intellectuelle du texte imprimé. Les travaux de sémiologie du texte informatisé portés notamment par Emmanuel Souchier, et ceux de la nouvelle théorie des médias anglo-saxonne incarnée par Katherine Hayles, Lisa Gitelman, Jonathan Sterne ou Alexander Galloway, fournissent aussi un ensemble d’équipements pertinents pour situer la dimension incarnée des documents-publications dans l’enchevêtrement socio-technique des pratiques qui en conditionnent la production et la fréquentation. Enfin, il s’agira de puiser dans
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la littérature issue de travaux plus proches des pratiques de conception et d’expérimentation elles-mêmes : d’une part, les recherches en ingénierie documentaire portées notamment par Bruno Bachimont et Stéphane Crozat ont participé à la fois à la formulation et à l’examen critique des principes de conception en œuvre dans les industries éditoriales ; d’autre part, dans la littérature des humanités numériques, des auteurs tels que Johanna Drucker et Alan Liu nous offrent une série de propositions et de provocations provenant de chercheurs en prise directe avec la transformation de leurs pratiques par les technologies numériques, et permet­tent d’en interroger les implications épistémologiques et méthodologiques.
La première partie de ce chapitre définit les enjeux de la matérialité des documents-publications telle qu’elle est impliquée dans les pratiques de publication normales de la recherche. Je tente d’y diagnostiquer la faible attention qui est accordée à celle-ci en décrivant les cadres qui modèlent l’appréhension de la matérialité des textes de recherche en SHS. Il s’agit d’élaborer des équipements conceptuels pour comprendre les problématiques spécifiques aux documents-publications de recherche dans le contexte de l’éditorialisation, mais aussi de définir un cadre d’analyse à même d’interroger son rôle dans l’établissement des cadres pratiques des chercheurs.
La seconde partie de ce chapitre parcourt l’histoire de la numérisation des pratiques d’écriture et d’édition scientifique sous l’angle spécifique de l’histoire des formats de données. Il s’agit de comprendre comment ces derniers orientent et fabriquent un rapport particulier à la matérialité des textes. À travers le mode d’existence distribué, complexe et évanescent des formats de données informatique en usage pour la circulation des textes dans les processus éditoriaux, je compte décrire la généalogie de la séparation entre « présentation » et « contenu » dans le contexte de l’essor de l’informatique personnelle et des mutations des industries éditoriales. Cette histoire devrait permettre de repérer les modalités, les alternatives et les hésitations de cette distinction, et leurs conséquences sur les pratiques de publication contemporaines.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
La dernière partie de ce chapitre, enfin, vise à qualifier les modalités de modélisation à l’œuvre dans les formats techniques de la recherche, et d’en expliciter les implications. Il s’agit d’opérer un travail de description des modèles éditoriaux impliqués par les formats de données textuelles en restituant la dichotomie entre « présentation » et « contenu » dans un double contexte : d’une part, les enjeux méthodologiques de la conception de systèmes documentaires ; d’autre part, les enjeux conceptuels impliqués par l’inscription des formats techniques de la publication dans une tradition dualiste de la textualité. Je soutiendrai ici l’hypothèse selon laquelle cette sédimentation est le fruit d’une légation intellectuelle depuis un dualisme philosophique hérité de l’histoire du livre et des cultures occidentales du texte imprimé, vers une seconde forme de dualisme apporté par le développement des technologies numériques et caractérisé par un modèle hylémorphique de la textualité.

À la recherche de la matérialité du texte dans les documents-publications contemporains

Les conditions techniques de production de l’écrit sont intimement liées aux modèles mentaux et aux pratiques culturelles dans lesquels elles se situent. Comme le propose l’historien Hanri Jean Martin, « toute écriture est liée à la forme de pensée de la civilisation qui lʼa sécrétée et à laquelle son sort est lié » (Martin, 1996). De même, Clarisse Herrenschmidt soutient que les façons d’écrire instaurent et répondent d’un « contexte psychique » propre à chaque époque (Herrenschmidt, 2007). Dans ce cadre, les pratiques d’écriture contemporaines sont le lieu d’une diversité paradoxale car elles reposent à la fois sur un ensemble très varié d’outils et de technologies et sur des modèles dominants fortement provoqués par la diffusion des technologies numériques et leur manière spécifique de traiter l’activité scripturale. Ainsi, les formats techniques de la publication de recherche sont intrinsèquement liés à la manière dont dialoguent technologies d’écriture numérique et conceptions sous-jacentes de la matérialité des textes.
La notion de matérialité textuelle est comprise ici, dans un premier temps, comme l’ensemble des relations qui s’établissent entre les propriétés physiques et mécaniques des supports, des appareils et des documents fréquentés par les chercheurs d’une part, et les différentes pra-
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tiques de production de sens qui leur sont associées d’autre part. Cette relation est instable : elle est affectée à la fois par des pratiques et par des discours, et dépend d’une histoire mouvementée dans laquelle activités scientifiques, philosophiques, juridiques, littéraires et artistiques ont disputé des conceptions divergentes de la matérialité des textes. Pour certaines de ces conceptions, la matérialité est régie par un strict rapport de subordination de la « matière » à « l’idée » du texte qu’elle est sensée accueillir. En ce sens, Roger Chartier a défini le « processus d’abstraction textuelle » comme le mouvement historique moderne de séparation entre « lʼétude des conditions techniques et matérielles de production ou diffusion des objets imprimés et celle des textes quʼils transmettent, tenus pour des entités dont les différentes formes nʼaltéraient pas la stabilité linguistique et sémantique » (Chartier, 2001). Pour d’autres, au contraire, la matérialité des textes relève d’un dialogue performatif qui construit la présence physique des textes dynamiquement en fonction des pratiques d’interprétation dont ils font l’objet. Comment la matérialité du document-publication en SHS s’inscrit-elle alors dans l’histoire de ces conceptions ? Quelles sont les causes de son processus d’abstraction textuelle spécifique ?
Pour aborder ces questions, la notion de document-publication se retrouve, dans cette enquête, temporairement superposée avec celle de texte, notion dans laquelle dialoguent les deux acceptions de la « suite de signes linguistiques constituant un écrit » et de la « partie de la page recouverte de caractères », pour en construire une troisième qui désigne un « système de significations » (« Texte », 2012) dont les multiples tissages participent de la production du sens. L’exploration de ces questions passe, dans un premier temps, par la définition des problèmes théoriques posés par la matérialité du texte telle qu’elle a été héritée de la culture occidentale du livre et de l’imprimé. Dans un second temps, il s’agit d’interroger la matérialité du texte scientifique en particulier, et enfin, dans un dernier temps, de s’intéresser à son mode d’existence numérique. Sur la base de ce diagnostic, il sera possible de reconstruire des équipements conceptuels permettant de fabriquer un cadre d’analyse alternatif à ces conceptions dominantes pour interroger la matérialité distribuée des documents-publications dans le contexte de l’éditorialisation.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales

Le problème de la matérialité dans le texte de recherche « post-numérique »

Le problème de la matérialité du texte dans le contexte de la culture du livre et de l’imprimé

La matérialité problématique du document-publication contemporain s’inscrit dans l’histoire longue du livre et de la culture de l’imprimé, qui est à la fois une histoire esthétique, scientifique, socio-économique et juridique. L’une des origines des approches contemporaines du dualisme textuel peut se trouver dans le travail d’Emmanuel Kant et son approche philosophique et juridique de la figure de l’auteur. Dans un contexte de prolifération des pratiques de contrefaçon et d’éditions pirates des textes au tournant du XIXème siècle (Beaudry, 2011, pp. 135‑136), Kant tente de fournir un cadre philosophique à ce qui va devenir le principe légal du droit d’auteur. Pour ce faire, il opère une distinction conceptuelle entre « celui qui parle en son nom propre » – l’auteur – et « celui qui s’adresse à un public au nom d’un autre » – l’éditeur – afin de doter chacune de ces deux figures de droits différenciés. Pour ce faire, il est nécessaire d’opérer une séparation entre ce qu’un livre est du point de vue physique – et qui peut être soumis à un régime de propriété classique – et ce qu’il représente – et qui doit rester de la propriété de l’auteur. Cette approche représentationaliste de la matérialité du livre permet de le placer sous un double régime juridique à la fois physique et immatériel. Ainsi Kant
écrit-il :
Ce qui donne une apparence de légitimité à cette contrefaçon, dont l’illégitimité est pourtant si flagrante au premier aspect, c’est qu’un livre est, sous un rapport, un produit matériel de l’art (opus mecanicum), qui peut être imité (par celui qui en possède légitimement un exemplaire), et que par conséquent il y a là un droit réel. Mais, sous un autre rapport, c’est aussi un simple discours de l’auteur au public, et nul ne peut reproduire ce discours publiquement (præstatio operæ) sans avoir reçu la
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permission de l’auteur, de telle sorte qu’il y a là un droit personnel. L’erreur consiste à confondre ces deux droits.  (Kant, 1853)
Pour entrer dans le cadre conceptuel proposé par Kant, le livre – et donc le texte – se doit donc d’être soumis à une opération de disjonction qui le détaille en une « substance » détachée de toute matérialité particulière – juridiquement propriété de son auteur – et une « chose » soumise au régime de la propriété privée – vendable par l’éditeur. Ainsi que l’a détaillé Roger Chartier dans son travail, une telle approche juridique s’inscrit par ailleurs dans la généalogie philosophique plus longue, en grande partie héritée de la philosophie platonicienne, d’une séparation répétée et réinventée à plusieurs époques entre « corps » et « âme », « matière » et « esprit » des livres, opposant ainsi matérialité (technique, pratique, typographique) et substance idéale dans les modes de production et de réception des écrits (Chartier, 2015).
La prédominance d’une approche dualiste des textes s’explique également par l’histoire de la culture littéraire occidentale et des pratiques savantes qui ont produit les discours dominants à propos du livre imprimé. Pour des disciplines intéressées à l’interprétation des textes telles que la philologie ou la critique littéraire, l’enjeu de la matérialité du texte a alors souvent résidé dans l’identification d’un texte canonique à même de refléter au mieux l’œuvre d’un auteur, et de guider le choix de la version à utiliser pour se livrer à des activités critiques ou interprétatives. Dans le champ de la bibliographie – sur lequel je reviendrai par la suite – une telle tendance est par exemple repérable dans le travail de W.W. Greg (Greg, 1942/1967), qui a tenté de construire un ensemble de critères visant à discriminer ce qui pourrait distinguer, dans l’analyse d’une édition textuelle donnée, les « substantifs » (ce qui affecte la signification) des « accidents » (ce qui relève de la présentation formelle du texte, des aléas techniques et économiques et plus généralement de la besogne des imprimeurs et éditeurs). On retrouve ici « le dessein de retrouver un texte idéal, purifié des altérations infligées par le processus de publication et conforme au texte tel qu’il fut écrit, dicté ou rêvé par son auteur » (Chartier, 2005, p. 9) qui tend, au-delà des versions spécifiques, à retrouver une source unique, originelle, et idéale, épurée de ses scories matérielles.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
Une dernière explication scientifique réside dans les conceptions modernes de la signification et l’histoire des représentations du texte construites par la linguistique, au premier plan desquelles celles inspirées par les très influents travaux de théorie du langage conduits par Ferdinand de Saussure (de Saussure, 1916/1995). Ce dernier conçoit le langage comme un système constitué d’un ensemble de rapports entre des signifiants et des signifiés, sans liens de nécessité entre les signes et les référents vers lesquels ils pointent. Les relations qui constituent le système du langage sont arbitraires, dans la mesure où n’importe quel signifiant peut faire référence vers n’importe quel signifié, et que les signifiés eux-mêmes ne prennent sens que dans les rapports différentiels qu’ils entretiennent à l’intérieur du système linguistique créé par leurs relations (Culler, 1986). Dans un tel modèle, Saussure conçoit l’écrit – et donc son inscription matérielle dans le texte imprimé – comme une dimension contingente de la signification qui n’entretient pas avec cette dernière autre chose qu’un rapport de représentation : « langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts : lʼunique raison dʼêtre du second est de représenter le premier […] » (de Saussure, 1916/1995, p. 45). Une telle conception – ou du moins les lectures et les mobilisations qui en ont été faites – si elle ne relève pas du même dualisme que « l’abstraction textuelle » moderne racontée par Roger Chartier, concourt d’une forme d’invisibilisation de la matérialité textuelle et de dénégation de sa participation à la production du sens.
Ainsi, la difficulté à saisir la matérialité des textes s’inscrit dans une culture où « le néo-platonisme, l’esthétique kantienne et la définition de la propriété littéraire ont contribué à construire ce texte idéal que les lecteurs reconnaissent immanquablement dans chacun de ses états » (Chartier, 2005, p. 11) – soit une culture marquée par une forme d’idéalisation du texte et de déni de sa physicalité, portée par un faisceau de raisons juridiques, scientifiques, esthétiques et philosophiques. Cette problématique générale de la matérialité du texte vue ici par le prisme de l’étude culturelle des formes imprimées se double de problématiques spécifiques aux textes scientifiques et aux textes de recherche.
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Le problème de la matérialité dans le texte scientifique

La difficulté à saisir la matérialité textuelle dans les pratiques du document-publication se rencontre également dans la spécificité du texte scientifique – par opposition à d’autre genres de textes, par exemple littéraires ou didactiques. Ce genre de texte est d’abord caractérisé par la pratique de la référence, que cette opération pointe vers d’autres textes de recherche, ou vers des objets et des pratiques extérieurs au texte lui-même, qui se voient traduits et pour ainsi dire « transportés » dans le document scientifique via une série de transformations, comme l’a notamment décrit le sociologue des sciences Bruno Latour (Latour, 1993)11. Dans une certaine mesure, on peut supposer que la pratique intertextuelle de la référence invite spontanément, au moment de l’écriture, à concevoir les textes lus moins comme les objets d’une situation d’interprétation incarnée et attentive aux dimensions littéraires et sensibles du texte, que comme une ressource informationnelle dont les mérites seront jugés en fonction de ce qui peut en être extrait et remobilisé dans d’autres écrits.
Les pratiques de la référence scientifique sont également liées aux dynamiques historiques de constitution et de stabilisation des savoirs, et à la construction de l’espace de discussion des sciences par les institutions de production et de conservation documentaire. Ainsi, pour le sociologue et épistémologue Jean Berthelot, l’histoire d’un texte scientifique est marquée par le passage inexorable depuis une phase « contemporaine », durant laquelle il est lu, discuté, et travaillé par un public de lecteurs-auteurs, et une phase de « postérité », qui conduit le texte à s’effacer progressivement au profit de sa référence toujours plus distante et désincarnée12. Un écrit scientifique oscille alors entre une scène d’« effectivité » durant laquelle il se voit discuté comme texte dans le détail de sa lettre (son organisation, son style d’écriture, ses choix de formulation, voire

11 Le rapport de cet auteur à la matérialité (p. ) et à l’écriture est détaillé dans le chapitre 4 (p. ).12 « Ces traces [d’ouvrages passés désignés uniquement par le nom de leurs auteurs] sont des indices du parcours ultérieur des textes. Ils s’effacent derrière le thème que, rétrospectivement, ils ont contribué à construire. Le nom de l’auteur suffit à désigner un apport différentiel, exprimé en termes de gains – ou d’avancées – et de limites, en fonction de ce que le devenir ultérieur institue comme norme. Un texte déterminé n’est plus alors qu’une étiquette, rappelée dans une bibliographie ou une note – quand il n’est pas purement et simplement passé sous silence – ou déplié à titre d’illustration du thème. » (Berthelot, 2003b, p. 27).
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parfois certains de ses choix graphiques), et une périphérie « signalétique » dans laquelle il se voit seulement réduit à une « étiquette » qui désigne une quantité limitée de constituants cognitifs en action dans le milieu et l’époque des publications (une idée, un fait, un programme, etc.). Cette réduction résulte de son assimilation intellectuelle par une communauté donnée et/ou de l’épuisement de ses éditions. Le processus de la réédition devient alors cardinal pour la survie d’un texte « en tant que texte » – et non en tant que « signe » – dans la mesure où il permet l’inscription de ce dernier dans un « espace mémorial » participant de l’historiographie d’une communauté de recherche. De ce fait, la matérialité et la littérarité du texte scientifique sont perpétuellement soumises à un danger de disparition, puisque ce dernier est soumis à deux destins possibles : devenir texte canonique dans une communauté de recherche, réédité et lu dans le détail de sa formulation, ou bien être dissolu et relégué dans l’arrière-plan des références « signalétiques » d’une discipline au fil d’un processus de « décantation »13.
Sur la base de cette analyse, Berthelot propose alors de caractériser les textes scientifiques par leur capacité à être séparés entre « forme textuelle » et « constituants cognitifs », décrivant ainsi un geste d’abstraction textuelle propre aux écrits scientifiques :
Ainsi s’éclaire sans aucun doute le statut paradoxal des textes scientifiques, supports irréductibles de la connaissance et de son exposition, et simultanément objets d’un processus ininterrompu d’obsolescence et de relégation : il repose sur la dissociation en leur sein entre caractéristiques textuelles et caractéristiques cognitives.  (Berthelot, 2003b, p. 29)
Le texte scientifique se verrait ainsi intrinsèquement enclin à être amputé de son instanciation littéraire et physique par les pratiques spécifiques d’écriture collective et de référence prêtée au travail d’écriture scientifique. À ce propos, Berthelot ne manque pas néanmoins de désigner le texte de Sciences Humaines et Sociales comme une « forme limite » pour ce phénomène de dissociation, celui-ci « jouant souvent sur

13 « Ainsi, par une sorte de décantation, les éléments cognitifs les plus significatifs (programmes, résultats, formules, expériences…) sont incorporés à la science en acte dont ils deviennent les constituants anonymes. » (Berthelot, 2003b, p. 28).
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plusieurs registres, inclinant parfois vers l’exercice fondationnel ou argumentatif de la philosophie, louchant à d’autres vers les prestiges du récit littéraire » (Berthelot, 2003b, pp. 51‑52). Le texte de recherche en SHS se présente alors comme une catégorie textuelle hybride empruntant à la fois aux caractéristiques proprement scientifiques et à d’autres typologies, notamment littéraires et artistiques. Le texte de recherche en SHS se retrouve par ailleurs d’autant plus troublé dans son mode d’existence que son passage à une condition numérique a accentué et multiplié les modalités de dissociation entre sa « présentation » et son « contenu » sous le régime de l’éditorialisation.

Le problème de la matérialité dans le texte « post-numérique » de recherche

Dans le contexte « post-numérique » de la publication contem­poraine14, le statut ambigu de la matérialité des textes de recherche est amplifié par la difficulté à qualifier la matérialité des technologies numériques elles-mêmes. Durant les dernières années, le développement massif des centres de calculs, bases de données et autres infrastructures de télécommunication – et les enjeux économiques, énergétiques et écologiques que ce dernier soulève – a permis de rendre évidente l’impropreté d’une qualification des dispositifs numériques comme des environnements « immatériels » ou « dématérialisés ». Cela dit, la matérialité du texte numérique est tout de même complexe à qualifier parce qu’une multiplicité des procédures de représentation font exister les textes numériques à travers plusieurs lieux physiques en même temps15. Le caractère multisitué de cette matérialité se double de la relation originale qu’induisent les technologies numériques entre la physicalité des inscriptions et les procédures d’abstraction dont elles peuvent être l’objet. En ce sens, le philosophe du numérique David Berry a-t-il proposé une définition de la matérialité des dispositifs numériques comme un « mille-feuille » à la fois multi-situé et hétérogène du point de vue du statut de ses composantes, car constitué de « couches » tantôt « physiques » et tantôt « logiques ». Cette définition permet de négocier la relation entre

14 Voir l’introduction générale et (Ludovico, 2016).15 Ils permettent par exemple à un texte donné d’être situé à la fois dans le silicium d’un disque dur et à la surface d’un écran d’ordinateur.
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physicalité et manipulation abstraite selon un empilement progressif plutôt qu’une séparation stricte entre les dimensions physiques et abstraites du numérique :
Bien que non immatériel, le numérique est constitué dʼune série complexe de couches abstraites qui permettent aux programmeurs de travailler et de coder dans une machine abstraite déconnectée logiquement de la matérialité du silicium sous-jacent.16 (D. M. Berry, 2015, p. 46)
La matérialité du texte de recherche numérique pose également problème dans la mesure où elle tendrait intrinsèquement à favoriser des opérations de décontextualisation et de « délocalisation » des textes. Une telle approche suppose de considérer que les technologies recèlent une tendance qui définit pour elles des gestes opératoires spécifiques et dialoguent avec les activités humaines selon leur dynamique propre, ainsi que l’a proposé l’anthropologue André Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan, 1943). En ce sens, l’ingénieur et philosophe Bruno Bachimont fait valoir, à travers la notion de tendance technique du numérique (Bachimont, 2004), que les procédures computationnelles favoriseraient dans l’écriture des textes numériques – et donc leurs conceptions – un ensemble de « tropismes » centrés sur l’abstraction des « contenus » et leur manipulation indépendamment de leur contexte initial d’élaboration ou de fréquentation :
Le numérique a amplifié et naturalisé ces pratiques dans la mesure où les processus de fragmentation / recombinaison et de désémantisation / resémantisation lui sont constitutifs. Les systèmes dʼécriture numériques proposent des fonctions dʼécriture, qui répondent à des fondamentaux, ou tropismes, de lʼécriture numérique – comme la manipulabilité, lʼabstraction, lʼadressabilité, lʼuniversalité et le clonage […].  (Crozat, 2012)
L’influence des principes de méthodologie de conception informatique sur les pratiques d’écriture est également un facteur d’explication. En effet, le principe de la « séparation des préoccupations » (separation of

16 Citation originale : « Although not immaterial, the digital is constituted through a complex series of abstraction layers which actually do enable programmers to work and code in an abstract machine disconnected in a logical sense from the materiality of the underlying silicon. »
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concerns) est l’un des préceptes les plus partagés et les plus intégrés – matériellement et méthodologiquement – dans l’ensemble des productions de la culture informatique (Hürsch & Lopes, 1995). Ce dernier désigne une méthodologie de travail mais aussi une architecture technique qui consiste à découper un projet informatique en petits modules destinés à résoudre des problèmes circonscrits. En compartimentant ainsi la résolution des problèmes et l’architecture technique qui en découle, le niveau de complexité associé à chaque module est réduit et maîtrisé. D’autre part, cela permet également d’organiser une division du travail dans la fabrique du code. Ainsi, par exemple, dans le développement informatique lié aux sites web, il est de coutume de séparer le travail informatique relatif à la mise en place d’une base de donnée et du serveur capable d’en assurer la médiation (ce qu’on appelle le back end) et la conception des interfaces affichées aux utilisateurs (ce qu’on appelle le front end). Ce dernier poste est même parfois divisé en deux, entre un ingénieur front-end qui s’occupera de l’architecture technique globale de l’application, et un web designer qui assurera notamment l’intégration graphique de l’interface et le codage des règles de mise en forme qui lui sont associées. La chercheure en media studies Tara McPherson a décrit, à travers une analyse du système d’exploitation UNIX, la séparation des préoccupations et les valeurs de modularité, de séparation, et d’abstraction qu’elle implique, comme l’un des principes culturels les plus influents de la seconde partie du vingtième siècle (McPherson, 2018, pp. 44‑88). Dans ce cadre, le matérialité du texte est directement problématisée par les pratiques de conception dont la disjonction en une série de problèmes compartimentés (« la gestion des données », « la génération des documents », « l’affichage à l’écran », etc.) est la condition d’une prise en charge efficace et collective dans la conduite des projets informatiques. La conception et la conduite de projets liés à la fabrication de logiciels d’écriture, d’édition et de diffusion des textes de recherche en condition numérique est généralement traitée de la même manière que tout autre projet informatique, et la « séparation des problèmes » y est donc la règle. Ce cadre – rarement questionné – opère alors comme un nouveau facteur de dissociation de la matérialité des textes numériques et de leur manifestation physique en tant que documents reconnaissables.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
La capacité à reconnaître les différentes version d’un document comme étant « le même », nécessaire d’un point de vue social pour garantir une « référence commune » apte à être discutée collectivement, se présente comme une autre nécessité justifiant d’une disjonction de la matérialité du texte. Elle était jadis intrinsèquement impliquée par le mode de production technique de l’édition imprimée, caractérisé par l’impression de séries d’exemplaires identiques à chaque édition. Elle n’est plus garantie dans le cadre des documents électroniques. Bruno Bachimont et Stéphane Crozat posent ainsi « l’objectivité » du contenu comme l’un des enjeux prégnants des pratiques d’écriture numérique : dans la mesure où le document numérique est intrinsèquement falsifiable, car non porteur d’une authenticité garantie par son unité physique, sa matérialité ne peut pas être l’instrument, pour les lecteurs, de la reconnaissance d’une quelconque fidélité à une version canonique. « L’objectivité du contenu » apparaît alors comme la condition de survie de la dimension sociale de la lecture, c’est-à-dire de la capacité pour des lecteurs différents de discuter des « mêmes » contenus indépendamment des différentes formes reconstruites par le numérique17. Cela implique alors la conceptualisation de ce que ces auteurs appellent un « invariant » permettant de donner une consistance au texte malgré la diversité de ses manipulations, de ses mises en formes et de reproductions dans les environnements numériques :
L’objectivation consiste dans le fait que l’inscription constitue un objet appréhendé dans son autonomie et sa cohésion propres. Le contenu est un objet qui persiste à travers les lectures auquel il est toujours loisible de faire référence. L’objectivité du contenu s’instrumente à travers des inscriptions faisant référence, le fixant dans une forme fixe et pérenne.  (Bachimont & Crozat, 2004, p. 9)
Par ailleurs, l’existence du document numérique sous le régime de l’éditorialisation18 conduit les textes scientifiques à exister via leur reformulation perpétuelle à travers une diversité de supports et de contextes d’énonciation. Comme on l’a vu, les jeux de traduction impliqués par la

17 « Dans la mise en forme dynamique des contenus, l’objectivité du contenu, autrement dit le fait que l’on sait avoir le ‹ même › contenu en face de soi malgré les différences de mises en forme, devient impossible à constituer. » (Bachimont & Crozat, 2004, p. 96).18 Voir le chapitre 1 (p. ).
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conjonction d’environnements logiciels différents entre auteurs et éditeurs sont l’un des facteurs d’explication d’un tel désintérêt pour l’inscription sensible des textes. Les diverses indications fournies par les écrivains en termes de présentation visuelle des textes sont en effet reprises par les professionnels de l’édition qui les formatent en fonction des contraintes de leurs systèmes spécifiques de production. De plus, une fois un document-publication effectivement « publié » par une instance éditoriale donnée, le régime de l’éditorialisation implique qu’il continue à être ré-énoncé et transformé dans une diversité de formats : il existera comme un ouvrage imprimé au copieur puis griffonné et biffé, puis comme un document PDF annoté à travers tel ou tel logiciel de lecture, en passant par une page web mise en forme par un moteur de gestion de contenu, etc. – et les décisions relatives à leurs qualités graphiques, kinesthésiques et corporelles, seront alors généralement prises en charge par des appareils et logiciels de lecture externes19. Ces qualités sont donc rarement valorisées comme des dimensions potentiellement porteuses d’un sens spécifique aux recherches et arguments auxquels ils se rapportent dans le temps de l’écriture. En ce sens, alors que la fréquentation des écrits de recherche ne s’est jamais faite selon des supports et des appareils aussi diversifiés qu’aujourd’hui, le polymorphisme documentaire, à savoir la capacité des documents numériques à être doté d’une multiplicité d’aspects simultanés (Crozat, 2012), a pour effet paradoxal une désintensification de leur dimension incarnée et sensible dans les pratiques d’interprétation et de production de sens.
Enfin, les chercheurs ne portent généralement pas grande attention à l’inscription matérielle des documents-publications parce que la valeur socioprofessionnelle et informationnelle de ces derniers est définie par sa capacité à être soumise à des procédures d’extraction de contenu qui leur permettent d’être « comptables » et « trouvables » à partir d’une diversité de points d’entrée, comme on l’a vu dans le premier chapitre. Selon cette dernière perspective, l’enjeu principal de la conception des environnements de communication scientifique est alors de permettre la circulation optimale de contenus se voulant « structurés » – selon le terme consacré – de la manière la plus indépendante possible des systèmes de traitement, de consultation, et de recherche. Ainsi, il conviendrait dans

19 On peut penser notamment à la technologie ePub, qui jusqu’à sa troisième version, déléguait quasiment entièrement les modalités d’affichage des textes aux appareils de lecture de type liseuse.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
cette optique de concevoir le texte de recherche comme une information immatérielle et interopérable permettant de déléguer localement des formes de « présentation » adaptées à des contextes d’usage particuliers – par exemple pour la recherche d’information, la lecture soutenue ou cursive, l’annotation, l’évaluation, etc. Ainsi, dans le contexte contemporain de l’éditorialisation, la « disponibilité manipulatoire » (Crozat, 2012) des textes semble prévaloir et précéder les modalités de fréquentation relatives à leur « affichage » en tant que documents-publications : les chercheurs préfèreraient en ce sens que leurs écrits soient « trouvés » plutôt que « lus ». La matérialité du texte de recherche et sa présence dans le temps de l’écriture se présente alors comme accessoire, presque excédentaire, en tous les cas négligeable en regard d’autres enjeux. De fait, elle devient l’expression d’une esthétique de « basse définition » (Thély, 2012) caractérisée par l’absence d’intentionnalité plastique et la prééminence de procédures automatisées pour la production des formes documentaires, indifférente et donc perçue comme inopérante vis-à-vis des spécificités des « contenus » manipulés et fréquentés.
Ainsi, en plus des problèmes liés à la matérialité des textes de recherche dans la culture imprimée évoqués dans les points précédents, les dimensions distribuées, hybrides et éphémères du texte numérique contemporain appuient encore davantage des conceptions qui dissocient et séparent la physicalité des supports et la présence sensible des documents d’une part, et les pratiques intellectuelles avec lesquelles ces dernières dialoguent d’autre part. Dans un contexte « post-numérique » où les procédures computationnelles touchent la quasi-totalité des documents-publications de recherche – y compris les documents imprimés – ces conceptions instaurent un contexte d’inattention globale à la matérialité des textes qui peut tendre à la réduire à la « manifestation observable » (Broudoux et al., 2005) dans une situation spécifique d’une entité d’ordre supérieur. Afin de mener une enquête en design, ce contexte doit être déjoué par la stabilisation d’un équipement conceptuel à même d’interroger le rôle de la matérialité des textes dans les pratiques de l’écriture et de l’édition de recherche contemporaines.
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Une approche de la matérialité du texte de recherche dans un contexte distribué et réticulaire

J’ai dans un premier temps étudié les discours et les pratiques qui participent d’une forme de disjonction de la matérialité des textes de recherche « post-numériques » dans les pratiques normales attachées à la publication en SHS. Il s’agit maintenant d’opérer un mouvement de reconstruction conceptuelle en mobilisant des recherches qui permettent, au contraire, de nommer et d’étudier les assemblages et les échanges qui s’opèrent entre les propriétés physiques et mécaniques des environnements de production des textes et les pratiques d’élaboration de sens qui les investissent.

La matérialité comme propriété dynamique, émergente et performative

La tradition de l’histoire du livre a fourni des fondements solides pour une appréciation non « disjointe » de la matérialité textuelle. Dans ce cadre, Roger Chartier a formalisé et développé l’hypothèse selon laquelle « les significations multiples et mobiles dʼun texte sont dépendantes des formes à travers lesquelles il est reçu par ses lecteurs (ou ses auditeurs) » (Chartier, 1989). Une telle hypothèse implique de considérer la pratique des textes comme un processus historiquement déterminé et variable selon les contextes et les époques. Une telle position nécessite alors d’aller contre une certaine conception idéalisée des textes en postulant que les formes des supports agissent tout autant que les « contenus » eux-mêmes dans l’élaboration du sens :
Ceux-ci [les lecteurs], en effet, ne sont jamais confrontés à des textes abstraits, idéaux, détachés de toute matérialité : ils manient des objets dont les organisations commandent leur lecture, partant leur appréhension et leur compréhension du texte lu. Contre une définition purement sémantique du texte, il faut tenir que les formes produisent du sens, et quʼun texte stable dans sa lettre est investi dʼune signification et dʼun
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
statut inédits lorsque changent les dispositifs de lʼobjet typographique qui le proposent à la lecture.  (Chartier, 1989, p. 1509)
Dans le même sens, dans le champ de la bibliographie matérielle anglo-saxonne – dont Roger Chartier s’est présenté comme l’un des passeurs dans le champ francophone – le bibliographe Donald McKenzie – fait valoir le livre comme « forme expressive ». Par la célèbre formule form effects meaning20, il propose le projet scientifique de replacer la matérialité des textes dans l’étude de la physicalité des supports. Une telle approche implique aussi de relocaliser l’étude de la matérialité des textes imprimés dans les dynamiques et les contextes sociaux qui les ont vu naître, et McKenzie construit ainsi une « sociologie des textes » qui cherche à comprendre l’« arrière-plan de conventions humaines, d’attentes, de pratiques et de procédures » (McKenzie, 2002, p. 208) qui dialogue avec les objets matériels pour construire des activités de lecture, d’édition et d’écriture :
Les intentions d’un auteur quand il a écrit un texte donné, celle des imprimeurs et des libraires quand ils ont décidé de la forme de sa publication, les sens différents que ses lecteurs lui ont donné sont autant de questions qu’aucune histoire du livre ne saurait éluder.  (McKenzie, 1986/1991, p. 39)
Ces approches liées à la bibliographie et à l’histoire du livre peuvent être complétées parallèlement par quelques travaux dans le champ de l’anthropologie, et notamment les études de Jack Goody sur l’inscription graphique de l’écriture. En étudiant des formes écrites non transposable dans le langage oral (la formule, la liste et le tableau), lʼanthropologue démontre que l’écriture est une « technologie de l’intellect » à part entière qui n’est pas réductibles à un simple enregistrement de la parole ou représentation du langage, car elle est à même de bouleverser les « modes de pensées » dʼune société, c’est-à-dire ses activités cognitives (processus de connaissance, catégories mentales, représentations du monde, mode de raisonnement) et son organisation sociale (Goody, 1979). Une telle approche demande d’admettre une forme de rationalité propre associées à l’inscription physique de l’écrit – une « raison graphique » – à travers laquelle activités cognitives et pratiques matérielles seraient liées.

20 Traduction : « La forme effectue le sens ».
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Indissociable d’une prise en compte de la matérialité de l’écriture, le travail plus contemporain de l’historienne de l’art Johanna Drucker appuie aussi l’idée que la structuration graphique et l’instanciation typographique des textes ouvrent de nouvelles possibilités par leur participation de la production du sens (Johanna Drucker, 2013a). Elle se concentre en ce sens sur certaines pratiques « d’écriture diagrammatique » qui exposent de manière indéniable la manière dont les productions graphiques soutiennent aussi le travail intellectuel :
Sans échafaudage formel, lʼécriture ne fonctionnerait pas. Un tableau généalogique qui nʼaurait pas les moyens de suivre les lignées ou de distinguer une génération dʼune autre ne remplirait guère ses fonctions de base, à savoir garantir les droits à la propriété, à lʼidentité ou au pouvoir. […] Ces relations ne sont pas seulement exprimées dans sa forme, elles sont faites dans son format.21 (Johanna Drucker, 2013a, pp. 89‑90)
La prise en compte de la dimension graphique de l’écriture implique également une remise en cause de la dimension arbitraire de la relation entre signifiant et signifié dans le système linguistique proposé par Saussure. En effet, cette dimension graphique demande d’abord de prendre en compte la matérialité comme l’expression d’un ensemble de contraintes qui empêchent la production de certains signes au bénéfice d’autres. Par ailleurs, les dimensions matérielles – et graphiques – des signes sont porteuses de propriétés spécifiques, dont Drucker nous demande au moins d’admettre qu’elles produisent une inflexion sur la signification. Drucker désigne en ce sens l’« inflexion matérielle » comme une « faille » dans le système des signes saussurien qui manifeste l’importance des substrats physiques dans toute situation de signification :
Je suggère que les propriétés spécifiques dʼéléments graphiques évidents, bien que souvent inaperçus, apportent une contribution importante à la production de la signification – que lʼexpressivité de ces « inflexions » est plus

21Citation originale : « Without formal scaffolding, writing would not function. A genealogical chart that lacked the means to track bloodlines or distinguish one generation from another would hardly perform its basic functions – to secure claims to property, identity, or power. […] These relations are not merely expressed in its form, they are made in its format. »
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que superficielle, et peut et doit être comprise comme partie intégrante de la textualité.22 (Johanna Drucker, 2009, p. 162)
L’inflexion matérielle du signe déjoue alors la conception représentationnaliste de la matérialité textuelle, impliqué par l’arbitraire du signe saussurien. Cette dernière est par ailleurs d’autant plus mise en évidence par les technologies numériques. Ainsi, la chercheure en littérature N. Katherine Hayles a elle aussi critiqué l’arbitraire du signe saussurien à travers une analyse sémiotique du code informatique. Elle démontre que le fonctionnement en « couches » d’abstraction des systèmes numériques implique nécessairement de connecter les processus de significations aux substrats physiques et mécaniques dont ils sont issus. À ce titre, N. Katherine Hayles décrit les fonctionnements informatiques comme la manifestation d’une continuité entre les pôles de l’« incorporation » et de la « représentation » propre à tout langage :
À mesure que l’on remonte vers la langue naturelle, l’inscription s’éloigne de l’incorporation et devient signe, c’est-à-dire moins performative que représentative, et de fait plus abstraite, effaçant son substrat matériel. Repenser la langue naturelle à partir du code permet paradoxalement de réintroduire la matérialité du signifiant […].  (Hayles, 2015)
Ces propositions permettent ainsi de déjouer les cadres conceptuels qui favoriseraient une disjonction de la matérialité du texte de recherche contemporain. Mais elles appellent aussi à requalifier les relations qui s’établissent entre les pratiques savantes d’interprétation – notamment de lecture et d’écriture – et les environnements physiques avec lesquelles elles dialoguent. En ce sens, pour Johanna Drucker, l’inscription du langage dans un substrat physique apte à le « configurer » (Johanna Drucker, 2009, p. 148) implique de considérer la pratique de l’interprétation savante dans le cadre d’une interaction plutôt que comme la « transmission mécanique » et unidirectionnelle d’un sens depuis le support qui le représente vers « l’esprit » de l’inteprétant. En ce sens, elle propose que les

22 Citation originale : « I’m suggesting that the specific properties of evident and obvious graphical elements, though frequently unnoticed, make an important contribution to the production of semantic meaning – that the expressivity of these <inflections › is more than superficial, and can and should be understood as integral to textuality. »
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activités d’interprétation soient décrites sur le registre de la « provocation », c’est-à-dire d’une relation non-causale et non-déterministe entre pratiques et supports, une matrice pour un dialogue inventif davantage qu’un conduit permettant de prédire les effets de la physicalité sur le sens produit. Ainsi, à l’opposé d’une approche mécaniste de la relation entre physicalité et pratiques de production de sens – qui considérerait celle-ci comme une représentation ou une transmission d’information – la matérialité du texte doit plutôt être entendue sur un mode probabiliste.
En ce sens, et face au problème spécifique de la matérialité du texte dans le contexte « post-numérique » contemporain, le travail de Katherine Hayles l’a conduite à élaborer une définition de la matérialité comme une propriété qui ne préexiste pas à nos manières de faire sens avec la physicalité des inscriptions et des supports, mais qui émerge du dialogue entre ces derniers. Ce qui définit la matérialité d’un texte relève alors moins de ses qualités ou propriétés immuables que d’un jeu entre ses caractéristiques physiques et les pratiques de production de sens qui en ont animé les auteurs ou les lecteurs. La « matérialité » du texte émerge alors du triple jeu entre le support, le « contenu » et l’activité des individus en situation d’interprétation. La matérialité peut alors être décrite comme ce qui « occupe une zone frontalière – ou mieux, agit comme un tissu connectif – joignant le physique et le mental, lʼartefact et lʼutilisateur »23 (Hayles, 2004, p. 72). Elle est donc marquée par un mode d’existence émergent vis-à-vis des pratiques et des « stratégies » qui la font exister à un moment et dans un contexte situé. 
Par ailleurs, la dimension émergente de la matérialité implique qu’elle est co-produite par les activités qui la font apparaître : en cela, elle est performative. Selon les théories initialement énoncées dans les travaux du philosophe John Austin, la performativité désigne le type d’actes de langage dans lesquels « produire l’énonciation revient à exécuter une ac-

23 Citation originale : « In this view of materiality, it is not merely an inert collection of physical properties but a dynamic quality that emerges from the interplay between the text as a physical artifact, its conceptual content, and the interpretive activities of readers and writers. Materiality thus cannot be specified in advance; rather, it occupies a borderland —- or better, performs as connective tissue—joining the physical and mental, the artifact and the user. »
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tion » (Austin, 1962/1991, pp. 41‑43) – comme, par exemple, une promesse ou une déclaration de mariage. En ce sens, pour Johanna Drucker, la matérialité textuelle est performative parce que les caractéristiques physiques et graphiques d’un document, ou ce qu’elle appelle son format24« met en œuvre une production de valeur, il ne la représente pas, mais permet de la porter, de lʼexécuter »25 (Johanna Drucker, 2013a, pp. 89‑90). La matérialité textuelle est alors pensée dans les termes de ce qu’elle fait à la relation entre physicalité et pratiques, plutôt que de ce qu’elle est26. Une telle conception est ainsi indissociable d’une compréhension des processus interprétatifs comme performances durant lesquelles les activités de lecture et d’écriture consistent moins à effectuer un travail d’élucidation que de création interprétative. La matérialité performative suggère alors que la « nature » d’un texte doit être compris en termes pragmatiques davantage qu’« ontologiques »27, et toujours connectée aux pratiques de production de sens qu’elle implique sur un registre ouvert et dynamique :
Aucun texte nʼest « transféré » tel quel, comme un seau de charbon déplacé le long dʼun convoyeur. […] Le concept de matérialité performative a ici un double sens. Dans le premier sens, sur lequel je me suis concentré, la matérialité est comprise comme la production dʼun sens en tant que performance, tout comme tout autre « texte » est constitué par une lecture. […] Dans le second sens, la matérialité performative suggère une approche du design dans laquelle lʼutilisation sʼancre dans le substrat et la structure, de sorte que le modèle du contenu et ses expressions évoluent ensemble. La « structure du savoir » devient un « schème de connaissance » qui circonscrit lʼutilisation en même temps

24 Dans le vocabulaire de cette recherche, on peut dire que Drucker se réfère ici au format en tant que format-produit, c’est-à-dire ensemble de caractéristiques physiques spécifiques.25 Citation originale : « Such structuring can be considered performative because the format enacts value production, it does not represent it, but allows it to be carried, performed. »26 « Performative materiality suggests that what something is has to be understood in terms of what it does, how it works within machinic, systemic, and cultural domains. » (Johanna Drucker, 2013b).27 Si tant est qu’on réduise la question ontologique à celle de la définition d’un être-en-tant-qu’être. Voir le chapitre 4 (p. ) pour un approfondissement de cette question.
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quʼil la provoque. Lʼidée dʼun utilisateur-consommateur est remplacée par celle dʼun fabricant-producteur, un artiste-interprète, dont la performance modifie le jeu.28 (Johanna Drucker, 2013b)
Fort de cette approche, il s’agit maintenant d’interroger la matérialité performative et émergente des textes dans le contexte spécifique des environnements numériques d’écriture et de publication contemporains.

La matérialité du texte numérique, entre interfaces et protocoles

La dimension distribuée des documents-publications dans le contexte contemporain conduit naturellement à déplacer l’attention depuis les documents eux-mêmes vers les divers environnements – de lecture, d’écriture, d’édition – qui permettent de les manipuler. En ce sens, les traditions portées par l’histoire du livre et la bibliographie matérielle ont continué à être développées dans les nombreuses recherches qui portent sur les dimensions culturelles et sociales des technologies numériques. Ces recherches se retrouvent particulièrement dans le champs des cultural studies anglo-saxonnes – qui prennent tantôt le nom de new media studies, de software studies ou encore de digital studies – et dans le champs des Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) francophones29. Elles permettent alors de mettre en dialogue une approche performative et émergente de la matérialité avec les tissus socio-techniques et culturels dans lesquels toute pratique savante se voit immergée.

28Citation originale : « No text is « transferred » wholesale, like a bucket of coal being moved along a conveyor. The text of a book is not ingested by a sequential processing of its ascii string or by literal reading of each item on a page and each page in turn. Nor is a web page. Every person produces a work as an individual experience, according to their disposition and capacity. […] The concept of performative materiality has a double meaning here. In the first sense, on which I have been concentrating, materiality is understood to produce meaning as a performance, just as any other « text » is constituted through a reading. That notion is fundamental to humanistic approaches to interpretation as situated, partial, non–repeatable. In the second sense, performative materiality suggests an approach to design in which use registers in the substrate and structure so that the content model and its expressions evolve. The « structure of knowledge » becomes a « scheme of knowing » that inscribes use as well as provoking it. The idea of a user-consumer is replaced by a maker-producer, a performer, whose performance changes the game. »29 Le chercheur en SIC Marc Jajah a par ailleurs pointé les inspirations communes entre ces deux champs (Jahjah, 2016)
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Dans ce contexte, plusieurs textes dans le champ des software studies ont étudié les façons dont les logiciels d’écriture et d’édition peuvent influencer les conceptions intellectuelles et les manières de faire de leurs utilisateurs, soit leur manière d’effectuer la performance de leurs textes à travers leurs interfaces de rédaction textuelle. Matthew Fuller a ainsi décrit comment l’organisation de l’interface de Microsoft Word pouvait communiquer la conception productiviste du travail d’écriture dont elle est le fruit à travers ses multiples barres d’outils et sa « montagne de fonctionnalités ». Il a ainsi tenté de resituer les logiciels numériques d’écriture dans une « histoire de la littératie […] pleine d’instances des technologies de l’écriture qui se sont emparé sans consentement des structures censées les contenir – des technologies qui dans le même temps qu’elles ouvrent les choses, instaurent de nouvelles normes et demandes »30 (Fuller, 2003, p. 139). Matthew Kirschenbaum, quant à lui, a proposé une histoire littéraire des logiciels de traitement de texte permettant de démontrer que « nos instruments de composition, qu’il s’agisse d’une [machine à écrire, nda] Remington ou d’un Macintosh, servent tous à focaliser et amplifier notre imagination de ce qu’est l’écriture »31 (Kirschenbaum, 2016). Enfin, Lori Emerson a décrit comment la matérialité des environnements dʼécriture avait pu être utilisée par des écrivains et écrivaines dans un dialogue créatif avec leurs pratiques dʼinvention littéraire et artistiques. Les technologies dʼécritures auraient ainsi tracé dans le temps et selon les contextes une diversité « d’interfaces » entre lecteurs, auteurs, et activités d’écriture (Emerson, 2014).
À travers ces études32 se dessine lʼidée que les interfaces des logiciels dʼécriture sont intimement liées à la performance de certains modèles de la matérialité des textes, selon un double point de vue. En amont, les logiciels ont été conçus dans un contexte socioculturel précis sur la base dʼune certaine vision de ce quʼest lʼécriture qui se traduit dans la disposition de lʼinterface graphique et des fonctionnalités proposées. En aval, les utilisateurs du logiciel et leurs pratiques dʼécriture sont influencés

30 Citation originale : « The history of literacy is full of instances of technologies of writing taking themselves without consent from structures aimed at containing them – technologies which at the same time as they open things up instantiate new norms and demands, from reading the bible to completing tax statements. »31Citation originale : « our instruments of composition, be they a Remington or a Macintosh, all serve to focalize and amplify our imagination of what writing is. »32 Voir également des approches similaires autour du logiciel de préparation de diapositives Powerpoint (Frommer, 2010), ou de logiciels d’écriture d’images tels que Photoshop (Masure, 2016).
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par lʼimaginaire et les procédures induites dans la disposition de lʼinterface proposée. Le caractère probabiliste de la relation entre substrats – logiciels – et pratiques de production de sens se voit alors contraint et « conditionné » partiellement par les stratégies de production de sens des concepteurs d’interfaces. Cependant, dans le cadre des pratiques effectives des chercheurs qui m’intéressent ici, cette approche pose problème. En effet, la diversité des logiciels utilisés par les différents acteurs de l’édition et les différentes états auxquels sont soumis les textes durant le processus éditorial induit une forme d’« esthétique distribuée » (Lovink, 2013), notamment impliquée par la division du travail entre auteurs et éditeurs, qui rend peu pertinente la seule étude des interfaces d’écriture à l’œuvre dans la préparation des documents.
        En ce sens, la dimension distribuée de nos environnements d’écriture contemporains demande de se poser la question des objets d’études les plus appropriés pour une étude de la matérialité des textes en contexte « post-numérique ». À ce titre, les objets d’analyse des premières software studies ont été critiqués pour leur attention trop grande aux surfaces et écrans au détriment d’autres dimensions de notre expérience des technologies numériques. Des chercheurs tels que Nick Montfort ont ainsi soutenu la nécessité de se prévenir d’une forme « d’essentialisme écranique » dans l’étude des matérialités numériques (Montfort, 2005) réduisant l’analyse culture des médias numériques à leur seule manifestation à l’écran.
Par ailleurs, d’autres critiques des premières media studies reprochent une forme de déterminisme technologique à des approches qui semblent obsédées pour la recherche de propriétés spécifiques pour les nouveaux médias numériques. Une exemplification de cette tendance peut se trouver dans le geste théorique de Lev Manovich vis-à-vis des « nouveaux médias », pour lequel ce dernier a tenté de définir un ensemble de « propriétés » et de caractéristiques formelles (Manovich, 2001/2010). En ce sens, Alexander Galloway a critiqué dans les approches néo-modernistes de l’étude culturelle des médias numériques – au premier rang desquelles celles de Lev Manovich – une conception excessivement essentialisante (Galloway, 2012)33, au détriment d’une analyse de leur inscription dans

33Voir par exemple cet extrait : « Is Manovichʼs view on the world a modernist one ? I think so. His is a modernist lens in the sense that he returns again and again to the formal essence of the medium, the techniques and characteristics of the technology, and then uses these qualities to talk about the new (even if he ends up revealing that it is not as new as we thought it was). » (Galloway, 2012, p. 3).
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des pratiques sociales et des structures de pouvoir. Galloway dénie en ce sens aux médias numériques tout rapport avec la représentation34 dans lamesure où « l’effet d’interface » des technologies numériques se présente, paradoxalement, comme la capacité des technologies numériques à se faire les vecteurs de médiations sans contenu ontologique ou épistémologique propre : « l’ordinateur n’est pas un objet, ou un créateur d’objets, c’est un processus ou un seuil actif opérant la médiation entre deux états. » 35. Ainsi, pour Alexander Galloway le mode d’existence des technologies numériques doit plutôt être entendu comme l’expression d’une puissance de modélisation et de manipulation, que sur un rapport quelconque entre un référent et un référé. Une telle attention aux procédures impliquées par les technologies plutôt qu’aux formes et aux propriétés des objets médiatiques se retrouve dans l’attention portée par Galloway à l’action des protocoles dans les sociétés contemporaines.
Dans la lignée de la description, par Michel Foucault, de certains dispositifs de pouvoir comme des « diagrammes » qui organisent des fonctions indépendamment de tout contenu ou situation spécifique (Foucault, 1975), Galloway approche le concept de protocole – qu’il définit comme « tout type de comportement correct et approprié au sein d’un système spécifique de conventions » (Galloway, 2006, p. 7) – comme le diagramme de pouvoir propre à une société décentralisée et distribuée. En tant qu’« ensemble de règles définissant une norme technique », un protocole représente en effet «un type de logique de contrôle qui opère en dehors du pouvoir institutionnel, gouvernemental ou commercial, même s’il a des liens importants avec les trois » (Galloway, 2006, p. 74). En ce sens, afin d’analyser la matérialité des textes numériques dans le contexte de l’éditorialisation, plutôt que de s’intéresser à des situations précises de rencontre avec ces derniers, il est peut-être plus pertinent de porter son attention sur le rôle de la matérialité dans ce que les protocoles cadrent et organisent, c’est-à-dire sur les transactions qui font exister les documents-publications via leur traduction depuis une situation vers une autre.

34 C’est là sa critique la plus fondamentale des propositions de Lev Manovich, ancrées notamment dans une hypothèse de généalogie entre cinéma et médias numériques.35 Citation originale : « the computer is not an object, or a creator of objects, it is a process or active threshold mediating between two states. » (Galloway, 2012, p. 23).
Le vacillement des formats
Considérer la matérialité selon la relation des pratiques savantes avec les transactions et les protocoles qu’elles côtoient plutôt que des logiciels ou des interfaces spécifiques demande alors de déplacer l’analyse depuis une étude des médias et des objets qu’ils produisent vers ce que le chercheur en sound studies Jonathan Sterne a nommé la médialité. Pour ce dernier, la médialité renvoie à la dimension relative et différentielle des médiations techniques intervenant dans les pratiques culturelles, qui fait exister leur influence sur les pratiques sur le registre de rapports plutôt que de propriétés intrinsèques ou d’un « déterminisme » unidirectionnel et prévisible. Ainsi, « la médialité du média ne repose pas simplement sur le matériel, mais dans son articulation avec des pratiques singulières, des manières de faire, des institutions et même, dans certains cas, avec des formes de croyances » (Sterne, 2012/2018, p. 32). Dans ce contexte, pour Jonathan Sterne, l’étude des conditions matérielles de l’expérience doit se focaliser sur les « petits mécanismes » instaurés dans les normes et autres codes à l’œuvre dans les fonctionnements des technologies et leurs relations aux pratiques interprétatives. En accord avec une approche performative et émergente de la matérialité, cette conception demande de se départir d’une approche déterministe de la médiation opérée par les technologies vis-à-vis des pratiques qu’elles entendent équiper, pour plutôt adopter une attitude d’analyse à des formes de « causalité relationnelle non linéaire, [soit] un mouvement d’un ensemble de relations à un autre » (Sterne, 2012/2018). Cette approche doit alors être située dans le contexte des transactions et des reformulations multiples qui construisent l’espace de la publication de recherche contemporaine.

La matérialité du texte « post-numérique » comme expression d’une performativité transactionnelle et distribuée

Dans un contexte dominé par la circulation des textes en réseau et leurs reformulations perpétuelles sous des formes imprimées et écraniques, le statut de la matérialité textuelle dans les pratiques de recherche relève des conditions d’organisation et de circulation qui les font exister. À ce propos, dans le champ des humanités numériques, Johanna Drucker et Patrick Svensson ont roposé le concept de middleware intellectuel36 pour désigner l’ensemble des « protocoles de médiation et

36 En informatique, un middleware est un logiciel qui permet la mise en relation de deux autres logiciels. En tant que médiateur, il permet par exemple de faire communiquer deux
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
de remédiation » qui « introduisent une inflexion à travers l’organisation » (Johanna Drucker & Svensson, 2016) dans les environnements numériques qui participent de l’équipement du travail savant. Il s’agit via cette proposition conceptuelle de comprendre comment s’articulent les programmes intellectuels avec les pratiques matérielles des textes numériques, via l’enchevêtrement temporel d’une série de « couches » (layers) constituées d’un « ensemble changeant de protocoles, de conventions et d’attentes »37. Cette approche relationnelle et processuelle de la matérialité implique alors nécessairement de concentrer l’analyse sur « les plateformes, les structures de données, les formats, et les ontologies qui ont rapidement normalisé et ainsi naturalisé nos manières de penser à propos de la production créative et intellectuelle dans les humanités numériques »38. Il ne s’agit donc pas d’étudier directement les interfaces visuelles qui concerneraient pratiques d’écriture associées à la publication, mais bien certains processus et mécanismes qui structurent le contenu et le contexte d’usage de ces mêmes interfaces.
Les middlewares intellectuels sont donc l’expression d’une approche processuelle et distribuée de la matérialité, qui ne se focalise pas sur l’analyse d’une interface ou d’un document en particulier, mais interroge plutôt le commerce entre les multiples transactions et procédures impliquées par les environnements numériques éditoriaux et les pratiques de production de sens des chercheurs. Il faut bien préciser ici que les middleware sont ancrés dans des procédures mécaniques et fonctionnent grâce à un ensemble vaste d’infrastructures et de systèmes physiques. Cependant, c’est dans l’articulation procédurale entre une myriade d’intermédiaires que se loge leur influence. De ce fait, ils peinent à être saisis et se retirent facilement hors de l’attention analytique, parce qu’ils se

programmes opérant sur des réseaux différents ou selon des systèmes d’exploitation étrangers. Les middlewares sont utilisés de manière interne et externe dans beaucoup de dispositifs informatiques : systèmes de gestion des données, services dʼapplications et de messagerie, authentification, etc.37 Citation originale : « The notion of middleware should be taken to encompass the temporal entangledness of different layers, perspectives and use patterns that make up intellectual and material programs. Intellectual middleware does not describe a static situation, but rather a changing set of protocols, conventions and assumptions. » (Johanna Drucker & Svensson, 2016, §21).38 Citation originale : « our discussion of middleware will focus on platforms, data structures, formats, and ontologies that have quickly conventionalized and thus naturalized our ways of thinking about creative and intellectual production in the digital humanities. »
Le vacillement des formats
situent « dans un espace intermédiaire entre le contenu et sa consommation, comme une boîte noire de procédures et d’opérations organisationnelles invisibles à la vue »39 (Johanna Drucker & Svensson, 2016, §23). Drucker et Svensson qualifient en ce sens la discrète action des middlewares comme celle d’une performativité transactionnelle qui provoque des situations de signification par les transformations et les métamorphoses qu’elle qu’elle organise et qu’elle structure – plutôt que par des qualités physiques statiques, d’ordre visuel par exemple.
La performativité transactionnelle des middlewares intellectuels est ainsi une expression de la performativité de la matérialité en général, mais correspond aux fonctionnements en réseau et aux multiples reformulations qui caractérisent les pratiques textuelles contemporaines. Une telle conception permet de décrire comment des normes, des protocoles et des formats participent de la formation de « systèmes énonciatifs », c’est-à-dire de médiations qui affectent tout autant ce qui peut être dit avec un environnement technologique, que la manière dont nous sommes « dits » par les processus qui font fonctionner les plateformes et autres environnements numériques de l’écriture contemporaine.
Dans un tel cadre d’analyse, l’étude de la matérialité des textes demande de se départir d’une approche qui entendrait, dans la relation d’interprétation qui construit la matérialité à l’interface entre « artefacts » et « individus », associer la dimension documentaire du document-publication à l’identification d’objets particulier – le livre, l’article, l’interface logicielle, etc. Un tel cadre demande plutôt d’embrasser les multiples opérations performatives qui construisent le sens des documents dans la relation entre plusieurs acteurs, sur un registre distribué et ontologiquement relationnel. Il demande ainsi de se rendre sensible à la « configuration contingente dans un flux dynamique de multiples co-dépendances »40 (Johanna Drucker, 2014a, p. 21) du champ de l’expérience à l’intérieur duquel s’opèrent les pratiques interprétatives qui dialoguent avec des « contenus » sur un registre probabiliste et imprévisible. Une telle approche de la matérialité fait alors exister les documents-publications

39 Citation originale : « If middleware tends to disappear, it is not because it is transparent, but because it sits in an in-between space, between content and consumption as a black box of procedures and organizational operations invisible to view. »40 Citation originale : « They are, in essence, contingently configured in the dynamic flux of multiple co-dependencies in ways print artifacts only hint at. »
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
selon un mode d’existence que Johanna Drucker qualifie de « conditionnel ». La dimension conditionnelle du document, dans ce contexte, n’est pas l’expression d’une quelconque forme d’immatérialité ou de virtualité, mais plutôt l’expression exacerbée du fait que le document existe à travers la conjonction simultanée d’une multitude de processus qui sont à la fois physiques et intellectuels : en ce sens, le document conditionnel n’est « pas un document spéculatif, ni imaginatif ou imaginé, mais est produit par des protocoles et des processus qui utilisent des conditions structurées comme moyen dʼexécution, de fonctionnement, de sélection et dʼaffichage de lʼinformation »41 (Johanna Drucker, 2014a, p. 25). Un tel cadre d’analyse semble alors pertinent pour analyser la médialité des textes dans le contexte contemporain, parce qu’il permet de penser la matérialité des textes tout en l’inscrivant dans la dynamique de reformulations et de transformations perpétuelle qu’implique le régime de l’éditoriali­sation.
En conclusion, cette première partie a permis d’approcher la matérialité des textes de recherche numériques dans le contexte d’une multiplication des documents, des interfaces, des procédures et des transformations impliquées notamment par le développement des technologies numériques dans les pratiques d’écriture, de lecture et d’édition de la recherche en SHS. Pour ce faire, il a fallu puiser dans une étude des médias qui s’attache davantage à la dimension processuelle de la matérialité qu’à des interfaces de lecture ou d’écriture spécifiques. Cette approche est capturée par la notion de performativité transactionnelle qui agit en-deçà des interfaces et des écrans pour structurer les expériences et les pratiques. Il s’agit maintenant de porter notre attention sur des objets qui permettraient au mieux de plonger dans le trouble matériel impliqué par les middlewares des publication des chercheurs, et ainsi de reconstituer l’entrelac de pratiques et de discours qui ont pu stabiliser le modèle de la séparation entre « contenu » et « présentation ». 

41 Citation originale : « A conditional document is not a speculative one, not imaginative or imagined, but is produced by protocols and processes that use structured conditions as a way to run, operate, select information, and display it. »
Le vacillement des formats

Les formats de données comme acteurs sémiotiques, esthétiques et politiques

Entre représentation et performance, le texte est dit par les environnements techniques d’écriture et de lecture qui constituent les documents-publications. Dans ce contexte, l’histoire des technologies de l’édition numérique, qui s’étend sur plusieurs décennies, touche des technologies aussi différentes que des appareils électroniques, des systèmes d’exploitation, des logiciels de lecture, d’écriture ou d’édition, ou encore des langages de programmation42. Ces dernières typologies dialoguent pour construire une histoire polyphonique dans laquelle l’établissement des systèmes techniques est le fruit de l’influence de nombreux acteurs, qui sont parfois des entreprises privées, des organismes de normalisation, des consortiums universitaires, des laboratoires de recherche et d’innovation, ou encore des utilisateurs tels que, dans le cadre de cette enquête, les chercheurs eux-mêmes. Dans ce contexte, je mʼintéresse à la dimension matérielle des outils qui permettent de manipuler et de produire les textes et à la performativité transactionnelle impliquée par la forme technique des « contenus » eux-mêmes43. La forme du contenu du document-publication doit être décrite du point de vue du « cahier des charges » qui a motivé sa constitution autant que des dynamiques historiques et contingentes qui ont stabilisé son existence dans le système de la communication scientifique.
En ce sens, face à la diversité des environnements et des logiciels qui fondent le rapport des chercheurs à la matérialité des textes, les formats de données des textes qui circulent dans les environnements de la publication de recherche semble être un objet d’étude pertinent. Un format de données désigne une « convention (éventuellement normalisée) utilisée pour représenter des données, soit des informations représentant un

42 La chercheure Julie Blanc a construit à ce propos une frise chronologique de l’histoire de l’édition numérique qui permet de réunir ces diverses dimensions en une unique vue d’ensemble (J. Blanc & Haute, 2018b).43 Je m’inscris là aussi dans la continuité de l’hypothèse de Jonathan Sterne : « Si le but d’une technologie est d’allier efficacité communicationnelle et expérience esthétique, alors la forme technique et sensorielle du contenu technologique est aussi importante que le média lui-même. » (Sterne, 2012/2018, p. 23).
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
texte, une page, une image, un son, un fichier exécutable, etc. » (« Format de données », 2020). Dans le contexte de la publication de la recherche et ses transformations multiples que j’ai décrites précédemment, les formats de données définissent ponctuellement les « contenus » qui se voient continuellement reformulés pour passer depuis un environnement ou un logiciel vers un autre.
Dans nos expériences contemporaines des environnements numériques, les formats de données apparaissent à la périphérie de notre attention, au détour d’une extension de fichier ou d’un en-tête de document. Ils révèlent parfois leur présence dans des moments de dysfonctionnement, face à un format incompatible, inconnu, ou défaillant (Boulétreau & Habert, 2014), nous laissant voir la fragilité du lien entre les « contenus » auxquels on cherche à accéder, et le complexe assemblage qui les sous-tend. 
Les formats de données ne sont par ailleurs que marginalement (ou plus du tout) interrogés théoriquement, à la fois dans le champ de l’informatique et dans celui des études culturelles et sociales des technologies. Du point de vue des informaticiens, ils sont perçus comme des questions stabilisées ou négligeables – en regard d’autres dimensions plus abstraites telles que celles des paradigmes de programmation à utiliser ou des modèle de données. Du point de vue des études culturelles et sociales, ils sont aussi délaissés car considérés comme relevant de questions « techniques » et donc plus difficiles à analyser que des interfaces de logiciels ou d’autres types d’objets culturels directement observables (Dilger & Rice, 2010). Désert aride et fuyant pour l’enquête, les formats relèvent ainsi de ce que David Graeber a nommé des « zones mortes de l’imagination » pour décrire ces objets qui provoquent tellement d’ennui qu’il y est difficile de conduire un travail d’investigation critique interprétative (Graeber, 2015). Pourtant, les formats sont partout dans le fonctionnement des médias informatisés. Ils structurent les textes et influencent leurs modalités de fabrication et de réception par leur existence même, et leur présence latente structure les transactions qui font exister les textes par-delà une diversité de situations, de logiciels et de sites. Il s’agit alors de les décrire comme des acteurs de la matérialité du texte, agissant sur une diversité de registres simultanés sur les cadres et les modèles des pratiques savantes.
Le vacillement des formats

Les formats comme médiation technique
et esthétique entre des couches de signification

D’un point de vue sémiotique, le format de données est la manifestation de la troublante matérialité des signes manipulés dans l’informatique. Il agit en effet comme une convention opératoire qui permet d’articuler les divers degrés de physicalité et d’abstraction logique qui permettent de faire fonctionner les dispositifs numériques. À l’intérieur d’un système computationnel, l’emploi de la notion de format est en effet relatif à un niveau d’interprétation donné, car il peut tout autant désigner les modalités de traitement d’un signal électronique, le mode d’organisation des inscriptions électromagnétiques sur un disque dur, ou encore les formats de données manipulés par les programmes et langages accessibles aux développeurs et aux utilisateurs sur la base de la plateforme constituée par les systèmes d’exploitation (« Data format », 2016). Dans les théories de l’architecture des programmes informatiques, la figure architectonique de la « pile » (ou stack) est employée pour décrire la manière dont les ordinateurs connectent la physicalité de l’électronique (hardware) à des registres de fonctionnement de plus en plus élaborés (software)44 à travers différentes couches de langages informatiques. Il est alors nécessaire d’établir un ensemble de conventions de communication interne permettant à chaque « couche » d’abstraction de communiquer avec ses couches « voisines », par exemple pour passer du langage binaire au langage assembleur, puis au langage du système d’exploitation, et ainsi de suite jusqu’à l’affichage d’une image de texte à l’écran. Ainsi, si l’on considère les ordinateurs d’un point de vue sémiotique, ainsi que l’a proposé Katherine Hayles, « les différents niveaux de code sont constitués de chaînes imbriquées de signifiants et de signifiés, les signifiés d’un niveau devenant les signifiants d’un autre niveau. » (Hayles, 2015, p. 33). Dans ce contexte, un format numérique correspond à la convention ou, pour ainsi dire, la langue commune à chacune desdites chaînes, qui permet de défi-

44 La Couche d’Abstraction Matérielle désigne par exemple le type de programme qui interface des programmes relatifs au fonctionnement électronique et physique des équipements avec des applications de plus haut niveau. Dans la sous-discipline informatique des systèmes de communication, le modèle Open Systems Interconnections (OSI), adopté par la quasi-totalité des dispositifs de communication contemporains tels qu’Internet, propose d’envisager la communication comme une série de couches qui vont de la physicalité des câbles jusqu’aux applications.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
nir les conditions de signification d’une couche donnée par rapport à sa couche supérieure ou inférieure.
La notion de format de donnée est donc à entendre dans un sens fluide qui ne se limite pas aux conventions signalées par les extensions de fichiers, et qui dépend de la « couche » informatique sur laquelle est portée l’attention analytique. Le format est toujours l’expression d’une relation de discrétisation ou de traduction entre un ensemble de valeurs possibles dites de « bas niveau » – par exemple, des valeurs binaires de 0 et de 1 – et un autre ensemble de plus « haut niveau » – par exemple, des caractères alphanumériques. En ce sens, il est l’instrument de la concrétisation progressive qui « spécialise et concrétise lʼidéalité du numérique en un espace de manipulation possible défini sur des unités élémentaires », ainsi que l’ont décrit Bouchardon et al. :
Ces unités sont déterminées a priori et le format définit ce quʼil est possible de faire avec elles. Il sʼinstaure alors une tension entre le format, technique et mobilisation des unités a priori, et les formes sémiotiques manifestées par ces formats, formes qui sont interprétatives et dégageant a posteriori les unités de sens. Ce qui est manipulable nʼest pas directement ce qui est signifiant, ce qui est signifiant nʼest pas directement ce qui est manipulable.  (Bouchardon et al., 2012, p. 14)
Un format numérique définit donc une série de manipulation possibles pour les opérations de signification, mais en interdit aussi d’autres45. Il implique des restrictions autant qu’il ouvre des possibilités. Ainsi, les formats matérialisent la rencontre de modèles et d’opérations logiques avec leur instanciation physique, et opèrent donc comme les médiateurs d’un espace de pratiques contingent et spécifique à des conditions d’implémentation, mais également de fréquentation.
À ce titre, les formats de données se situent à l’interface entre des fonctionnements techniques et des expériences esthétiques. Le travail de Jonathan Sterne peut ici de nouveau servir d’appui pour tenter d’articuler les dimensions techniques et sensibles des formats de données tex-

45 « À partir des formats structurant le code, les applications proposent des fonctionnalités et permettent certains possibles tout en en interdisant d’autres. » (Bouchardon, Cailleau, Crozat, Bachimont, & Thibaud, 2012, p. 30).
Le vacillement des formats
tuelles. Pour Sterne, « le terme ‹ format › désigne un spectre entier de décisions qui affectent l’aspect, la sensation, l’expérience et le fonctionnement d’un média, mais aussi un ensemble de règles qui conditionnent le fonctionnement d’une technologie » (Sterne, 2012/2018). En ce sens, le chercheur a décrit comment les discussions à l’œuvre dans la négociation des normes et des formats d’encodage musical – en lʼoccurrence celles du groupe de travail Moving Picture Experts Group (MPEG) au sein de l’organisme de normalisation ISO – avaient conduit à imaginer et réifier toute une série de jugements esthétiques relatifs aux caractéristiques d’une piste musicale qui « sonne bien » (Sterne, 2012/2018, p. 307). Les choix opérés dans le format relèvent alors de la construction d’un « sujet d’écoute » conditionné par un ensemble de compromis industriels, mais également par des choix conduits dans le sens d’une représentation optimale de ce que serait une « bonne » expérience esthétique médiatisée par le format en question46. Selon le même mécanisme, je fais l’hypothèse que les formats de données associés aux textes de recherche produisent en ce sens un sujet d’écriture spécifique dont l’expérience esthétique de fréquentation des documents-publications est en partie informée par les conditions techniques qui gouvernent la forme des contenus textuels, et les dynamiques d’élaboration industrielle qui ont stabilisé cette dernière.
Dans le mille-feuille matériel du mode de signification des technologies numériques, les formats invitent donc à remettre en question l’idée même d’un « texte brut » dans la mesure où la textualité dont ils opèrent la médiation n’est autre qu’un empilement de processus performatifs dépourvus de « source » ou de « substance » propre. Cela dit, en effectuant leur travail de traduction, les formats mettent en œuvre le pouvoir de modélisation des technologies numériques et participent aussi de la projection de certaines conceptions du texte et de la textualité.

46 Sterne analyse en détail le déroulement et les modalités des séances de « tests d’écoute » utilisés pour nourrir les choix d’encodage à l’œuvre dans la genèse du format mp3, et la dimension de « représentation » qu’ils recèlent, dans le choix des auditeurs-testeurs tout autant que des matériaux d’écoute. Il démontre alors, en-deçà de pré-déterminations évidentes comme celles des styles de musiques choisies qui ont été prises en compte dans la composition des tests, que ces derniers se voient modelés en fonction d’un « style d’enregistrement réaliste » qui consiste à garder les sons réverbérés dans le studio au moment de la prise de son et correspond à la tendance esthétique de l’époque à laquelle il a été développé.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales

Les formats comme acteurs énonciatifs
et performances de modèles textuels

Les formats de données présentent des enjeux épistémologiques et ontologiques, dans la mesure où ils impliquent certaines manières de constituer des connaissances (dimension épistémologique) mais aussi de définir, par la performativité transactionnelle qu’ils impliquent, certains modes de définition sur la nature des textes et notamment leur relation entre « contenu » et « présentation » (dimension ontologique). 
Dans les pratiques de l’informatique, les formats de données sont fortement corrélés et subordonnés à la notion de « modèle de données », qui est la description abstraite des types d’entités et de propriétés manipulables dans le cadre d’un projet informatique47. Dans cecadre, le format de données est la formulation ou l’énonciation du modèle dans un certain idiome propre à être interprété par un environnement logiciel ou un autre. Dans le cas des textes de recherche, le format se retrouve alors souvent associé à la pratique plus spécifique du balisage, qui définit un type de formatage numérique particulier qui consiste à enrichir une chaîne de texte écrite en langue naturelle de caractères destinés à une interprétation machinique. Pour décrire l’entrelac constitué entre les formats du balisage et les textes qu’ils encodent, Johanna Drucker a proposé le concept de « métatextes ». Les métatextes sont alors mobilisés sur un registre qui est à la fois, et de manière co-dépendante, pragmatique et épistémologique :
Les métatextes numériques ne sont pas de simples commentaires sur un ensemble de textes. Dans de nombreux cas, ils contiennent des protocoles qui permettent des procédures dynamiques dʼanalyse, de recherche et de sélection, ainsi que dʼaffichage. Plus important encore, les métatextes expriment des modèles du champ de connaissances dans lequel ils opèrent.48 (Johanna Drucker, 2009, p. 11)

47 Par exemple, le modèle de données d’un article scientifique conventionnel pourrait consister à définir qu’il est composé d’un titre, d’un résumé en français et en anglais, d’un corpus de références bibliographiques, d’un auteur, etc. 48 Citation originale : « Digital metatexts are not merely commentaries on a set of texts. In many cases they contain protocols that enable dynamic procedures of analysis, search, and selection, as well as display. Even more importantly, metatexts express models of the field of knowledge in which they operate. »
Le vacillement des formats
Le « métatexte » exprimé selon un format de balisage spécifique opère ainsi dans le même temps une modélisation performative sur les pratiques et les procédures qui permettent de le mobiliser, et une modélisation descriptive qui instancie des présupposés épistémologiques sur la nature des connaissances et des entités représentées par son truchement49 (Johanna Drucker, 2009, p. 15). Les formats opérationnalisent ainsi une série d’hypothèses portant à la fois sur les pratiques et sur les connaissances qu’ils permettent de structurer et de mobiliser.
Le mode d’expression du métatexte n’est cependant pas une représentation transparente du modèle dont il est la formulation. Un format est en effet toujours doté d’une syntaxe particulière qui autorise certains types de relations et interdit d’autres, contraignant les possibilités d’expression du modèle mais imprimant également ses propres inflexions sur les fonctionnements et les significations. Dans les termes de Johanna Drucker, « la morphologie du modèle est sémantique, et non seulement syntactique »50 (Johanna Drucker, 2009, p. 16). L’expression d’un contenu (textuel) à travers un langage de balisage mobilise alors doublement le format dans la mesure où elle est à la fois constituée par la substance et l’expression de l’encodage.
Ainsi, parce qu’elle procède d’une syntaxe spécifique, la matérialité impliquée par un format de données est à la fois une structure en soi et la représentation d’une structure conceptuelle située dans le modèle de données, dont elle est pour ainsi dire la performance ou l’énonciation plutôt que la représentation. Le modèle et le format ne sont pas clairement délimités l’un par rapport à l’autre. En ce sens, dans le champ de l’édition critique et des humanités numériques, l’historien de la philosophie et spécialiste de l’encodage textuel Dino Buzzetti a critiqué l’incapacité de certains formats de données (XML/TEI, qui seront détaillés dans la suite de ce chapitre) à exprimer simultanément plusieurs

49 « Through the combined force of its descriptive and performative powers, a digital metatext embodies and reinforces assumptions about the nature of knowledge in a particular field. But the metatext is only as good as the model of knowledge it encodes. »50 « The model is abstract, schematic, ideological, and historical through and through, as well as discipline-bound and highly specific in its form and constraints. Different types of models have their origins in specific fields and cultural locations. All carry those origins with them as an encoded set of relations that structure the knowledge in the model. Model and knowledge representation are not the same, but the morphology of the model is semantic, not just syntactic. »
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
modèles textuels concurrents dans le processus d’encodage d’un texte (Buzzetti, 2002). Pour expliquer ce paradoxe, il propose de mobiliser la théorie sémiotique du linguiste Louis Hjelmslev, fondée sur un modèle quadripartite de la signification qui distingue « forme » et « substance » du signifiant, et « forme » et « substance » du signifié (Hjelmslev, 1953/2000). Dans cette comparaison, on considère que le balisage représente le « signifiant » d’un texte de recherche, alors que le de données en représenterait le « signifié ». Pour Buzzetti suivant Hjelmslev, chacun de ces deux éléments étant doté d’une substance et d’une expression, il est trompeur de considérer le format comme la pure opérationalisation mécanique d’un modèle dont il ne serait que l’expression. Les formats de données sont en ce sens des acteurs énonciatifs.

Les formats comme enjeux de conversation technique dans une économie de la compatibilité

Les formats présentent enfin un enjeu économico-technique et organisationnel. Un format de données est une convention qui vaut par sa reconnaissance de la part d’une procédure logicielle ou d’une autre. C’est la manipulation des données selon un format qui en constitue l’existence de facto. Ainsi, si un format de données peut être objectivé et institutionnalisé sous la forme d’une norme, il se différencie de cette dernière dans la mesure où il n’existe pas en dehors de l’exécution des programmes. De la même manière, un format de données devient un standard quand il est de fait utilisé par une majorité d’utilisateurs et de machines pour remplir un type de tâche donné, mais cette qualité de standard ne dépend que de sa reconnaissance dans un milieu donné – ainsi par exemple, comme je le développerai par la suite, la spécification du format PDF, qui fut diffusée par l’entreprise Adobe dès 1993, ne fut pas institutionnalisée sous la forme d’une norme ISO avant l’année 2008.
Du fait de leur capacité à articuler des transactions à l’intérieur ou entre des machines, les formats articulent des systèmes techniques et les collectifs qui leur sont associés. Leur fragile nature performative et dé-
Le vacillement des formats
pendante de l’exécution des programmes en fait l’expression d’une éthique, c’est-à-dire d’un ensemble de règles et d’orientations régulant les manières de conduire des actions (Galloway, 2012). Or, d’abord enjeu exclusif de concurrences et d’ententes économiques privées entre des acteurs industriels, le format est devenu aujourd’hui une question qui touche également les marchés de consommateurs exposés à un environnement logiciel ouvert (Sterne, 2012/2018, pp. 128‑137).
Par corollaire à leur dimension éthique, les formats recèlent donc un enjeu politique. En effet, un format a pour effet « de rendre possibles des compatibilités, mais aussi de provoquer ou de garantir des incompatibilités » (Zerbib, 2015b, p. 17). À ce titre, la question de la propriété intellectuelle et de la disponibilité technique des formats de données utilisés dans les espaces numériques est cruciale pour comprendre les phénomènes de verrouillage ou d’articulation opérés par ces derniers. Un format de données peut être décrit dans un document de spécification accessible à tous – on parle alors de format ouvert – ou implémenté de manière obfusquée par les logiciels qui le manipulent, comme ce fut longtemps le cas pour le format Microsoft Word par exemple – on parle alors de format fermé. Par ailleurs, d’un point de vue juridique, un format est dit propriétaire s’il fait l’objet d’un brevet qui peut s’accompagner de restrictions quant à son utilisation. Il est dit ouvert – de ce fait dans un deuxième sens que celui de l’ouverture de sa spécification technique – s’il est librement utilisable par n’importe quel programme. En différenciant la dimension de disponibilité technique et la propriété légale des formats, on peut comprendre qu’un format propriétaire n’est pas nécessairement un format fermé, et peut donc être partagé dans son usage sans pour autant l’être du point de vue de sa propriété juridiqueUn troisième facteur de complexité relève du mode de gouvernance de l’évolution de la spécification technique du format, qui peut être pilotée par une entreprise unique, confiée à un organisme de normalisation, un consortium d’acteurs, ou une communauté de développeurs – comme c’est le cas pour certains projets de logiciel libre. 
Dans ce cadre complexe, les stratégies d’institutionnalisation de certains formats en standards pour un type d’usage donné ont été maintes fois utilisées comme une arme de guerre économique permettant de capter ou de partager des communautés d’utilisateurs. La diffusion de
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formats ouverts et propriétaires par des entreprises telles qu’Adobe a permis par exemple d’articuler des ensembles entiers de logiciels et d’organisations en les rendant dépendantes aux spécifications dont ils gardaient le contrôle. Le développement des environnements numériques a cependant contraint progressivement les organisations à ouvrir techniquement et juridiquement certains formats autrefois propriétaires pour les adapter à une logique « d’écosystème » marquée par la circulation des données et la multiplication des logiciels. Cette nouvelle condition a conduit les acteurs industriels du numérique – au premier rang desquels ceux que l’on appelle « GAFAM » pour désigner Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – à entretenir un rôle plus complexe dans la gouvernance des normes via des activités de lobbying auprès des communautés de développeurs et des organismes de normalisation51. L’enjeu qui se présente pour les firmes est alors à la fois technique et politique, dans la mesure où les formats deviennent l’instrument de contrôle d’une forme de « conversation technique » (Sterne, 2012/2018, p. 281) à la géographie complexe et à l’iségorie très discutable.
La dimension politique et éthique des formats fait retour sur le caractère contingent des modèles esthétiques, épistémologiques et ontologiques qu’ils projettent sur les pratiques et les expériences. En ce sens, la théorie du format de Jonathan Sterne se construit-elle comme la critique d’un penchant des études médiatiques pour l’essentialisation technologique, qui verrait dans un type de média particulier des propriétés intrinsèques et indépassables dont il s’agirait d’actualiser les potentialités. L’étude des formats permet de mettre à jour la « persistance d’impératifs résiduels dans les coutumes et les sensibilités » (Sterne, 2012/2018, p. 45) charriés par la mise en place d’infrastructures « dotées de leurs propres codes, protocoles, limites et potentialités »52 et construits notamment par une économie de la compatibilité. Ces dernières, résultant nécessairement d’une histoire plurielle et distribuée, paraissent découler

51 À ce titre, la relation du World Wide Web Consortium, organisme en charge de la normalisation des normes du web, aux acteurs majeurs du web tels que les entreprises Google ou Microsoft est un cas édifiant. Qu’il s’agisse des modalités de composition des collectifs de normalisation en vue de l’inscriptions de verrous numériques (DRM) dans les futures normes du web (Fontaine, 2013), ou la délégation totale par le W3C de l’élaboration des normes HTML aux éditeurs des navigateurs web (Cimpanu, 2019), la relation contemporaine entre acteurs économiques et acteurs de normalisation est complexe et instable.52 Sterne mobilise en ce sens à l’analyse de l’infrastructure effectuée par Geoffrey C. Bowker et Susan Leigh Star (Bowker & Star, 1999/2000, p. 35).
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d’impératifs technologiques neutres, alors que leurs fonctions culturelles et esthétiques sont historiquement, économiquement et socialement situées.
Il s’agit maintenant, de retracer la stabilisation de certaines conceptions du texte impliquées par les formats de données en usage dans les circuits qui conduisent de l’édition (logicielle) des textes à l’édition (sociale) des documents, entre pratiques d’auteurs et pratiques d’éditeurs. Ce faisant, l’étude de la performativité transactionnelle de ces formats spécifiques et de leur histoire devrait permettre de mieux comprendre comment s’est sédimentée l’idée d’une séparation entre contenu et présentation dans les choix techniques et les modèles de production de la publication normale de la recherche en SHS.

Entre « contenu » et « présentation » : une histoire de la performance du texte dans les formats de données en usage dans les processus éditoriaux

Les formats de données incarnent différents régimes de performativité transactionnelle qui proposent certaines manières de faire sens, de faire forme et de faire fonction, autant qu’ils influent sur les dynamiques socio-techniques de formation des documents-publication et leur mode d’élaboration. Cette influence s’opère sur un registre de causalité non-linéaire et toujours tempéré par la perspective de la conversion des données d’un format à un autre. Elle situe alors la matérialité du texte à l’intersection entre les modalités techniques et sémiotiques de ces opérations de conversion d’une part, et les pratiques de lecture, d’écriture et d’édition des acteurs qui le manipulent, d’autre part. À travers quelques études de cas localisées dans l’histoire des formats de données en usage dans l’écriture et l’édition des documents-publications, il s’agit maintenant de retracer la genèse des modèles dominants portés par la stabilisation de ces acteurs techniques, et de comprendre les cadres qu’ils proposent aux pratiques d’écriture et d’édition en vigueur vis-à-vis de la relation entre les « contenus » et leur « présentation ».
Il faut d’abord procéder à quelques précisions quant au champ d’investigation de cette analyse. Tout d’abord, l’histoire de la numérisation des pratiques textuelles, nous assistons rapidement à une séparation entre le
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formatage des « documents » et le formatage des « données ». Le début des années 1970 voit naître conjointement les langages de balisage – sur lesquels je reviendrai par la suite – et l’invention du « modèle relationnel », imaginé par Edgar Frank Codd en 197053. Ce dernier donnera naissance par la suite aux technologies de base de données relationnelles. Base de données et « documents textuels » se voient alors relativement séparés pendant plusieurs décennies dans les recherches et les spécialisations professionnelles en informatique car ils sont considérés comme relevant de deux types de problématiques différentes – le traitement à grande échelle d’une grande masse d’informations normalisées pour la base de données, et le traitement d’une information complexe et hétérogène pour les « documents textuels ». Cependant, ils se retrouvent croisés à nouveau au tournant des années 2000 via l’avènement des sites web dits « dynamiques », qui associent le stockage de contenus dans une base de données et leur affichage sous la forme de pages web générées à la volée par une « application serveur ». Cette nouvelle technologie s’accompagne de l’avènement des Content Management Systems 54 (CMS), qui sont des sites dynamiques proposant une interface d’écriture en ligne qui permet de rédiger les textes présentés aux visiteurs. Ces CMS opèrent un point de rencontre entre les formats de base de données et formats documentaires. Par ailleurs, au milieu des années 2000, le développement rapide des Application Programming Interface (API) en ligne, c’est-à-dire l’ajout aux sites web de points d’entrée destinés à l’exploitation machinique plutôt qu’à des lecteurs humains, permet de récupérer les « données » issues de services et d’applications tierces pour peupler les pages web de contenus. Ces nouvelles technologies font donc se croiser à plusieurs titres les formats des documents et ceux des bases de données, mais ces dernières ne seront abordées qu’à la marge dans ce chapitre.
Il faut par ailleurs noter que les formats de données des textes de recherche portent autant sur les techniques d’encodage textuel que sur l’encodage des caractères eux-mêmes, mais que cette dimension ne sera pas développée ici. L’histoire du caractère numérique est marquée par sa dimension (géo-)politique, car l’institutionnalisation des premiers formats

53 Ce modèle consiste à représenter des relations entre une série d’objets via une série de tables à deux dimensions interconnectées entre elles.54 Système de gestion de contenus.
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de caractères signale notamment une hégémonie anglo-saxonne à travers la mise en place initiale du langage ASCII qui ne contient que les caractères utilisés dans l’écriture anglophone. Au terme d’un travail de coordination, cette situation est levée par des évolutions techniques et la naissance de nouvelles organisations telles que le consortium Unicode, qui publie à partir de 1991 une norme permettant d’encoder les caractères pour couvrir la variété de symboles typographiques en usage dans les codes typographiques humains (« Unicode », 1991). Étant relativement stabilisée et attachée avant tout à la représentation de signes hérités historiquement des systèmes d’écriture du passé55, la question de l’encodage des caractères et de leur format n’est pas traitée dans ce chapitre.
Du point de vue de la représentation numérique des caractères en tant que formes graphiques, enfin, l’histoire des formats de fontes de caractères est celle d’une mathématisation progressive du signe typographique qui mériterait aussi une histoire propre et n’est pas étudiée en détail dans ce texte. D’un point de vue conceptuel et linguistique, cette histoire a pourtant demandé d’énoncer et d’implémenter un modèle théorique faisant la part entre « glyphes », signes visuels utilisés dans un langage, et « caractères », représentations abstraites correspondant à une fonction précise dans un code écrit donné56. C’est ensuite l’histoire d’une modélisation de plus en plus complexe du glyphe typographique à l’intérieur des formats de description de fontes ou polices typographiques. Cette dernière va d’une modélisation « matricielle » des caractères (une représentation sous la forme d’une grille de pixels) à une représentation « vectorielle » permise notamment par l’invention de la courbe de bézier (Dejean, 2011). Avec l’apparition de nouveaux formats de description typographique tels qu’OpenType (International Organization for Standardization, 2014), ces derniers passent un pas supplémentaire dans la mathématisation typographique en autorisant aujourd’hui la spécification de règles de transformation et d’optimisation procédurales qui les érigent, au moins d’un point de vue juridique, au rang de véritables logiciels pouvant être

55 La dimension « formalisante » de la mise en œuvre des formats de caractère a conduit certains chercheurs à critiquer le caractère essentialisant de son histoire vis-à-vis du fonctionnement des signes typographiques dans certains langages (Moro, 2003). Elle reste cependant maintenant une forme stabilisée et institutionnalisée.56 « On pourrait comparer le rapport entre caractère et glyphe à celui entre signifié et signifiant en linguistique. […] Mais les choses sont un peu plus complexes: il y a des caractères sans glyphe, il y a des glyphes qui peuvent correspondre à plusieurs caractères différents selon le contexte, des glyphes qui correspondent à plusieurs caractères simultanément avec une certaine pondération, et on en passe … » (Haralambous, 2004).
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dotés de copyright57. L’histoire des formats de représentation des signes typographiques n’est cependant pas directement au cœur du rapport des pratiques d’écriture avec la séparation du « contenu » et de la « présentation », elle n’est donc pas traitée ici.
Dans le cadre de la circulation des textes scientifiques échangés durant les pratiques de publication normales des chercheurs SHS, les formats de données sont avant tout affectés par les normes qui concernent l’interprétation des données de nature textuelle. En informatique, un texte numérique peut être conçu comme une « chaîne de caractères », soit une séquence de symboles numériques – représentés par un nombre d’octets qui dépend du codage des caractères. Une chaîne peut alors modéliser le texte comme un flux de symboles discrets, ou comme un « texte structuré » selon un format particulier. On parle alors de langages de balisage (ou markup languages) pour désigner les conventions qui permettent d’intégrer dans un flux de « texte brut » des indications permettant éventuellement de l’interpréter comme un « document structuré ». Le format de données spécifie alors la convention d’interprétation à utiliser par un système numérique pour lire un ensemble de caractères selon un langage de balisage particulier.
L’histoire des formats de données textuelles est marquée par l’influence d’une série hétérogène d’acteurs. D’abord, des entreprises aux cultures et aux secteurs professionnels différents –allant de l’informatique personnelle et de la bureautique au monde de la prépresse et de l’édition, en passant par les industries de la télécommunication – inventent et adoptent des formats d’encodage textuel en fonction des problématiques spécifiques à leurs métiers et leur environnement concurrentiel. Ensuite, cette histoire est fortement influencée par trois organismes de normalisation : l’International Organization for Standardization (ISO), organisme international composé collégialement par des organismes de normalisation nationaux ; l’Organization for the Advancement of Structured Information Standards (OASIS), centrée sur la normalisation des formats de fichiers ; et enfin le World Wide Web Consortium (W3C), dédié à la stabilisation de normes pour les technologies du

57 Plus récemment encore, l’émergence des « fontes variables » via la spécification OpenType permet de soumettre l’affichage d’une fonte à une série de paramètres permettant de faire varier son dessin en temps réel à l’écran. Cette évolution représente une étape supplémentaire dans ce processus de mathématisation (McKaughan, Jacobs, & Constable, 2016).
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web. L’action de ces organismes ne suffit pas à expliquer la stabilisation des formats et leur imposition, mais elle est tout de même déterminante. Enfin, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui composent, par l’adoption et parfois même l’élaboration de certains formats, les horizons complexes qui influent techniquement, esthétiquement et sémiotiquement les pratiques d’écriture de recherche.
Afin de relocaliser différents principes et différentes manières d’envisager la matérialité du texte, je commencerais par l’analyse de différents formats de données qui ont structuré les pratiques d’écriture numérique de recherche en les replaçant dans leurs contextes et leurs enjeux historiques spécifiques. Il s’agira ensuite d’identifier les modèles de conception – métaphores, principes, concepts – qui ont accompagné la mise en œuvre de ces conventions, et d’expliciter l’influence et le cadrage qu’ils opèrent sur les pratiques d’écriture. Enfin, en accord avec la dimension éthique et politique des formats, je décrirais comment ces modèles se sont vus stabilisés et diffusés via l’articulation de collectifs humains – organisations, entreprises – et logiciels – interfaces, infrastructures. Fort de cette description, je serai alors en mesure de qualifier la relation de chacun de ces formats au modèle de la séparation entre contenu et présentation et leurs contributions non-linéaires à sa stabilisation.

La numérisation du typographe : langages de description de page et modèles procéduraux
de l’écriture numérique

Technologies de description de page et logiques de composition

Dans les premiers temps de l’informatique, les formats utilisés pour la représentation et l’écriture des contenus textuels consistent en une série d’instructions insérées au fil du texte visant à qualifier des opérations à effectuer pour l’agent compositeur de l’imprimante ou de l’écran en charge de fabriquer l’image des textes écrits – ainsi par exemple « centrer », « écrire en italique », « cesser d’écrire en italique ». Ce mode d’écriture, est fortement influencé par le modèle de la machine à écrire, et conduit déjà à envisager l’écriture comme une activité double, visant à la
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fois à produire un flux de mots linéaire, et à anticiper les instructions nécessaires à ce qui aurait été le travail d’un secrétaire ou d’un professionnel de la composition typographique pour la production du document résultant. Dès 1964, les langages TYPSET et RUNOFF, respectivement un programme d’édition de texte et un processeur de document, découlent de ce modèle, postérieurement qualifié de « procédural » dans la mesure où il consiste à insérer dans le texte une série d’instructions correspondant au traitement séquentiel de la chaîne de caractère constituée par le texte par le programme de compilation et de production du document. Peu de temps après et suite à de nombreuses expérimentations explorant d’autres modèles de traitement textuels (Kunde, 1998), l’invention du système d’exploitation UNIX en 1969 permet la création d’une plateforme logicielle centrée en premier lieu sur des outils de préparation de documents et de communication. Dans le monde universitaire, le programme TROFF, « la killer app originale d’Unix » selon l’ingénieur Eric Raymond (Raymond, 2003), développée en 1972 au sein des Laboratoires Bell, gagne rapidement un public fidèle. Elle est notamment rapidement adoptée dans les milieux de la recherche du fait d’une licence très généreuse pour les universitaires. Le programme devient alors le premier modèle d’écriture savante numérique d’envergure.
Dans la même période, les pratiques de prépresse et de composition typographique pour l’édition évoluent rapidement. Après la mécanisation du processus de composition des fontes sur les pages à imprimer au moyen de machines électrifiées telles que les Monotypes (Hopkins, 2012), les premières entreprises d’informatique telles que Xerox commencent à vendre des systèmes de composition numérique primitifs et spécifiques à une machine informatique58. Des langages de description de page sont aussi conçus dès les années 1970 pour communiquer avec les imprimantes de bureautique qui commencent à se développer. Ces langages évoluent progressivement depuis le modèle – inspiré par la culture de l’imprimé – de la composition de caractères vers de nouveaux modèles « matriciels » représentant la page sous la forme d’une grille de pixels et permettant ainsi progressivement d’imprimer des images.

58 Le documentaire Graphic Means retrace l’histoire de cette transition dans les métiers du design graphique et de l’édition (Levit, 2018).
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Au début du développement de la micro-informatique grand public dans les années 1980, la distribution des rôles et des fonctions entre les logiciels de composition typographique et les matériels d’impression est encore instable. La séparation des rôles vis-à-vis de la configuration des documents imprimés, entre l’imprimante, le système d’exploitation des ordinateurs et les imprimantes, n’est pas bien définie. Cela conduit des modèles concurrents à être implémentés dans les diverses offres d’imprimantes. On y trouve des approches délégant et exposant totalement les technologies d’impression aux logiciels qui les manipulent, mais aussi des fonctionnements plus sophistiqués permettant de transmettre aux imprimantes une série d’instructions de plus « haut niveau » qu’elles se chargeront de traduire en une trame de pixels adaptée à leurs caractéristiques propres (Fekete, 2004).
Ainsi, les « langages de description de pages » désignent des formats aux modalités d’articulation hybrides qui font dialoguer sur un registre d’abord chaotique les divers softwares émergent pour l’écriture et la présentation des documents avec le hardware des dispositifs d’impression numérique. Au début des années 1980, une quantité importante de ces langages se font concurrence et s’associent à divers ensembles logiciels et matériels concurrents et non-compatibles entre eux, faisant des langages de description de page l’instrument de guerres économiques féroces. L’entreprise Adobe est alors consacrée par le succès et la progressive hégémonie du format Postscript. Adobe s’impose notamment en mettant en œuvre une stratégie commerciale habile conduisant la plupart des fabricants – au premier rang desquels l’entreprise Apple – à intégrer un interpréteur PostScript dans les logiciels embarqués de leurs systèmes d’impression.

fig. 2 (p.)

Postscript est à la fois un format d’échange propre à la circulation électronique de documents – par exemple, entre un éditeur et un imprimeur – et un langage de commande numérique reposant sur des protocoles de communication standards, et conçu pour programmer à distance un système d’impression donné. Il est structuré selon le modèle d’une série d’instructions représentant une « tête d’impression » virtuelle déplacée sur l’espace de la page pour y déposer un ensemble de formes selon un
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
enchaînement linéaire. Y sont mélangées des informations de l’ordre de la mise en forme vectorielle de caractères ou de formes, et des informations décrivant des matrices de points pour la représentation des images. Le travail impliqué par Postscript – et son succès en tant que langage standard pour l’impression – consiste alors à normaliser toutes ces informations sous la forme d’une matrice de pixels pouvant être traitée par l’imprimante de manière – relativement – contrôlée. Le succès de Postscript réside ainsi, entre autre, dans la capacité de ses créateurs à abstraire le plus possible les systèmes d’exploitation des ordinateurs pour se concentrer sur les traitements au niveau des systèmes d’impression.
Ainsi, le modèle procédural des premiers formats de l’écriture numérique trouve une double inspiration dans l’histoire des pratiques de composition typographique – et notamment le travail de fabrication des « lignes de textes » par le compositeur – et dans une approche mécanique du fonctionnement des technologies d’affichage et d’impression – via la métaphore de la « tête d’impression ». Le modèle de ces premiers formats textuels ne différencie pas du tout « contenu » et « présentation ». Au contraire, il entend permettre un contrôle direct sur le processus de fabrication technique du document final, consistant à décrire directement à un « compositeur virtuel » les opérations à effectuer au moyen d’une série d’instructions.

PDF : l’immutabilité du document numérique comme horizon
de l’écriture ?

Plus de dix ans après la création de Postscript et son adoption par une grande part des systèmes d’impression professionnels et bureautiques, l’entreprise Adobe Systems invente le format Portable Document System (PDF). La chercheure en histoire des médias Lisa Gitelman, explique que cette apparition du format PDF est indissociable de la croissance de l’informatique personnelle dans les années 1980 et surgit à la conjonction entre le développement des outils « What you see is what you get » et le développement des imprimantes laser (Gitelman, 2014, p. 122). En effet, le principe du WYSIWYG requiert nécessairement de pouvoir faire circuler des documents identiques à eux-mêmes, mais pose à l’époque un problème de compétition économique et de cohérence technologique.
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Dans ce contexte, John Warnock, l’un des fondateurs de l’entreprise Adobe, pense rapidement à transférer les qualités d’autonomie de polyvalence du langage de description de page Postscript pour la description d’images affichées à l’écran. En 1991, dans un note d’intention pour un projet intitulé « Camelot », Warnock décrit l’avenir possible d’un monde du travail gouverné par « une manière universelle de communiquer des documents à travers une large variété de configurations de machines, de systèmes d’exploitation et de réseaux de communication »59 (Warnock, 1991). Se fondant sur la double expérience de Postscript et du modèle de la technologie FAX, Warnock imagine un nouveau format dans lequel il serait possible d’extraire « l’information imprimée » depuis l’espace de la page vers celui des écrans. Il cherche par là à permettre l’affichage et l’impression des documents sur une diversité de machines, mais également des opérations de recherche d’information et une circulation optimisée pour les technologies de messagerie électronique.
Sur ce fondement naît le format Interchange PostScript (IPS), qui deviendra par la suite PDF en 1992. Les communications électroniques n’étant à l’époque l’apanage que de quelques milieux professionnels privilégiés, l’objectif initial de Warnock est de créer un projet destiné à répondre avant tout aux besoins de fonctionnement interne de sa société, dans laquelle des documents de tous types doivent être rapidement et efficacement échangés entre les différents services. Ainsi, la technologie n’est pas initialement destinée au monde de l’édition et de la prépresse. En ce sens, il est notable de souligner que la première version de PDF gère déjà les liens, les signets et lʼincorporation des polices de caractère, mais ne reconnaît que lʼespace colorimétrique RVB propre à l’affichage des couleurs à l’écran, et non le CMJN adapté aux supports imprimés. L’association entre le format et les logiciels d’Adobe – notamment Adobe PageMaker, l’un des principaux logiciels ayant permis la mise en place de la Publication Assistée par Ordinateur – conduit cependant rapidement l’entreprise à envisager de conquérir le monde de l’édition professionnelle et de l’impression industrielle avec PDF.
Initialement, PDF est uniquement manipulable au moyen du logiciel Acrobat Distiller qui coûte plusieurs centaines de dollars. Voyant l’insuccès de la démarche et la montée du web et de modes de communication

59 Citation originale : « a universal way to communicate documents across a wide variety of machine configurations, operating systems and communication networks »
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
tels que l’email, Adobe change de stratégie et publie en 1993 un logiciel de lecture gratuit de son format (« Adobe Acrobat Reader ») tout en baissant les prix des logiciels destinés à sa fabrication. Il produit par ailleurs une extension pour le navigateur Netscape permettant de lire des fichiers PDF durant une session de navigation en ligne, sans changer de logiciel. Finalement, Adobe partage ouvertement les spécifications et les détails techniques de PDF et autorise d’autres organisations à développer des logiciels capables de les lire et de les écrire – sans pour autant se dispenser de déposer une série de brevets à son propos. 
À partir de 1996, PDF se présente progressivement comme le format d’échange dominant pour les chaînes de production des écrits destinées à l’impression. La troisième version présente une grande quantité de fonctionnalités dédiées spécifiquement au monde de la prépresse et le format se voit associé au succès croissant des logiciels de Publication Assistée par Ordinateur de l’entreprise américaine (Riley & Haran, 2016). Dès lors, un consortium d’entreprises issues du secteur des prépresses s’empare du format pour en proposer des améliorations liées aux besoins de leur industrie. Dès 1999, plus de cent millions de copies du logiciel de lecture de PDF Adobe Reader ont été téléchargées, et le format s’est imposé comme un standard pour l’échange d’informations et pour la communication de documents (Leurs, 2013). Le format PDF évolue encore à plusieurs reprises jusqu’à faire l’objet d’une norme ISO en 2008 (International Organization for Standardization, 2008), ce qui en soustrait le pilotage à l’entreprise qui l’a créé. L’intégration de PDF comme format d’export de nombreux logiciels60 tels que Microsoft Word à partir de 2007 entérine son existence en tant que standard de fait pour le partage de documents dans une grande variété de contextes.

fig. 3 (p.)

Conçu pour favoriser lʼimmutabilité des documents une fois leur production initiale effectuée61PDF entretient un rapport paradoxal à l'édito-

60 À date de 2007, plus de 600 logiciels proposaient des exports PDF selon (Fanning, 2007).61 Techniquement, un fichier au format PDF est constitué selon le format de données Carousel Object System – Carousel était le nom du premier prototype de logiciel d’édition du format PDF, ancêtre d’Acrobat. Ce dernier consiste en une série de caractères alphanumériques ASCII intercalés avec des données binaires. Le format COS prend en charge un grand nombre de types de « données » possibles pour constituer un document, et présente, pour ses parties textuelles, une syntaxe assez facile à analyser et à taper à la main. Il présente par ailleurs un système d’indexation permettant d’intégrer et de réutiliser une grande variété d’objets médiatiques (images, vidéos, modèles 3D, polices de caractères) compressés et représentés sous une forme binaire dans le flux de caractères du fichier. Un fichier PDF ne peut ainsi être modifié qu’à la marge, étant donné qu’une partie des informa-
Le vacillement des formats
rialisation, dans le sens où il est fait pour la circulation et la duplication, mais pas pour la reformulation. Ce format imprime sur les pratiques éditoriales le modèle d’une lecture sans écriture. Ainsi que le note Lisa Gitelman, ces résurgences font exister le format PDF à l’interface entre plusieurs modèles de la publication :
En séparant le logiciel utilisé pour créer et (surtout) modifier les pdfs du logiciel utilisé simplement pour les ouvrir et les lire, cʼest comme si Adobe avait réimaginé le monopole perdu par les imprimeurs au XIXe siècle et lʼavait ensuite effectivement réinstallé en miniature dans les canaux de communication quotidiens des entreprises.62 (Gitelman, 2014, p. 130)
En ce sens, du point de vue de la relation entre « contenus » et « présentations », le paradoxe du PDF, inventé juste après la naissance du web, réside dans le fait qu’il se réfère fortement à la culture de la page imprimée – conçue comme horizon matériel des pratiques d’écriture qu’il implique – tout en étant conçu pour être transmis sur les réseaux de télécommunication. Il entend à la fois décrire le plus « fidèlement » possible un état visuel fixé, et offrir aux logiciels une entité procédurale optimisée pour la recherche d’information et la circulation des données63. L’optimisation dePDF pour la portabilité en fait par ailleurs l’acteur d’un modèle obsédé par la compression, qui tente de condenser dans une forme identifiable et facilement stockable, transférable et consultable, l’ensemble des informations de mise en page, les fontes de caractères, et les images permettant de constituer les documents numériques.

tions qu’il contient est directement constituée de séquences binaires illisibles pour un humain. S’il peut partiellement être lu et écrit avec n’importe quel éditeur de texte brut, il demande ainsi des logiciels de lecture et d’écriture spécialisés pour être manipulé dans toute sa richesse et sa complexité. Le format semble ainsi conçu avant tout pour favoriser l’immutabilité des documents une fois leur production initiale effectuée.62 Citation originale : « By separating the software used to create and (especially) modify pdfs from the software used merely to open and read them, it is as if Adobe reimagined the monopoly lost by printers in the nineteenth century and then effectively reinstalled it in miniature within the everyday channels of business communication. »63 « PDFs are digitally processural entities and so in some sense break the mold of earlier, analog forms. » (Gitelman, 2014, p. 116).
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
Par ailleurs, la fixité revendiquée du PDF repose sur le présupposé selon lequel « lʼexactitude de la forme dʼun document » serait une notion évidente et transparente. Cela entraîne alors une association paradoxale entre un « contenu » caractérisé par sa plasticité (cherchable, copiable, indexable) et une « présentation » (comprise comme image du texte sur la page) au contraire vantée en tant que dimension fixe et invariante. Via PDF, ces deux dimensions sont par ailleurs compartimentées vis-à-vis des relations qu’elles peuvent entretenir l’une avec l’autre, et se présentent comme les deux « couches » imperméables l’une à l’autre d’un document numérisé. Ainsi que l’a noté Lisa Gitelman, à travers le format PDF, « Adobe néglige stratégiquement la complexité ontologique des objets électroniques en général et des textes électroniques en particulier »64 (Gitelman, 2014, p. 128) en réduisant la question de la « présentation » à une question d’exactitude et celle du « contenu » à une pure opérationnalité informationnelle.

TeX : un dualisme paradoxal

Dans la continuité des premiers formats de balisage procédural pour la présentation des textes, TeX est un langage d’écriture et de mise en page conçu spécifiquement pour l’édition scientifique. Il permet, au moyen d’un algorithme de conversion utilisant le texte écrit par un auteur, de générer des documents numériques destinés à être imprimés. Initialement imaginé en 1978 par Donald Knuth, un informaticien enseignant à lʼuniversité de Stanford, TeX propose pour ce faire aux auteurs scientifiques de piloter un « typographe virtuel » permettant de contrôler de manière très fine les aspects typographiques d’une publication (académique) et de les rendre conformes aux bonnes pratiques éditoriales pour l’édition scientifique de documents, notamment en mathématique et en informatique. 
La genèse de TeX s’inscrit dans le contexte situé d’un projet éditorial précis. Le principal ouvrage publié par Donald Knuth est The Art of Computer Programming (Knuth, 1968/1973), une étude approfondie et éten-

64 Citation originale : « As Adobe explained the situation more recently, a « PDF represents not only the data contained in the document but also the exact form the document took. » Putting it this way suggests that form and content are all too separable, even as keeping them together is being praised. It implies that representation (of data) and exactness (of form) are both straightforward projects. (We’re back to something very like pipes and triangles.) In promotional formulations such as these, Adobe strategically overlooks the ontological complexity of electronic objects in general and electronic texts in particular. »
Le vacillement des formats
due des techniques et des algorithmes de programmation, qui devait à lʼorigine comprendre sept volumes. En 1977 (alors que trois volumes étaient imprimés), la discipline de la programmation a progressé à une telle vitesse que Knuth doit réviser le deuxième volume. Lorsquʼil consulte les premières épreuves imprimées de cette révision, il est consterné par la piètre qualité typographique des documents produits. Cela s’explique par le fait que, contrairement à la première édition, qui avait été mise en page au moyen d’un compositeur mécanique Monotype, le volume révisé est le fruit de la technologie phototype, souvent décriée pour ses défaillances. Donald Knuth commence alors, dès le début de 1977, une formation en typographie auprès de dessinateurs de caractères et de designers graphiques, et créée dans le même temps un groupe de typographie informatique à l’Université de Stanford. Il réfléchit alors à la fabrication de plusieurs programmes informatiques, dont un système de composition de polices typographiques intitulé METAFONT, et un système de composition de textes qui deviendra TeX. Pour ce dernier, son objectif est de produire un logiciel informatique permettant une composition typographique optimale pour les textes mathématiques et informatiques, et notamment pour la mise en forme de formules.
Les travaux de Donald Knuth sont fortement inspirés par les premiers langages de composition « procéduraux » développés dans les laboratoires Bell pour UNIX65. Il cherche alors à décrire un langage plus avancé et adapté aux besoins de l’écriture scientifique, permettant notamment de contrôler de manière très précise les opérations de mise en page nécessaires à la composition, et des procédés typographiques tels que la gestion des sauts de ligne et de page, des césures ou de la justification verticale et horizontale des lignes de texte. 
L’écrit au format TeX est un fichier composé d’une chaîne de caractères textuels qui représentent à la fois les « contenus » d’un document et, intercalées aux endroits nécessaires, une série d’instructions pour la mise en page du document à publier66. Un document TeX est dit « com-

65 « Son journal de travail du 5 mai 1977 comporte ainsi deux entrées : ‹ Lisez sur le système de composition des Bell Labs ›, et ‹ La conception majeure de TEX a commencé ›[6, p.482] » (Poppeliera & Fredrikssonb, 2001).66 Une instruction se reconnaît généralement par l’enchaînement d’une barre oblique inverse, suivie d’un mot-clé décrivant le type d’instruction à appliquer, et enfin d’un texte entre accolades qui définit la portion de texte à soumettre à cette instruction.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
pilé » dans la mesure où il est nécessaire d’opérer une transformation du fichier afin dʼobtenir la version qui sera publiée. À partir d’un fichier au format TeX, un logiciel dit « compilateur » produit une représentation binaire dans un format spécifique intitulé device-independent (DVI), qui à sa tour sert d’intermédiaire entre le texte et un format capable de piloter une impression, la plupart du temps PostScript ou, plus tard, PDF. 
TeX produit des documents extrêmement reconnaissables, du fait de caractéristiques graphiques par défaut telles que le centrage de son titre et l’utilisation de la police de caractère Computer Modern, qui participe de l’établissement d’une véritable communauté de « connaisseurs » parmi les auteurs, les éditeurs et les lecteurs. Cette apparence reconnaissable participe rapidement de l’association entre TeX et une série de valeurs éthiques attachées à ses utilisateurs. Un document rédigé selon TeX est alors perçu comme le signe d’un travail sérieux et compétent, notamment dans les communautés de l’informatique et des sciences dures (Munroe, 2017). TeX permet également de faciliter le travail social de l’édition, dans la mesure où les fichiers « source » écrits par les auteurs peuvent être directement remis aux comités éditoriaux et autres professionnels en charge de la production des revues universitaires et autres monographies sans qu’un formatage depuis le « format numérique d’écriture » vers le « format numérique d’édition » ne soit nécessaire. Un tel passage sans conversion permet de garder intactes certaines indications formelles importantes pour la production des documents finaux, notamment pour le cas des formules mathématiques.
Le format TeX et ses variations ne s’inscrit donc pas initialement dans le modèle de la séparation entre « contenu » et « présentation » : s’il implique un mode de constitution en deux temps des documents, la grammaire de composition qu’il expose est tournée vers des considérations graphiques. Son mode de formalisation des textes selon le principe du « typographe virtuel » porte un modèle manipulatoire pour la conception des documents scientifiques, dans lequel l’acte d’écriture implique la spécification d’un certain nombre d’opérations de composition typographique avancées. Il implique une expérience d’écriture caractérisée par un rapport d’abstraction paradoxal, demandant de diviser en deux temps l’écriture des instructions et le contrôle des résultats – ou des dysfonc-
Le vacillement des formats
tionnements – produits par le logiciel de compilation. Bien que marqué par une forme de dualisme temporel dans le cadre qu’il implique à la pratique de l’écriture de recherche, TeX se situe ainsi aux antipodes d’une approche qui séparerait contenu et présentation.

fig. 4 (p.)

Et pourtant, sur le plan de son activité d’articulation sociale, TeX n’est pas l’instrument d’un modèle de l’écriture unifié. Ne faisant pas l’objet d’un standard établi institutionnellement ou économiquement, il est soumis à de nombreuses évolutions et variations au fil du temps dont les développements successifs par une communauté ouverte de chercheurs font naître des variations aux qualités et aux intentions divergentes vis-à-vis du rapport entre texte écrit et document publié. Ainsi, la plus ancienne et la plus répandue des variations de TeX, le format LaTeX développé par Leslie Lamport dans les années 1980 (Lamport, 1994), exprime la volonté d’une séparation plus nette entre les « contenus » des textes et leur « apparence » :
LaTeX nʼest pas un traitement de texte ! LaTeX encourage plutôt les auteurs à ne pas trop se soucier de lʼapparence de leurs documents, mais à se concentrer sur lʼobtention du bon contenu.67 (« Introduction to LaTeX », 2009)
LaTeX introduit une série de macros permettant d’automatiser des commandes fastidieuses à écrire avec TeX, ainsi qu’un système de « feuilles de styles » permettant de séparer les instructions effectuées dans le texte écrit et leur traduction en instructions graphique pour le document – en terme de couleurs, tailles de polices, et autres paramètres visuels. En ce sens, ses promoteurs sont parmi les premiers à participer d’une rhétorique opposant des pratiques d’écriture utilisant les logiciels de type WYSIWYG – de type Microsoft Word – à d’autres conceptions davantage concentrées sur les « contenus ». Cependant, comme le fait remarquer le chercheur en culture numérique Daniel Allington (Allington, 2016), cette rhétorique est discutable dans la mesure où le code inséré dans un document TeX complique relativement la lisibilité du texte en train d’être écrit. Par ailleurs, la distinction entre les deux pôles est rendue discutable par le fait qu’un logiciel tel que Word permet, en

67 Citation originale : « LaTeX is not a word processor! Instead, LaTeX encourages authors not to worry too much about the appearance of their documents but to concentrate on getting the right content. »
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
pratique, pour des utilisateurs formés, de « structurer » les textes écrits de manière aussi rigoureuse que le type de format d’écriture dont LaTeX se réclame. Cependant, dans les discours qu’il produit, LaTeX est l’objet d’une association paradoxale entre sa syntaxe « codée » et le modèle de la séparation entre contenu et présentation. Daniel Alligton pointe en ce sens le décalage entre ces discours et les pratiques effectives des auteurs qui utilisent le langage :
Pour autant que je sache, [les auteurs qui ont réfléchi profondément aux véritables avantages de LateX, nda] choisissent LaTeX pour la raison opposée à celle, stéréotypée, de se concentrer sur le contenu et dʼoublier le design. Par exemple, lʼun dʼentre eux affirme que « lʼordinateur devrait permettre à un écrivain ordinaire de produire une page de composition soignée, mais Word rend cette tâche extrêmement difficile à réaliser ». […] Ces auteurs utilisent LaTeX (ou des variantes de celui-ci) parce quʼils ne pensent pas « quʼil vaut mieux laisser la conception des documents aux concepteurs de documents » : en fait, ils lʼutilisent précisément parce quʼils veulent sʼessayer au métier de concepteur (qui est à son tour parce quʼils « sʼinquiètent... de lʼapparence de leurs documents »).68 (Allington, 2016)
Ainsi, l’histoire de TeX et ses descendants traduit la capacité d’un format à devenir le parent de lignées légèrement divergentes dans lesquelles les rapports entre contenus et présentation est instable et hétérogène. Dans ses usages, comme dans l’histoire de sa conception, TeX articule et partage des communautés savantes motivées par des besoins mais également des conceptions de l’acte éditorial différentes.

68 Citation originale : « As far as I can tell, they choose LaTeX for the opposite reason to the stereotypical one about focusing on content and forgetting about design. For example, one argues that ‘The computer should allow an ordinary writer to produce a polished typeset page, but Word makes this extremely difficult to achieve.’ (Goldstone n.d., para. 7) This reverses the above-quoted arguments for writing in LaTeX: that is, such authors use LaTeX (or variants thereof) because they do not believe ‘that it is better to leave document design to document designers’: in fact, they are using it precisely because they want to have a go at being designers (which is in turn because they ‘worry… about the appearance of their documents’). »
Le vacillement des formats

La naissance du balisage descriptif : vers la stabilisation d’un modèle représentationnaliste
de l’écriture numérique

Parallèlement aux tous premiers systèmes de préparation de document fondés sur les modèles procéduraux ou manipulatoires décrits précédemment, les secteurs professionnels associés aux secteurs de l’édition et de la gestion documentaire professionnelle développent progressivement l’idée de « document structuré ». En Septembre 1967, l’ingénieur William Tunnicliffe, par ailleurs membre du Graphic Communications Association Composition Committee (GCA), donne une conférence au sein du Canadian Government Printing Office dans lequel il propose de séparer « contenus informationnel » et « format » des documents (Bingham, 1996). Puis, en 1969, un designer éditorial nommé Stanley Rice, par ailleurs porteur d’une approche structurée et conceptualisée de la pratique de conception graphique des livres (Rice, 1978), publie pour le compte de l’ANSI un mémo intitulé « Editorial Text Structures (with some relations to information structures and format controls in computerized composition) » (Rice, 1970) dans lequel il propose d’établir un catalogue universel de codes à même de décrire les différents types d’éléments pouvant composer un document. La démarche de Rice est soutenue par l’organisation corporative de la Graphic Communications Association (GCA) sous la forme d’ateliers, de séminaires et de comités organisés pour le développement de ces idées, qui aboutit à la création d’un comité intitulé « GenCode » au sein du GCA. GenCode définit alors une approche visant à décrire un document sous la forme d’un ensemble d’objets hiérarchisés.

(S)GML et le rêve d’un format de balisage universel

À partir des idées du GCA, un groupe de trois ingénieurs travaillant pour l’entreprise IBM, Charles Goldfarb, Edward Mosher et Raymond Lorie, développent un nouveau langage de balisage dédié à des entreprises juridiques intitulé GML (correspondant d’abord à leurs initiales, il sera ensuite renommé pour « Generalized Markup Language »). L’objectif de
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
GML est de faciliter à la fois le formatage visuel des documents, et le traitement d’information (recherche, extraction, copie), via la reprise du terme de markup (balisage) issu des pratiques de l’édition pour la création d’un système de description structurelle des contenus documentaires. Apparaît alors alors la distinction entre balisage « procédural » et « descriptif » (Coombs, Renear, & DeRose, 1987), ce dernier consistant à décrire la série imbriquée d’objets qui constituent un document plutôt que de directement formuler des instructions dédiées à un traitement ou un autre.
GML propose de représenter un document sous la forme d’un arbre logique constitué d’éléments « enfants » successifs et imbriqués, potentiellement dotés de « propriétés » spécifiques. Pour les questions d’affichage, les trois ingénieurs inventent dans le même temps la notion de « feuille de style », ensemble d’indications destinée à décrire des paramètres d’affichage pour chaque type d’élément, afin de permettre des modes de mise en formes diversifiés des textes en fonction de supports de sortie, au premier rang desquels la distinction entre écrans et pages imprimées (Kalantzis & Cope, 2020, pp. 169‑172). Ce faisant, ils développent une première conception de l’édition dans laquelle l’adaptation d’un même texte depuis un support vers un autre ne passe pas nécessairement par sa reconception de fond en comble, mais repose sur la séparation entre un « contenu » invariant et structuré et des instructions de « style » complémentaires. 
GML est alors prêté à une institutionnalisation progressive sous l’action d’acteurs multiples, qui le conduiront à devenir progressivement le Standard Generalized Markup Language (SGML). Il est d’abord adopté en interne par IBM qui le met en œuvre via un système intitulé Document Composition Facility (DCF) pour ses besoins administratifs. Il est ensuite investi par l’Association of American Publishers qui s’implique rapidement dans l’adaptation du GML aux besoins spécifiques de l’industrie éditoriale, et en premier lieu de l’édition scientifique (Poppeliera & Fredrikssonb, 2001). En 1978, le comité sur le traitement de lʼinformation de lʼANSI créé un nouveau comité intitulé Computer Languages for the Processing of Text committee. Goldfarb est invité à rejoindre ce comité pour élaborer une norme basée sur GML. Malgré le peu de succès de GenCode, le
Le vacillement des formats
GCA rejoint le comité. Le premier brouillon du futur standard SGML est publié en 1980. En 1983, le GCA reconnaît la sixième version de SGML comme une norme : GCA 101-1983. Les premiers clients importants sont les département de la finance (IRS) et de la défense (DoD) américains. Enfin, en 1984, lʼorganisation ISO (International Organization for Standardization) rejoint le comité et en 1986 SGML devient une norme internationale. Dix ans après la création de GML, un comité de l’ANSI est chargé de généraliser les concepts développés au sein d’IBM pour aboutir en 1983 à un premier brouillon de spécification standard, reprise par l’ISO et publiée en 1986 sous le nom de SGML. L’inclusion de SGML dans les modèles de document de plusieurs administrations américaines donnent une légitimité rapide au format qui circule et est utilisé.
La stabilisation de SGML s’accompagne de l’invention du concept de Document Type Definition (« définition de type de document » ou DTD), une forme de méta-document qui définit les objets et les propriétés possibles d’un document en question. L’invention de la notion de DTD permet de spécifier un « vocabulaire » pour différents types de projets documentaires sans modifier la syntaxe et les règles générales d’interprétation machinique associées à SGML. Elle permet alors de transformer SGML en un métalangage capable de décrire le « vocabulaire » d’un genre de document spécifique, en plus de sa « grammaire » instituée par le format de données en lui-même. Le balisage prend alors toute sa dimension de métatexte, dans la mesure où les formalismes développés par les DTD agissent comme une forme de mise en abîme des formalisations impliquées par les formats. Ils sont également la condition de définition de nouveaux types de documents appelés à être regroupés sous le même genre par des DTD communes.

fig. 5 (p.)

La stabilisation de la pratique du balisage descriptif naturalise ainsi progressivement le modèle du « document structuré » – une collection d’objets articulés par des relations logiques de séquentialité et de contenance – comme la méthode privilégiée de représentation de ce qui semble être le contenu ou le sens intrinsèque des textes69. À travers son

69 L’invention des techniques de balisage descriptif, à ce titre, est l’agent d’un retournement paradoxal de la relation entre « balisage » et « mise en page » dans les pratiques de composition graphique des textes. En effet, jusqu’à l’avènement de l’informatique personnelle, le markup était une pratique relevant des métiers de l’édition et du design
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
invention et son institutionnalisation, combinée à l’avènement des feuilles de styles et des définitions de types de documents (DTD), les industries à l’origine de SGML ont créé les fondements de la plupart des systèmes contemporains de description documentaire. SGML se présente comme une technique d’encodage standard qui prétend pouvoir être appliquée à la description et n’importe quel genre de document. Cela dit, lors de ses premières années d’existence, le format peine à élargir son public d’utilisateurs du fait de sa grande complexité, mais aussi de la capacité de calcul importante demandée pour lire et pour écrire l’ensemble des règles qui gouvernent l’existence du format. Ainsi, par exemple, les premiers documents SGML devaient utiliser des balises d’un seul caractère à cause des capacités électroniques de l’époque, compliquant encore un peu plus le travail des concepteurs (Dejean, 2011, p. 445). Ce qui se présentait comme un langage général pour l’encodage textuel est mis en défaut par son inscription dans un substrat matériel et des pratiques (informatiques) qui n’y trouvent pas tout à fait leur compte.

TEI et XML : faire des mondes (savants) avec des arbres (logiques)

Dans le contexte des années 1980 et parallèlement à l’hégémonie progressive de SGML, les concepteurs de logiciels ont pour habitude de construire leurs propres formalismes de description de données pour les programmes qu’ils fabriquent – requérant des analyseurs syntaxiques pour chaque nouveau projet. Ces stratégies sont souvent le fruit d’une approche fermée des projets informatiques proposés, mais aussi de stratégies commerciales visant à créer des communautés d’utilisateurs captifs via l’utilisation de logiciels propriétaires. Les entreprises et organismes proposant ces projets cherchent alors à combattre leurs concurrents en établissant des normes mutuellement incompatibles. Du côté des recherches en SHS et en Lettres, les communautés de recherches qui sʼidentifient sous l’appellation de Humanities Computing commencent à développer une myriade de projets de numérisation d’archives ou de fonds bibliothécaires, mobilisant à chaque fois de nouveaux systèmes de représentation du matériel textuel. Cette profusion génère rapidement des

graphique qui consistait à annoter des épreuves d’impression au moyen d’instructions de réglage typographique (ou « spécifications ») pour les professionnels en charge de la composition des documents (Levit, 2018). C’est la finalité inverse – décrire la « structure » du « contenu » du texte – qui est poursuivie par la pratique du balisage instituée par SGML.
Le vacillement des formats
problèmes de préservation, de dépense de ressources, mais également de communication, dans la mesure où elle rendait difficile le partage des données (et des théories).
En novembre 1987, une réunion entre des représentants de sociétés savantes, bibliothèques et archives, est organisée au collège de Vassar pour aborder le problème de l’encodage numérique des données documentaires et pose les bases d’un format partagé pour les usages universitaires de l’encodage (« History – TEI: Text Encoding Initiative », n.d.). À travers une organisation sous la forme d’un conseil et de comités de travail – semblable à celle des organismes de normalisation – une série de documents sont progressivement stabilisés de 1990 à 1994 pour aboutir à la spécification de la Text Encoding Initiative (TEI). La TEI est alors appliquée selon plusieurs modalités, certains projets s’inspirant de ses lignes directrices alors que d’autres les appliquent à la lettre. La spécification évolue alors au contact des commentaires et des corrections glânés via une série d’ateliers et de présentations. Finalement, deux cent universitaires se rassemblent au sein d’un groupe central définissant les règles de la TEI. TEI devient en 1999 un consortium international, supporté par une série d’institutions et d’individus, et dédié à développer et promouvoir la spécification via une organisation démocratique et économiquement autonome. La TEI désigne ainsi à la fois un ensemble de balises et de propriétés destinées à être des standards pour l’encodage des textes savants, un ensemble de principes méthodologiques abstraits pour l’encodage numérique des documents, et une organisation composée d’instances issues du monde universitaire qui en dirigent l’évolution sur un mode collégial et démocratique.
Parallèlement à l’histoire de TEI, et après l’invention du web et la création du World Wide Web Consortium en 1994 ainsi la création du format HTML – sur laquelle je reviendrai par la suite – est publiée en 1997 la spécification d’un nouveau format dédié à la description de structures de documents complexes, par ailleurs simplifié vis-à-vis de SGML : l’eXtended Markup Language (XML). Ce format est avant tout une simplification de SGML – sa spécification fait à peine trente pages (Bray, Paoli, & Sperberg-McQueen, 1998) – et vise à faciliter sa circulation sur le web et l’implémentation de logiciels à même de le manipuler.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
Contrairement à TEI, XML est le produit direct d’un organisme de normalisation qui regroupe des acteurs issus à la fois de l’industrie de l’informatique et des mondes universitaires. La spécification XML est le fruit d’un groupe de travail de onze membres réuni au sein du W3C qui est lui-même soutenu par environ cent cinquante membres de divers groupes dʼintérêt. XML est notamment édité par un ingénieur associé au navigateur Netscape (Tim Bray), un employé de Microsoft (Jean Paoli), et l’universitaire Michael Sperberg McQueen qui fut également l’éditeur en chef de la spécification TEI (Bray et al., 1998). Cette composition hétéroclite matérialise les hybridations constantes entre les « cahiers des charges » issus du monde de la recherche et ceux issus du secteur émergent de l’informatique pour la définition de l’encodage des textes numériques.
Pour la présentation des documents décrits en XML dans le cadre du web, la création d’un format complémentaire intitulé XSLT – pour Extensible Stylesheet Language Transformations – en 1999 (J. Clark, 1999) permet de décrire un ensemble de transformations visant de passer d’un idiome à un autre – par exemple de XML à HTML – pour la représentation d’un document sur le web. Dans ce cadre, XML est rapidement investi par les chercheurs en SHS et en lettres en direction d’usages qui relèvent autant de la numérisation et de l’édition électronique de documents existants que de leur publication éventuelle sur le web. À partir de 2001, l’organisation TEI adopte XML comme format d’encodage possible avant de délaisser totalement SGML à partir de 2007 pour utiliser XML exclusivement.
TEI ne se présente pas comme une norme monolithique mais comme une infrastructure – constituée de documentations techniques et conceptuelles, d’outils de génération et d’assistance, ainsi que d’une communauté sociale en et hors ligne – visant à permettre la plus grande plasticité possible dans l’établissement de projets traitant d’une manière ou d’une autre avec des textes encodés pour les environnements numériques. Ainsi, la dimension technique de TEI se présente comme un ensemble de balises standards – et utilisées par la plupart des membres du projet – auxquelles peuvent être ajoutées une série d’extensions adaptées à des catégories de besoins. On y trouve aussi des fonctionnalités autorisant une « spécification » au plus près de chaque projet de recherche70. Le projet de la TEI est ainsi celui de l’établissement d’un langage à la fois partagé et

70 Voir l’outil Roma : https://roma2.tei-c.org/.
Le vacillement des formats
adaptable pour la description des documents, au premier rang desquels les documents analogiques ayant fait l’objet d’une numérisation. Il s’agit, pour chacun des projets, de construire un vocabulaire spécifique au type de document décrit qui y est attaché, tout en préservant une forme d’interopérabilité pour les données qui sont constituées selon la même syntaxe et – au moins en partie – au moyen d’un vocabulaire commun établi par la spécification. 
Le format TEI est en ce sens progressivement utilisé dans le secteur de l’édition. Des initiatives telles que Métopes (« MÉTOPES Méthodes et outils pour l’édition structurée », 2013) proposent à la fois des formats, des outils spécifiques pour les éditeurs, et une série de « macros » destinées aux logiciels de traitement de texte dominants – tels Word – afin de permettre de les « sémantiser » en vue de leur mobilisation dans une chaîne éditoriale spécifique71. Le format donne aussilieu à des groupes d’intérêt spécifiques à l’intérieur de l’organisation72 et des mises en œuvre à grande échelle comme par exemple par l’organisation OpenEdition (Rivière, 2013). Dans ces différents contextes, les « données » des « contenus », même si elles peuvent être directement écrites au moyen d’un éditeur textuel généraliste, sont souvent manipulées au moyen de logiciels permettant d’améliorer leur visualisation et leur édition.

fig. 6 (p.)

En conclusion, XML comme TEI trouvent une partie de leur succès dans leur capacité à être édités par une profusion de logiciels plutôt que par des logiciels spécialisés. Cette disponibilité logicielle garantit leur interopérabilité et leur pérennité dans le temps. Le succès d’XML comporte par ailleurs toute une face cachée au grand public (et aux universitaires) qui se situe dans son adoption progressive comme format standard pour l’encodage des documents réalisés avec des logiciels de traitement de texte bureautique WYSIWYG73. Il devient par ailleurs le fondement du format ePub, destiné à la réalisation de publications numériques portables adaptées au fonctionnement des liseuses électroniques et autres logiciels spécialisés pour la lecture longue (International Organization for Standardization, 2014).

71 Voir par exemple : http://www.metopes.fr/metopes-outils.html.72 Voir https://wiki.tei-c.org/index.php/SIG:Scholarly_Publishing.73 Microsoft Word adopte XML pour l’encodage de ses fichiers.docx à partir de 2007 grâce au format OpenOffice XML, et son équivalent libre OpenDocument se présente également sous la forme d’une archive contenant une collection de trois fichiers XML (International Organization for Standardization, 2015).
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
Les promoteurs de la technologie TEI déclarent proposer une infrastructure technologique et sociale autorisant à représenter de manière spécifique les « objets » et les relations relatives à chaque type de projet, que cette description l porte sur la description d’une archive de recherche ou l’établissement d’un projet éditorial. Ainsi, par exemple, l’encodage d’un poème pour une étude littéraire pourra présenter des balises de type « vers », un article scientifique des balises de type « abstract » et « bibliographie », alors qu’une recherche en bibliographie matérielle et autres recherches intéressées à l’inscription matérielle des textes pourra comporter des attributs « rature » ou des balises « erreur d’impression », etc. Chaque projet de recherche ou d’édition peut adopter son jeu de balises et de propriétés, ce qui permet ainsi de défendre l’idée que « le contenu d’un document XML TEI représente directement ce que son créateur considère significatif dans sa structure et son contenu » (Burnard, 2015)
Cela dit, la modélisation des documents sous forme d’arbre – organisation hiérarchique imbriquant des éléments les uns dans les autres, par exemple : un chapitre, contenant des pages, contenant des paragraphes, contenant des mots, etc. – reste un élément fortement structurant pour les formes de contributions scientifiques permises par ce format. Cette modélisation reste la plupart du temps exploitée en des termes relevant pour beaucoup d’une forme de skeuomorphisme avec les pratiques d’édition imprimée. La description de relations graphiques, par exemple, bien que possible, est assez difficilement prise en charge par une telle structure hiérarchique. Ainsi, s’ils permettent une grande diversité dans les vocabulaires de description des documents, les formats TEI/XML imposent de manière stricte une grammaire et un mode de structuration des écrits qui s’inscrit dans l’histoire globale des formats de balisage.

L’essor du web entre horizons de sémantisation et pratiques « créolisées » de la conversion textuelle

Parallèlement à la naissance et à la stabilisation du format TEI pour l’écriture et l’édition des textes, l’utilisation des technologies numériques comme moyen de création de réseaux de documents hypertextuels, initié par les travaux de Vannevar Bush, puis de Douglas Engelbart et enfin de
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Ted Nelson, trouve une voie de développement et de généralisation rapide grâce à l’invention du web par Tim Berners Lee en 1990. Cette dernière est permise par la stabilisation de trois régimes de normativité technique : un protocole unifié permettant à des ordinateurs personnels de dialoguer avec des serveurs informatiques selon des modalités unifiées (HTTP) ; une infrastructure permettant de construire un espace de ressources accessibles – le Domain Name System (DNS) et les identifiants Uniform Resource Locator (URL) qu’il permet de manipuler ; enfin, un format numérique de balisage textuel intitulé HyperText Markup Language (HTML). 
Le fonctionnement du web institue la notion de ressource, qui correspond à une entité documentaire représentée par une adresse URL spécifique – cette entité pouvant par exemple être une page web textuelle, une vidéo, ou une image. Dans ce contexte, lorsqu’un ordinateur s’adresse à un serveur pour lui faire la requête d’une ressource donnée, le format de données de réponse est défini à la volée à travers le protocole dit de la « négociation de contenus » (« La négociation de contenu », 2019). Ce protocole de communication permet de « servir » une même « ressource » selon différentes formats (par exemple pour un contenu textuel : PDF, HTML ou ZIP) en fonction du contexte et des préférences du poste de l’utilisateur. Il établit mécaniquement une existence polymorphique pour les ressources du web qui ne sont pas définies par un format a priori mais par une localisation conceptualisée comme purement référentielle et informe. À cette conceptualisation architecturale originelle, s’ajoute la sédimentation du modèle de la séparation entre contenu et présentation dans l’histoire du format HTML lui-même.

HTML : histoire d’une stabilisation conceptuelle

HTML se présente comme un descendant simplifié de SGML dédié spécifiquement à l’affichage de pages web en ligne. Contrairement à TEI ou XML, le vocabulaire de balises et de propriétés à même de former l’« arbre logique » d’un document HTML sont – théoriquement – fixes et non-extensibles. Cependant, notamment du fait que les premières spécifications du langage sont très « tolérantes » vis-à-vis de formulations syn-
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
taxiques ou grammaticales non-standards, sa stabilisation est le fruit d’une histoire polyphonique et désordonnée faite de tensions et de compétitions économiques, qui en font le théâtre de nombreuses expérimentations et pratiques idiosyncrasiques attachées à l’un ou l’autre des navigateurs à même d’interpréter le format. Pendant de nombreuses années, les entreprises en charge de la fabrication des navigateurs web gouvernent la stabilisation du format par la manière dont leur logiciel interprète les différentes balises et indications écrites par les développeurs des pages web. Les spécifications des navigateurs – ou leur comportement observé empiriquement – sont alors le cadre normatif principal pour la conception des sites et l’appréhension de leurs possibilités en termes d’écriture. Progressivement, l’organisme W3C, dirigé par le créateur du web Tim Berners Lee, occupe une place plus importante qui lui permet d’articuler les efforts des différentes entreprises et de mettre en place un semblant de normalisation pour le fonctionnement d’HTML.
Dans ce contexte technique et économique, l’histoire du langage HTML et de ses différentes versions continue – d’abord de manière chaotique – le mouvement de stabilisation de la séparation entre le contenu et la présentation institué par GML. Les premières versions de HTML ne présentent aucun moyen de spécifier l’apparence à donner aux éléments textuels présentés à l’écran : ils sont intégralement interprétés par les navigateurs web qui les représentent en fonction de paramètres prédéfinis – par exemple, en affichant les éléments balisés comme « titre » en plus grand et plus gras que les éléments balisés comme « paragraphes ». Pour palier à cette relative pauvreté graphique et rhétorique, on retrouve dans les jeux de balise des premières versions d’HTML des éléments liés à la mise en forme ou à l’affichage des éléments qui troublent une définition stricte du rôle du langage vis-à-vis de la présentation des contenus. L’ouvrage From A to <A>: Keywords of Markup (Dilger & Rice, 2010) propose en ce sens une archéologie de ces balises apocryphes, démontrant comment des balises encore utilisées telles que <hr> (désignant un saut de ligne), ou révolues telles que <blink> (élément clignotant) ou <marquee> (élément mobile) nous révèlent des pratiques tremblantes en recherche d’un modèle pour l’expression du sens avec un nouveau langage.
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À la fin des années 1990, et sous le coup du développement rapide du web – notamment en direction d’applications commerciales – le principe de la « feuille de style » inventé du temps de GML est remobilisé dans un nouveau langage intitulé Cascading Style Sheet (CSS). Ce dernier permet de moduler l’affichage du code HTML par les navigateurs au moyen d’un ensemble de règles de mise en forme spécifiques et applicables selon certaines conditions. Il autorise l’élaboration de modes de présentation qui sont de moins en moins dépendants de la structure morphologique des contenus représentés par l’arbre logique de HTML74. Dès sa création, CSS permet de définir des « règles de présentation » différenciées en fonction du type de média sur lequel les sites sont appelés à être affichés (écran ou page imprimée). La troisième version de CSS étend les possibilités en incluant de nouveaux types de médias (interface vocale, appareil mobile) et en ajoutant la prise en compte de la taille de la fenêtre dʼaffichage75. Après un temps de stabilisation, l’ensemble des principes établis initialement par GML se trouve donc intégré dans les technologies du web.
Les évolutions successives de la spécification HTML jusqu’à son actuelle cinquième version sont accompagnées d’un discours sur la « sémantisation » progressive du langage, qui insistent sur une séparation toujours plus radicale entre les « contenus » et leur « présentation »76. Le modèle de la « séparation des préoccupations », si puissant dans la culture informatique, se traduit progressivement sur le plan technique et socio-professionnel dans une séparation, dans la conception des pages web, entre trois langages distincts avec leurs champs d’expertise respectifs : HTML pour les « contenus », CSS pour la « présentation », et enfin Javascript pour la gestion des interactions à l’œuvre dans la relation entre les internautes et la pages qu’ils visitent.

74 L’exemple du site historique Zen Garden (Shea, 2004), destiné à faire la démonstration de la capacité du langage CSS à présenter le même contenu selon des modalités graphiques très différentes, montre bien ces évolutions.75 Cette pratique est appelée responsive design ou design adaptatif.76Un exemple anecdotique de cette transformation est le remplacement progressif, dans la spécification de HTML, des balises <b ›(diminutif pour bold) et <i ›(diminutif pour italic) qui se rapportaient respectivement à des objets en gras ou en italique, par les balises <strong ›(fort) et <em ›(emphase), qui sont en général interprétées selon le même code graphique par les navigateurs, mais sont reformulées selon une logique qui se réfère à une intention d’écriture sémantique plutôt qu’à un résultat graphique.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
Du point de vue des pratiques de l’édition savante, le développement des revues électroniques est l’occasion d’une généralisation massive du format HTML comme horizon de publication de l’écriture scientifique. Dans la majorité des chaînes de publication contemporaines, le manuscrit écrit par un auteur (la plupart du temps avec un logiciel de traitement de texte WYSIWYG, comme on l’a vu au début de ce chapitre, éventuellement enrichi de feuilles de styles facilitant sa « sémantisation ») se voit retravaillé par un éditeur et mobilisé pour la création d’un document au format XML sous une forme « sémantisée », avant d’être à nouveau dégradé via la production d’un code HTML destiné à la publication en ligne77.

La « sémantisation » comme seul horizon ?

Au milieu des années 2000, l’encodage numérique des documents-publications est progressivement affecté par le développement du « web des données » (en opposition au « web des documents » établi grâce à HTML). Les machines qui peuplent le web peuvent alors communiquer les données dont elles disposent à toute autre entité. L’idée sous-jacente est de développer une infrastructure technique permettant de relier entre elles des données auparavant isolées les unes des autres pour constituer un réseau global d’informations. Ces « données » peuvent représenter des entités aussi variées que des personnes, des événements ou des idées et sont mises à disposition afin dʼêtre intégrées et manipulées par diverses applications. Ce développement s’accompagne de l’invention du modèle du triplet sujet-prédicat-objet (dit Resource Description Framework – RDF), qui consiste à décrire les informations sous la forme de propositions logiques minimales qui pourront ensuite être mises en réseau et enrichies via la conjonction de plusieurs triplets. Les connaissances se voient ainsi modélisées sous la forme d’une série de « ressources » connectées par des prédicats (par exemple, la ressource « Roger Chartier » sera connectée à la ressource « historien » par le prédicat « a la profession de »). Un exemple contemporain d’application de tels principes pour la communication scientifique réside dans le principe de la

77 Une exception notable à cet état de fait est la technologie Editoria, développée depuis 2016 par la Collaborative Knowledge Foundation, qui utilise directement HTML comme un format pivot (Collaborative Knowledge foundation, 2016).
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nanopublication, qui consiste à rendre lisible les énoncés d’un chercheur par un traitement machinique jusqu’au niveau des propositions individuelles effectuées à l’intérieur d’un écrit (Golden & Shaw, 2016). L’objectif de tels formats consiste à permettre la constitution de systèmes applicatifs capables de manipuler directement les connaissances « contenues » dans les publications sous la forme, par exemple, d’interfaces de requête sémantique et de moteurs d’inférence logique. L’entrée de la nanopublication dans le champ des sciences humaines commence doucement à partir de 2015, notamment dans la discipline de l’archéologie78. Ces exemples, et à la limite de la définition de la publication d’un point de vue éditorial, représentent une forme d’horizon « sémantique » qui verrait le devenir du format de données des publications comme celui d’une description toujours plus proche du « sens » contenu dans les formes documentaires.
Le « web des documents » lui-même continue son chemin vers toujours plus de « sémantisation » via la publication dans de nouvelles propositions, telles que RDFa, destinées à enrichir HTML d’informations pouvant être traitées automatiquement par des machines (Herman, Adida, Sporny, & Birbek, 2015). Plus spécifiquement destiné à l’édition scientifique, le format Research Article in Simplified HTML ou RASH se base, lui aussi, sur ce principe (Peroni, 15 janvier 2015/2017). Dans le même sens, le groupe « argumentation » au sein du W3C travaille à développer les normes de nouvelles formalisations documentaires permettant un traitement automatique des contenus de nature argumentative (Sobieski, 2015). On peut supposer que de telles initiatives continueront à se développer pour un équipement « sémantique » toujours plus précis des documents produits à partir du travail d’écriture des chercheurs. L’horizon de la « sémantisation » des formats de publication est celui d’une structuration toujours plus importante pour les « contenus » et d’un effacement progressif de la place de la « présentation » dans les pratiques d’écriture qui construisent les documents-publications.

78 Ainsi par exemple, le projet Periodo se présente comme une base de nanopublications permettant de désigner des périodes géo-spatiales dans les travaux d’histoire et d’archéologie. Il agrège une série de sources (documents institutionnels, publications scientifiques) et leurs diverses assertions de périodisation (Golden & Shaw, 2016). Voir également une vue d’ensemble de ce phénomène proposée par Claire Clivaz (Verheyden, 2011, p. 50).
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Markdown : dynamiques de « créolisation » dans les formats d’écriture en ligne

À partir du début des années 2000, le développement de langages de programmation permettant de concevoir des « applications serveurs » ouvre l’avènement de ce que l’on nommera le « web 2.0 ». Ce terme désigne la capacité nouvelle des sites à accueillir les écrits de visiteurs et autres utilisateurs ne disposant pas de ressources et de compétences informatiques. Via le développement des sites dits « dynamiques », on peut désormais fabriquer des pages web sans avoir à connaître directement le format HTML, au moyen de la nouvelle typologie de site dite des Content Management Systems. Avec ces CMS, il est possible de concevoir des sites composés d’un front-office (ou « boutique ») dédié aux visiteurs et d’un back-office (ou « arrière-boutique ») destiné à des rédacteurs de contenus. Le front-office offre la plupart du temps une interface d’écriture visuelle imitant les logiciels à succès WYSIWYG – au premier rang desquels Microsoft Word – pour permettre d’éditer les contenus du site au moyen d’une interface visuelle – que ces contenus soient des billets, des articles, ou des descriptions de produits. L’écriture se fait alors via la médiation d’une quantité de formatages : on écrit dans une interface WYSIWYG, qui est convertie par l’application en code HTML, lui-même stocké ensuite dans une base de données relationnelle. En retour, au moment de la lecture d’une page donnée, ces mêmes données se voient récupérées et reconverties en HTML au moyen de leur insertion dans un template (ou gabarit) de page qui définit une structure invariante dans laquelle sont formatées les données spécifiques à la page visitée. Le code HTML final est alors renvoyé à l’ordinateur du visiteur, dont le navigateur affiche enfin une image de texte en fonction de ses paramètres et caractéristiques spécifiques, ainsi que des instructions de styles en CSS offertes par la page79.
C’est dans ce contexte de généralisation des écrits destinés au web que l’on assiste au développement de nouveaux langages dits de « balisage

79 Ainsi que l’a fait remarquer le chercheur Antoine Fauchié, ces premières interfaces d’écriture en ligne – dont la technologie la plus emblématique est le moteur de blog Wordpress – sont problématiques d’un point de vue technique car elles produisent du code HTML de mauvaise qualité et ne permettent par ailleurs que de définir partiellement la forme des textes produits selon cette technique (Fauchié, 2017)
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léger » comme Markdown, RST, ASCIIDoc, ou Textile80. Ces langages se concentrent avant tout sur l’aisance d’écriture de leur balisage par les auteurs. Par ailleurs, ils réintroduisent partiellement le principe des langages de balisage procédural à l’intérieur de formats descriptifs comme HTML. Parmi eux, le langage Markdown, inventé en 2004 par John Gruber et Aaron Swartz, représente un rapport particulier aux environnements techniques et aux expériences de l’écriture : il est conçu pour l’expérience d’une écriture conduite avec un éditeur de texte minimal et des connaissances techniques réduites. Dès son origine, le format est en effet conçu dans l’idée de « rendre la rédaction de pages web simples, et surtout dʼentrées de weblog, aussi facile que la rédaction dʼun courriel, en permettant dʼutiliser à peu près la même syntaxe et en la convertissant automatiquement en HTML » (Swartz, 2004)

fig. 7 (p.)

Techniquement, Markdown se présente comme une simplification de HTML et reste donc compatible avec ce dernier. Via une syntaxe de balisage simple constituée d’indication d’un ou deux caractères (« # », « ** »), il permet de décrire les « structures de contenu » les plus utilisées dans l’écriture (titre, liste, texte important, etc.) sur un registre semi-procédural, tout en n’entretenant aucun rapport avec la « mise en forme » du texte à lire. Son objectif principal est donc de permettre la constitution de documents structurés selon les mêmes règles et concepts que le HTML (un texte composé de titres, de blocs de citation, de listes, etc.), mais présentant une quantité moindre de métatexte pour structurer le texte. 
Idiome très facile à maîtriser, un texte écrit selon Markdown peut donc être lu comme une simple chaîne de « texte brut », ce qui permet de le manipuler via une diversité de logiciels d’édition de textes et d’environnements en ligne. Il présente cependant aussi des limitations rhétoriques importantes, notamment parce qu’il ne permet pas d’exprimer des arbres logiques de la même complexité que HTML, SGML ou XML. Ainsi, seule une structuration à un seul niveau est possible, et le texte ne peut être modélisé que sous la forme d’une succession aplatie de titres, de paragraphes et autres listes81Markdown offre par ailleurs un vocabulaire

80 Voir une liste exhaustive sur la page wikipedia dédiée à ce type de langages : https://en.wikipedia.org/wiki/Lightweight_markup_language.81 Il permet cependant de pallier à cette limitation de structuration à un niveau supérieur, via l’intégration de fichiers markdown dans une arborescence de dossiers par exemple (Fauchié, 2017). Le chapitre 5 (p. ) présente le récit d’expériences de conception aux prises avec ces contraintes et leur contournement.
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d’éléments de base très limité (par rapport à HTML). En tant que format appelé à être interprété dans un environnement logiciel plus large, il est cependant facilement combinable et modifiable pour accueillir et s’articuler avec d’autres formats.
Malgré un relatif échec de normalisation82, la popularité de Markdown lui vaut d’être progressivement intégré dans une grande quantité de logiciels et de services en ligne tout en faisant l’objet d’un grand nombre de variations visant à l’adapter à des contextes d’écriture spécifiques. Concernant les pratiques scientifiques, la mobilisation du format est de plus en plus présente dans les contextes associés aux sciences de la nature et aux disciplines technologiques. Il est ainsi utilisé par la quasi-totalité des systèmes de « notebooks » scientifiques, logiciels permettant aux chercheurs de publier conjointement des portions de code exécutables – démonstrations mathématiques, traitement et visualisation de données statistiques, modèles scientifiques, etc. – et leur commentaire83. Il est également progressivement adapté pour des usages savants dans le champ des SHS, via des projets tels que « scholarly markdown » (Lin, 2014), ou plus récemment, l’éditeur de textes scientifiques « stylo » (Sauret et al., 2017). Cette multitude de projets et de variations illustre un mode d’existence fluide pour les écrits effectués selon le format Markdown, qui se voient associés et hybridés avec d’autres langages dans divers services et dispositifs de publication.
Paradoxalement, le modèle projeté par Markdown sur les pratiques d’écriture savante est celui d’un rapprochement en même temps que d’une simplification de la dimension technique de l’écriture numérique – une forme de rhétorique de l’authenticité et de la trans­parence tech­nique qui repose pourtant sur un enfilement complexe de procédures d’interprétation et de conversion au moment de l’affichage des textes. Ce format réactive la « suprématie du texte brut » introduite par la culture hacker et l’histoire du langage UNIX (Schrijver, 2017) qui avait été mise à mal

82 Au tournant des années 2010, au vu du succès du format auprès des concepteurs d’outils en ligne, se créée un consortium d’industriels et d’ingénieurs qui tentent de le transformer en un standard partagé, intitulé commonmark. Cette tentative est un relatif échec dans la mesure où le standard n’a à ce jour pas réussi à imposer une pratique unitaire de la syntaxe de base de Markdown.83 Voir par exemple des environnements tels que Rstudio (https://rstudio.com/), Jupyter (https://jupyter.org/), Observable (https://observablehq.com/), ou Idyll (Conlen & Heer, 2018).
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par l’essor des logiciels WYSIWYG et l’appareillage logiciel de plus en plus conséquent associé à des langages de balisage tels qu’XML. Markdown se présente comme une démocratisation de la pratique de l’encodage, qui intensifie sa présence dès les premiers moments de l’écriture d’un texte, favorisant ainsi une plus grande intériorisation du modèle du « contenu structuré » auquel HTML est affilié, et permettant une multitude de formes d’hybridations – qui reposent sur un empilement technologique qui n’a rien d’une simplification. En concentrant le souci esthétique sur le code lui-même et en restreignant les possibilités de balisage et de caractérisation des éléments toujours plus nombreuses offertes par le web (structures complexes, interactivité, etc.), Markdown fait d’une certaine manière oublier toujours plus la participation de la « présentation » visuelle à la construction du sens des écrits. Mais dans le même temps, il dénote un souci esthétique lié à l’écriture du balisage lui-même – censé être élégant à lire et facile à écrire – qui concentre l’attention sur la « présentation » du « contenu » en tant que code, et ses qualités méthodologiques et esthétiques intrinsèques. Ce faisant, il manifeste ainsi une nouvelle nuanciation dans la différenciation stricte entre le « contenu » et sa « présentation » telle qu’elle a été instituée par GML et ses descendants.
Markdown s’inscrit aujourd’hui dans une diversité d’expérimentations visant à construire des « chaînes de publication » modulaires (Fauchié & Parisot, 2018) fondées sur l’utilisation de plusieurs formats et technologies. Ces dernières permettent alors de conjuguer et d’hybrider une diversité de pratiques et d’outils, recoupant et conjuguant des modèles hétérogènes. Par ailleurs, les programmes de conversion – au premier rang desquels le logiciel Pandoc qui permet de convertir des fichiers de contenus textuels depuis à peu près n’importe quel format numérique vers n’importe quel autre84 – conduisent à une multiplication des combinaisons, des superpositions et des emprunts entre les formes de performativité transactionnelle impliquée par chacun des formats en usage. Ces programmes de conversion instaurent un mode d’existence fluide pour les formats de données dont la nouvelle interopérabilité leur attribue un caractère interchangeable, qui peut être interprété selon deux dynamiques opposées. Selon une première perspective, à travers le déve-

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loppement des nouvelles chaînes de publication, les documents-publications se voient en partie réduits à une version simplifiée de la « Hiérarchie Ordonnée d’Objets de Contenus » instaurée par GML, qui semble avoir été naturalisée par l’histoire du balisage descriptif comme le mode ultime de description des documents. Cette continuation et cette réduction amenuisent le champ des possibles documentaires en ramenant les documents-publications au « plus petit dénominateur commun » entre les différents formats en usage85, provoquant une invisibilisation en même temps qu’un appauvrissement du modèle sur lequel elle repose. Cela dit, selon une seconde perspective, ils autorisent également une diversité de transformations et d’hybridations à chaque itération de la conversion d’un texte depuis un format vers un autre, qui sont l’occasion d’autant de pratiques d’enrichissement, de reformulation et de reprise – par exemple, depuis un texte écrit par un chercheur au format markdown vers sa reprise par un designer au format epub ou HTML – à même d’en dénaturaliser les modèles. Indépendamment de toute analyse approfondie des « chaînes de publication » sur le plan méthodologique86, ces dernières traduisent la condition complexe des formats de données dans un environnement technique, social et méthodologique de plus en plus divers et distribué pour les pratiques d’écriture et d’édition.
Dans le champ de l’anthropologie des techniques, David Edgerton a proposé le terme de créolisation pour définir « la diffusion de techniques singulières souvent dérivées de ‹ vieilles techniques › [et renvoyant à des] dérivés locaux de quelque chose originaire d’ailleurs » (Edgerton, 2013). La créolisation technique se définit ainsi, selon la lecture d’Edgerton par le socio-anthropologue Nicolas Nova, à la fois comme une circulation et une combinaison entre des éléments issus de milieux et d’époques divergentes (Nova, 2017). Dans le contexte de l’essor des chaînes de publication contemporaines ainsi qu’au regard de la longue

85 Le passage de LaTeX à markdown, par exemple, occasionne un grand nombre de pertes pour des documents un tant soit peu élaborés (indications typographiques, figures, structuration, etc.).86 La thèse en préparation d’Antoine Fauchié, s’intéressant notamment à une variété de « fabriques de publication » contemporaines (Fauchié, 2020), porte précisément sur ce type de questions. Par ailleurs, indépendamment du cadre de ce chapitre, c’est la dimension collectiveitérative et multimodale de l’écriture de recherche et sa relation à l’organisation du travail éditorial qui est en jeu ici : elle est abordée dans le chapitre 3 (p. ). Le chapitre 5 relate enfin plusieurs expérimentations de fabrication au contact avec de tels principes.
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histoire des formats de balisage et leur réactivation récente dans les formats de balisage légers tels que markdown, il semble qu’un tel processus de créolisation soit à l’œuvre dans les multiples hybridations et empilements technologiques qui permettent aux documents-publications d’exister dans les espaces de publication contemporains.
Cette partie a ainsi permis d’étudier les multiples cadres d’écriture véhiculés par les formats de données éditoriales, et leur relation au modèle de conception de la séparation entre « contenu » et « présentation ». Dans cette histoire, le balisage descriptif a institué dans les pratiques de recherche à la fois le découplage entre les formats de données et les logiciels qui permettent de les lire et de les écrire, et le couplage du « document structuré » avec la « feuille de style » qui stabilise la séparation entre « contenus » et « présentation » dans les pratiques de la plupart des acteurs de l’édition. Ce faisant, cette stabilisation produit un horizon représentationnaliste pour les pratiques d’écriture de recherche normales, horizon qui me semble pouvoir être relié au manque d’attention vis-à-vis de la matérialité de ces dernières. L’histoire du web a consacré l’hégémonie de ce modèle de conception en instituant une séparation entre « contenus » et « présentation » toujours plus radicale et marquée par les discours de la « sémantisation », qui ont des motivations opérationnelles, mais aussi des effets interprétatifs importants sur les représentations et les pratiques du texte par les collectifs de recherche.
Et pourtant, nous avons également visité des modèles alternatifs qui compliquent une vision téléologique de l’histoire des formats de données éditoriales. L’histoire des langages procéduraux et sa continuation inattendue dans le format PDF donne à voir une combinaison étrange entre « contenus » et « présentation », intégrant des indications esthétiques dans son format tout en étant faite pour la transmissibilité et la « cherchabilité ». TeX, quant à lui, dessine une histoire parallèle dans laquelle le « contenu » encodé est précisément pensé pour une maîtrise importante de la composition graphique des textes. Les nouveaux idiomes tels que markdown, enfin, réintroduisent des modes d’écriture « procéduraux » dans un cadre « descriptif » (celui de HTML) et semblent déporter la question de la « présentation » à l’expérience d’écriture en tant que
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telle. Ils s’inscrivent aussi dans une économie de la conversion qui induit une plus forte attention au fonctionnement des langages de balisage dans les pratiques d’écriture des chercheurs.
Entre « créolisation » des formats et horizons de « sémantisation » totale des écrits de recherche, l’essor du web comme plateforme centralisant toutes les activités de publication questionne ainsi le rôle des formats vis-à-vis des pratiques et des épistémologies qu’ils embarquent et supposent. Il s’agit dans la dernière partie de ce chapitre de décrire les conséquences de la séparation entre « contenus » et « présentation » sur les modèles qui structurent les pratiques de publication. Dans cette séparation, ce qui est en jeu relève autant de la compréhension – et donc la prise en compte – de la matérialité complexe et distribuée des documents numériques dans les stratégies d’écriture de la recherche, que de l’organisation du travail éditorial et de conception impliqué par les conditions contemporaines de la communication scientifique.

D’un modèle de conception industrielle à un modèle de conception de l’écriture

Nos manières de lire et d’écrire les documents-publications sont infusées par les modèles méthodologiques et sémiotiques construits par l’histoire des formats de données. En ce sens, si la séparation entre « contenu » et « présentation » est l’expression stabilisée de présupposés sur la matérialité du texte, elle se présente initialement comme une ressource méthodologique visant à penser l’existence des textes à travers la multitude de métamorphoses et de transformations qu’implique leur encodage numérique. Il faut donc, dans cette dernière partie, terminer le travail de dénaturalisation de ce modèle en qualifiant son mode de stabilisation, mais également en lui substituant des formulations alternatives. Il s’agit alors de qualifier à la fois les effets et les propriétés des formats – techniques – de la publication sur la stabilisation et la déstabilisation des pratiques des chercheurs, et leur manière d’articuler leurs activités avec les collectifs hétérogènes qui permettent la genèse des documents-publications.
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Des modèles méthodologiques et épistémologiques contingents

L’histoire des formats de données textuels révèle d’abord la capacité de ces derniers à stabiliser les rapports entre les processus de modélisation impliqués par les technologies numériques et les pratiques interprétatives des chercheurs en SHS. En ce sens, l’histoire de l’encodage et du « formatage » numérique du texte conduit facilement, par le geste de modélisation qu’une telle opération demande, à définir ce qui pourrait facilement ressembler aux « caractéristiques essentielles » d’un texte. L’épisode de la numérisation des pratiques savantes a d’une certaine manière révélé que la notion de « caractéristiques textuelles » dépend essentiellement des textes et de leur destination, ainsi que l’a fait remarquer Katherine Hayles (Hayles, 2003). Allen Renear, historien de la TEI autant que protagoniste de son développement, a décrit l’histoire de ce dernier format comme celle de la lente transition depuis une conception universaliste de l’encodage vers une forme d’antiréalisme et d’interprétativisme radical (A. H. Renear, 2004). Ainsi, la première période de la TEI, centrée sur la notion de « Ordered Hierarchy of Content Objects » (OHOCC) entend modéliser les textes de manière agnostique à tout type de contenu. Cette conception n’est pas seulement envisagée comme un mode de description justifié méthodologiquement, mais aussi comme un reflet exact de ce qui les constitue, conduisant à penser que « le balisage descriptif nʼest pas seulement la meilleure approche… cʼest la meilleure approche imaginable »87 (A. H. Renear, 2004, p. 224) et qu’un tel format de données permet de décrire « ce qu’un texte est en réalité » (DeRose, Durand, Mylonas, & Renear, 1990). La suite de l’histoire de TEI est marquée cependant par un pluralisme progressif qui s’achève par une phase d’« antiréalisme radical » (A. H. Renear, 2004, p. 224), durant laquelle les modèles de description des documents sont construits à partir de la spécificité des projets scientifiques et/ou éditoriaux qui les portent. En ce sens, l’histoire des formats de données éditoriales révèle la dimension

87 Citation originale : « That the descriptive markup approach had so many advantages, and so many different kinds of advantages, seemed to some people to suggest that it was not simply a handy way of working with text, but that it was rather in some sense deeply, profoundly, correct, that « descriptive markup is not just the best approach … it is the best imaginable approach. »
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
intrinsèquement interprétative de l’encodage, et donc la capacité d’un format à performativement implémenter une manière de pratiquer et de concevoir les textes. 
La dimension énonciative des formats les conduit par ailleurs à stabiliser des relations sémiotiques, c’est-à-dire à cadrer, sur un registre probabiliste et non définitif, certaines manières et possibilités d’écriture au détriment d’autres. La syntaxe de formats tels que XML en vient ainsi à rendre difficilement pensable l’encodage de toute une série de relations et d’approches du texte qui ne sont pas permises techniquement et sémiotiquement par cette technologie. En ce sens, l’hégémonie de formats tels qu’XML peut induire la tendance à penser tous les projets documentaires selon les caractéristiques propres de ce formalisme en particulier (Bachimont, 2007a, p. 234), ou bien de lui attribuer une forme de polyvalence lui permettant d’encoder n’importe quelle forme d’expression textuelle. Pourtant, la structure de l’arbre logique impose un moule hiérarchique à la description de tous les contenus : ils seront toujours plus facilement décrits comme une imbrication progressive d’objets les uns dans les autres (par exemple, un chapitre, contenant des pages, contenant des paragraphes, contenant des mots, etc.), rendant par exemple très difficile la description toute forme de chevauchement88, de localisation multiple pour les éléments, ou dʼambiguïté dans les interprétations qui peuvent en être faites. 
Les formats produisent enfin une stabilisation méthodologique. En effet, la distinction même entre balisage « procédural » et « descriptif », et son association à la question de la séparation entre « contenus » et « présentation » par des travaux tels que ceux de Charles Goldfarb (Goldfarb, 1981), peut elle-même être remise en cause comme l’expression d’une stabilisation questionnable vis-à-vis des manières d’encoder et d’envisager le traitement numérique des textes. Allen Renear (A. Renear, 2000) a ainsi démontré que l’histoire des formats de données est marquée par une forme de confusion entre les modalités d’encodage des langages de balisage (qui peuvent être impératifs/directifs – comme TeX, ou indicatifs/assertifs – comme XML) et l’objet de leurs indications (qui peuvent porter

88 Le langage permet en réalité de décrire de telles relations, via l’usage de définitions ou la répétition de certaines informations dans l’arbre de description des données. Ces usages et tactiques de contournement du langage provoquent rapidement une importante complexité et des problèmes de redondance dans les documents, ainsi que l’a fait noté Allen Renear (A. H. Renear, Mylonas, & Durand, 1993).
Le vacillement des formats
sur un « domaine logique » ou un « domaine renditionnel », soit un supposé « contenu » et une supposée « présentation »). Ainsi, alors que les discours associent toujours le mode « impératif » au « domaine renditionnel » (comme le fait TeX) et le mode « indicatif » au « domaine logique » (comme le fait HTML 5), rien ne justifie un tel amalgame a priori, et l’on peut en fait très bien imaginer utiliser des formats impératifs pour la description de principes logique (exemple : « commencer ici un titre » – comme en témoigne Markdown) ou des formats descriptifs pour l’expression de dimensions renditionnelles (exemple : « ce nœud représente la portion gauche de l’écran » – comme on le fait parfois dans l’usage d’HTML). L’association entre certaines approches du codage du texte et la séparation contenu/présentation, stabilisée dès l’invention de GML puis son institutionnalisation universitaire dans la TEI89, nʼest alors plus discutée et se voit stabilisée alors qu’elle est fondamentalement un choix méthodologique, qui peut être remis à question à la lueur de certaines situations éditoriales ou scientifiques.
Ainsi, je fais l’hypothèse que la définition des formats peut conduire à leur attribuer une nature ontologique là où ce derniers sont toujours l’expression de dynamiques de conception industrielle situées et contingentes90. Je rejoins ici l’approche de Jonathan Sterne qui insiste sur le fait que la stabilisation des formats est moins le résultat de l’achèvement de caractéristiques techniques idéales que le résultat d’un déploiement historique aux dimensions sociales, techniques et esthétiques :
De la confusion et de l’incertitude qui accompagnent le développement d’un standard, un ordre émerge et, aux yeux des non-initiés, un format commence à apparaître comme le résultat naturel d’un processus contingent et négocié.  (Sterne, 2012/2018, p. 61)

89 Le tout premier document des « principes de conception » de la TEI contenait ainsi un titre révélateur d’une telle association : « Why Markup Is Necessary at All (A brief discussion about functions of descriptive markup, why it is not presentational, etc.) » (« Design principles for text encoding », 1990).90 L’anecdote qu’est l’histoire de l’acronyme GML – d’abord construit à partir des patronymes de ses créateurs puis « re-conceptualisé » comme General Markup Language – montre bien comment un projet évolue depuis une expérimentation vers une norme dont l’histoire se voit progressivement « lissée » et facilement re-décrite selon une perspective téléologique.
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
Les spécifications des formats de données ne sont en ce sens ni l’expression d’un optimum technique (ce qui fonctionne le mieux) ni de la capture ontologique d’une forme d’« essence » des contenus qu’ils encodent et des pratiques qu’ils informatisent. Ainsi « le format est ce qui spécifie les protocoles par lesquels un média fonctionne » et « cette spécification opère comme un code – que ce soit dans le logiciel, dans la réglementation ou dans les procédures de fabrication et les modes d’emploi – qui conditionne l’expérience d’un média et ses protocoles de traitement. » Cependant, « ces codes, parce qu’ils ne sont pas discutés publiquement, ni même apparents aux utilisateurs, revêtent souvent une apparence ontologique alors même qu’ils sont le fruit du hasard. » (Sterne, 2012/2018, p. 27). Il faut alors chercher, dans les champs des disciplines qui sont précisément en charge de la conceptualisation et de la formulation de ces codes – à savoir celles de l’ingénierie documentaire – des ressources conceptuelles permettant de relocaliser différemment la distinction entre « contenu » et « présentation ».

Relocaliser un modèle méthodologique au prisme
des théories de l’ingénierie documentaire

Dans le champ de l’ingénierie informatique, le domaine de « l’ingénierie des connaissances et des contenus » désigne l’ensemble des recherches qui tentent de formaliser, à des fins opérationnelles, les modalités de conception des systèmes automatisés qui manipulent des inscriptions numériques dans différents contextes documentaires. Dans ce cadre, Crozat, Bachimont et al. ont définit la théorie opérationnelle de l’écriture numérique comme une démarche qui « relève d’un processus d’abstraction visant à mieux comprendre pour mieux faire, concevoir des systèmes en ingénierie documentaire par exemple » (Crozat, Bachimont, Cailleau, Bouchardon, & Gaillard, 2011). Cette théorie opérationnelle se présente comme « l’instrument d’une ingénierie, en particulier dans le cadre de projets de recherche et développement auxquels participent les auteurs » qui tente de définir des principes méthodologiques pour la conception de systèmes d’écriture et d’édition.
Suivant l’hypothèse d’une tendance technique propre aux technologies numériques, la théorie opérationnelle de l’écriture numérique vise à construire des méthodes et des principes de conception à même de facili‑
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faciliter une série d’opérations qui seraient propres à une écriture en régime computationnel. Ainsi, les auteurs définissent un ensemble d’opérations d’écriture spécifiques portées par ces technologies : le polymorphisme – la forme des textes est adaptée en fonction du contexte de restitution ; la transclusion – la capacité du numérique à permettre de réutiliser des fragments textuels sans les copier ; la dérivation – la capacité des fragments à être ajustés pour leur réutilisation ; et la déclinaison – la possibilité de programmer des variations dans un même contenu (Crozat, 2012).
Dans ce contexte, le concept de « chaîne éditoriale », développé à la fois sur un mode opérationnel et théorique, désigne « un système de production documentaire cherchant à instrumenter des fonctions dʼécriture originales (dans ce que le numérique lui apporte et lui impose de spécifique) en prise avec la tendance du numérique, en particulier afin dʼautomatiser la rééditorialisation » (Crozat, 2012). Elle désigne « un procédé technologique et méthodologique consistant à réaliser un modèle de document, à assister dans les tâches de création du contenu et à automatiser la mise en forme » (Guillaume et al., 2014). La séparation entre contenus et présentation y renvoie initialement à une séparation des tâches et à la spécialisation des métiers dans le champ éditorial :
Il s’agit de réduire la charge technique sur un auteur non qualifié pour traiter de forme, et optimiser le processus de production (Bachimont & Crozat, 2004).
En ce sens, dans le cadre de la conception des chaînes éditoriales, Bachimont et Crozat reviennent et nuancent la séparation entre fond et forme en rappelant que cette dernière vaut moins par l’adhérence sémantique de la première à la seconde, que pour la « disponibilité manipulatoire » des inscriptions qui constituent les « contenus » à faire l’objet d’une série de transformations. Ces derniers disqualifient par ailleurs la dichotomie entre fond et forme dans la mesure où cette dernière n’est jamais accessible aux sens : la conception selon laquelle l’on pourrait séparer les « ressources » de leurs présentations demande plutôt, dans le vocabulaire de ces auteurs, de laisser place à une multiplicité de statuts pour les « formes » qui sont manipulées dans le cadre des processus éditoriaux :
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
Cette conception [qui associerait les « ressources » à un fond et leurs présentations à une « forme », nda] est fallacieuse, dans la mesure où la ressource est par définition inconsultable : séquence numérique, elle n’est appréhendable qu’à travers une mise en forme (par exemple, un éditeur XML). Il apparaît donc qu’il faut plutôt distinguer une forme particulière, « canonique », définissant conventionnellement un noyau contenu invariant, que des mises en formes déclineront en publications diverses.  (Bachimont & Crozat, 2004)
En ce sens, et en alternative à une conception simplificatrices de la distinction « forme/contenu », ces auteurs proposent une typologie de formes remplissant des fonctions distinctes : premièrement, des « formes génératrices » ou « canoniques » caractérisées par leur capacité à faire l’objet de transformations ; deuxièmement, des « formes éditables » conçues pour se prêter à l’écriture et à la composition des « contenus » par les auteurs ; enfin des « formes publiées » qui correspondent aux diverses formes documentaires prises par les artefacts dédiés à un public de lecteurs (Dumas, 2016). L’ensemble de ces formes constitue alors ce qu’ils appellent un « fonds documentaire », c’est-à-dire un ensemble polymorphique qui définit le document numérique et sa condition polymorphique sans pour autant recourir à la distinction entre un « contenu » invariant et des « formes » incidentes (Bachimont & Crozat, 2004, p. 98).
Les théories et les méthodologies de l’ingénierie documentaire constituent un ensemble d’outils qui permettent d’équiper une éthique de la métamorphose textuelle qui ne prétend pas pour autant manipuler directement le « sens » des documents sur lesquels elle se porte, et laisse de ce fait un espace de jeu et d’invention pour les diverses opérations qui font exister les textes dans les environnements numériques. Ces nuanciations s’accompagnent, chez Bachimont, d’une réflexion sur les différences entre science et ingénierie. Il procède pour cela à un double mouvement consistant à définir l’ingénierie au-delà d’une pure application des connaissances scientifiques, mais également à ne pas confondre les
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modes de pensées instrumentalisés par l’ingénierie avec la recherche d’une description du réel ou de l’être propre à satisfaire une démarche scientifique ou ontologique. Dans Ingénierie des connaissances et des contenus, Bruno Bachimont revient sur le rôle des formalismes mathématiques dans ce qu’il nomme « l’ingénierie des inscriptions », pour rappeler que les modélisations techniques ne relèvent pas des mêmes projets que les modélisations scientifiques qu’elles peuvent parfois mobiliser :
Cependant, l’ingénierie des connaissances dont l’ingénierie est une composante n’est pas une science cognitive, fût-elle appliquée, mais une technologie intellectuelle : elle ne vise pas à déterminer la pensée en tant que telle, mais à élaborer des outils facilitant l’exercice de la pensée.  (Bachimont, 2007a, p. 44)
Suivant d’une certaine manière la même ligne théorique qu’Alexander Galloway quant à la tendance des technologies numériques à se rapporter davantage à une forme d’opérationnalité qu’à des rapports de représentation ontologique, il met ainsi en garde contre toute prétention essentialiste dans la séparation entre contenu et présentation, en lui restituant sa dimension éthique – une règle utile à l’action – et son statut de ressource pour la conception. La dimension « sémantique » des appareils d’écriture développés par les pratiques de conception et d’ingénierie ne doit en ce sens pas être comprise comme la tâche de représenter le sens d’une entité par définition inatteignable, mais plutôt comme celui de faire sens d’une chaîne de transformation donnée et des pratiques avec lesquelles elle dialogue. La restitution des théories opérationnelles de l’écriture numérique nous permet ainsi de relocaliser la séparation du contenu et de la présentation dans ses enjeux méthodologiques de formulation.
Les pratiques de conception se fondent sur des modèles pour guider leur action, mais les ressources matérielles et discursives qu’elles produisent opèrent en retour une influence sur les pratiques savantes et donc les modèles quʼelles sont susceptibles de décrire. La mobilisation de la littérature dans la recherche en ingénierie a permis ici de resituer les enjeux de conception qui induisent le modèle de la séparation entre
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
« contenus » et « présentation » sur les pratiques savantes. Il s’agit maintenant d’en qualifier les conséquences sur les conceptions du texte qui ont cours dans les pratiques normales de la publication.

D’un représentationnalisme philosophique à un hylémorphisme méthodologique

Comment les discours et les pratiques du texte de recherche ont-ils été guidés par la stabilisation des discours et des pratiques de la séparation entre « contenu » et « présentation » ? À partir des multiples relocalisations de la matérialité des textes de recherche effectuée précédemment – du point de vue de la culture du texte scientifique en général, puis du format de données, puis de sa conceptualisation dans les pratiques de conception ingénierique – je fais l’hypothèse que le cadrage opéré par la séparation entre contenu et présentation est notamment dérivé de la conjonction – ou de la confusion – entre plusieurs régimes d’abstraction. 
L’acception informatique de la notion d’abstraction revêt en effet une signification différente de ses multiples acceptions philosophiques, et pourtant il me semble repérer une continuité dans les pratiques et les discours contemporains entre ces différentes modalités. Là où les théories classiques du « l’abstraction du contenu » relèvent de la recherche d’une forme de substance dans les documents textuels, l’abstraction informatique se définit plutôt sur un registre opérationnel et pratique, comme le geste consistant à unifier les opérations de manipulation d’objets hétérogènes. L’enjeu de « l’abstraction » du texte est alors celui sa remobilisation. La généralisation d’un code exécutable se confond alors avec la généralisation de catégories de description du monde. En ce sens, ainsi que l’a repéré Galloway, la source des codes informatiques ne doit pourtant pas être confondue avec « l’anxiété phénoménologique persistante autour de la présence et de la vérité » qui caractérise, selon lui, le poststructuralisme (Galloway, 2012, p. 10). L’expression de single source publishing est en ce sens la cristallisation d’un rapport au texte marqué par cette imaginaire hybride de la « source » qui introduit une continuité paradoxale dans l’histoire de nos rapports à la textualité.
Le vacillement des formats
À travers l’histoire des formats de données, il semble donc que les conceptions dualistes du livre qui perdurent toujours aujourd’hui, se sont vues supplées par le fonctionnement des industries éditoriales contemporaines un deuxième dualisme légèrement différent. Ce dernier ne se trouve pas dans une réflexion sur la nature « ontologique » du texte mais davantage dans un besoin technique de manipulabilité qui conduit à concevoir le texte comme une donnée informatique à même d’être manipulée et exploitée de diverses manières. Emmanuel Souchier critiquait déjà en ce sens la propension des systèmes numériques à conditionner les pratiques en fonction de leur logiques propres :
La dissémination des formes et le calcul autorisent en effet le rêve qui consiste à donner à toute expression une forme immédiatement reconnaissable, intégrable, manipulable, « recombinable ». Or ces pratiques dʼingénierie nourrissent un fantasme enfantin de toute puissance : soumettre lʼensemble de la culture à un format unique qui assurerait une inter-traduction de toute production (modéliser, transformer, connecter, décombiner à lʼinfini). Fantasme qui trouve les moyens de ses désirs puisquʼil donne une « opérationnalité » économique aux formes culturelles et qui, dans son sillage, trace les éléments idéologiques dʼune « bonne » conception de la communication, à la fois transparente et combinatoire.  (Emmanuël Souchier, 1998)
Dans le même sens, le chercheur en littérature Alan Liu a défini come un certain « régime de l’extraction » le modèle institué par les technologies qui tendent à séparer les formes des contenus (Liu, 2002). Cette « idéologie » est, pour Liu, le produit d’une conception transcendantaliste dans laquelle les contenus numériques seraient toujours conçus comme les référents d’un sens irreprésentable :
La tendance informatique à laquelle je fais référence apparaît plus concrètement dans ce que lʼon pourrait appeler (dans les termes de Lyotard pour le sublime contemporain) le point « imprésentable » de la page Web, celui où le contenu coule
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
à travers un « îlot de données » dans le code de lʼinterface depuis des sources transcendantales – que ce soit des bases de données ou des documents XML.91 (Liu, 2002)
En ce sens, l’« idéologie de l’extraction » dénoncée par Liu se définit bien comme un modèle contemporain influent pour les pratiques et les rôles de la publication et indissociable du modèle de la séparation entre « contenus » et « présentation ». Cette conception pose alors un problème en termes de design dans la mesure où elle est indissociable d’une forme de division du travail et des systèmes technico-économiques dans lesquels les formats de données se voient imbriqués pour fabriquer « une idéologie de stricte division entre contenu et présentation : la religion même, en quelque sorte, du codage de texte et des bases de données. »92 (Liu, 2002). Liu fait ainsi un parallèle entre la logique de l’extraction et la diffusion des méthodes de division tayloristes dans le contexte de la société de l’information, qui fait remonter la logique contemporaine de l’extraction de données aux débuts de lʼindustrialisation, et trouve sa consécration dans la forme de la base de données relationnelles et du format XML (Liu, 2008, p. 227). Ainsi, le processus de production industrielle de pièces interchangeables et interopérables « était le prédécesseur de la logique de séparation du contenu de la présentation qui a finalement déclenché le besoin social et économique des bases de données et de XML »93 (Liu, 2002). Dans ce modèle, le contenu, perçu comme valeur, représente un mode de représentation du travail fortement conditionné par une perspective économique qui autorise une division du travail :

91Citation originale : « The IT emphasis I refer to appears most concretely in what might be called (in Lyotard’s terms for contemporary sublime) the ‹ unpresentable › spot on a Web page where content pours through a so-called ‹ data island › in the interface code from transcendental sources in the background –- whether databases or XML documents. »92Citation originale : « Now we can name what I called the emphasis or hot spot in current IT development that data islands emblematize. This is the emphasis on the technology of ‹ extracting › content from presentation. Or, rather, the term ‹ technology ›–along with its whole complement of undecidably objective/social complements (‹ technique, › ‹ procedure, › ‹ protocol, › ‹ routine, › ‹ practice, › etc.)–is too narrow. What we are really talking about is an ideology of strict division between content and presentation: the very religion, as it were, of both text-encoding and databases. According to the religion, true content abides in a transcendental noumen so completely structured and described that it is in and of itself inutterable. »93Citation originale : « The thesis is that the contemporary logic of data extraction dates back to early industrialism in the mold of John Hall and Frederick Winslow Taylor. As Piez has taught me, Hallʼs ‹ interchangeable part › manufacturing process of the 1820s and ʼ30s (in his Harperʼs Ferry Rifle Works) was the predecessor to the logic of separating content from presentation that ultimately triggered–not so much databases and XML–as the exact social and economic need for databases and XML. »
Le vacillement des formats
En dʼautres termes, soyons clairs : la séparation du contenu et de la présentation, qui est maintenant imposée par les technologies de lʼinformation axées sur le business, est un euphémisme. Dʼun point de vue historique, le « savoir » (le grand « contenu » de lʼentreprise post-industrielle) est extrait de ce que « présentation » signifie réellement : du travail.94 (Liu, 2002)
Une telle conception transcendantaliste est manifestement une forme de continuation de « l’abstraction textuelle » décrite par Roger Chartier pour la culture de l’imprimé, et explique en partie le manque d’attention pour la matérialité documentaire dans les communautés de recherche des SHS. Cependant, du fait de la nature opérationnelle des modélisations dualistes impliquées par la conception des technologies numériques de gestion du texte, et pour rendre justice aux concepteurs et aux techniciens qui les manipulent, il me semble qu’un tel modèle n’est pas tout à fait exact. À l’heure du single source publishing et autres chaînes éditoriales, le texte idéal de la culture néoplatonicienne et kantienne me semble plutôt avoir laissé place à une certaine idéologie du texte brut, perçu comme une matière disponible et logiquement ouverte à une diversité de mises en forme. En ce sens, dans la mobilisation des textes pour les opérations de reformulation qu’implique la publication implique moins le transcendantalisme décrié par Alan Liu qu’une forme d’hylémorphisme méthodologique et technique vis-à-vis de la matérialité textuelle95.
Cependant, la diffusion impensée de cet hylémorphisme méthodologique est problématique dans la mesure où elle participe elle aussi de la naturalisation d’une forme de division du travail entre les producteurs de la « matière » textuelle et les travailleurs de sa « mise en forme » – qu’ils soient humains tels que des designers et autres typographes, ou non-humains, tels que gabarits de présentation et autres systèmes de génération

94Citation originale : « Let us be clear, in other words: the separation of content from presentation now being mandated by business-oriented information technology is a euphemism. From a historical perspective, ‹ knowledge › (the great ‹ content › of postindustrial business) is being extracted from what ‹ presentation › really means: labor. »95 L’hylémorphisme est la théorie aristotélicienne selon laquelle les corps résultent de deux principes complémentaires et distincts : la matière (hylè – ὕλη) et la forme (morphè – μορφή).
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
automatisée. Ce faisant, elle participe aussi d’une nouvelle forme de disjonction de la matérialité textuelle, et empêche de penser cette dernière comme une propriété émergente, performative et relationnelle. En ce sens, le philosophe des techniques Gilbert Simondon prenait l’exemple du moulage d’une brique pour montrer que l’hylémorphisme opère une disjonction purement abstraite et critiquable, puisque la brique est bien « formée » avant son moulage et que le moule est lui-même constitué de matière (Simondon, 1964/2005). À travers l’étude des formats de données et leur mode d’action latent et distribué, ce chapitre a dans cette lignée tenté de démontrer l’inscription de dimensions « formelles » et esthétiques au plus profond des conventions matérielles utilisées pour structurer les « contenus » de recherche contemporains.
Ainsi, dans un contexte contemporain où les écrits scientifiques sont tout autant lus que calculés et manipulés par le biais de diverses procédures plus ou moins automatisées, les conceptions historiquement dualistes du texte qui voulaient séparer matérialité et cognition se voient rejointes par de nouvelles séparations, moins induites par les dynamiques techniques de circulation et d’exploitation des données dans les environnements numériques que par la stabilisation de modèles méthodologiques relatifs à la fabrication et la production des textes. Dans ces derniers, c’est non plus l’opération d’interprétation mais bien celle d’extraction qui conditionne l’appréhension des textes de recherche : dans un contexte dominé par des problématiques d’indexation, de recherche d’information et d’affichage multi-supports, l’extraction constitue « la véritable religion » sur laquelle reposent les bases de données et techniques d’encodage (Liu, 2002) participant de l’infrastructure de la communication scientifique, stabilisent une division du travail de la matérialité des textes qui n’était pas nécessairement l’expression d’un optimum méthodologique ou technique. C’est ainsi que le paradigme de l’extraction réactive le dualisme du texte sur un registre instrumental propre aux technologies numériques et à leur mode d’appréhension des écrits scientifiques, perçus comme une « matière » extractible et recombinable indépendamment de son incorporation matérielle.
Le vacillement des formats

Conclusion

Les formats de données éditoriales sont les médiateurs des multiples métamorphoses textuelles qui font exister la matérialité des documents-publications des SHS sur un registre distribué et relationnel. En ce sens, il s’est agi dans ce chapitre de reconstituer les conditions de manifestation de cette matérialité en étudiant comment les formats de données articulent les pratiques d’écriture de recherche avec certaines technologies et pratiques éditoriales. Au cœur du vacillement entre approches représentationnalistes et performatives de la matérialité textuelle, je me suis focalisé sur une étude de ces formats du point de vue du modèle de conception de la séparation entre « contenu » et « présentation ». Ma démarche n’a pas consisté à faire œuvre de prescription méthodologique vis-à-vis d’un tel modèle de conception – c’est-à-dire à le qualifier comme « bon » ou « mauvais » pour les pratiques d’ingénierie documentaire et de design éditorial en général. Elle a plutôt visé à reconstituer la stabilisation relative et contingente de ce modèle d’une part, et ses effets sur les représentations et les pratiques du document-publication par les chercheurs, d’autre part.
Élaborer un format et l’assemblage industriel qui lui permet de fonctionner – infrastructures, protocoles et normes techniques, logiciels, etc. – revient ainsi à projeter un modèle sur les acteurs qu’il relie et articule, et dans le cas de la présente enquête, sur les rôles et les pratiques ayant trait aux documents-publications. Dans le cadre de son étude du format.mp3, Jonathan Sterne a démontré comment les choix à l’œuvre dans l’élaboration d’un mode de médiation musicale avaient pu impliquer, chez les ingénieurs et techniciens sonores à l’origine de la norme, les tendances acoustiques de leur époque et la valorisation de certaines qualités sonores au détriment d’autres, construisant un certain sujet d’écoute. De la même manière, les formats de données éditoriales conditionnent et envisagent, à partir des productions textuelles des époques auxquelles ils ont été élaborés, une certaine manière d’envisager ce qui compte et ce qui tient dans la publication de recherche et sa constitution sociale par une variété d’acteurs : un sujet d’écriture
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
dont la définition découle en partie de la manière dont il est « dit » et imaginé par les technologies.
L’élaboration des formats de données pose alors un problème de représentation, au double sens esthétique (celui de la relation entre le sens et l’expression) et politique (celui des intérêts représentés par un format donné). Faire un choix technique relatif à l’édition revient ainsi à mettre en œuvre une certaine conception de ce qu’est un texte de recherche, quelles sont les pratiques et les opérations permettant de le construire, et ses modalités d’articulation entre les multiples acteurs des processus éditoriaux – éditeurs, relecteurs, ingénieurs, typographes, libraires, bibliothécaires, etc. Mais ce choix revient également, sur un plan politique, à parler au nom d’un ensemble d’écrivains et de lecteurs à venir, qui seront influencés et conditionnés par les modalités de « passage » des inscriptions à l’intérieur des circuits qui constituent la publication. C’est ainsi que « le sujet créé par le format n’a pas besoin d’être représentatif pour être partout, juste de fonctionner » (Sterne, 2012/2018, p. 385). Cette modalité opérationnelle et performative d’établissement d’une forme de pouvoir, se distingue ainsi assez nettement des logiques de normalisation technique qui ont pu structurer nos expériences médiatiques dans des époques antérieures. 
En décrivant les formats de données comme des acteurs énonciatifs participant aux pratiques de production de sens de la lecture et de l’écriture – ce que Drucker et Svensson ont nommé des middlewares intellectuelsj’ai par ailleurs développé une approche émergente et performative de la matérialité dans laquelle les différentes caractéristiques des médiations documentaires contribuent à influencer et conditionner partiellement les pratiques interprétatives avec lesquelles elles dialoguent. Je m’oppose ici à une approche « littérale » ou mécaniste de la matérialité dans laquelle le format de données agirait comme le pur « véhicule » d’une matière textuelle informe ayant vocation à être transportée depuis un environnement vers un autre. Je m’oppose également à une conception technologiquement déterministe des médias numériques, qui verrait le « contenu » comme la pure incidence des technologies à l’œuvre dans sa réalisation et de leurs propriétés. L’influence opérée par les formats de
Le vacillement des formats
données comme des acteurs énonciatifs participant aux pratiques de production de sens de la lecture et de l’écriture – ce que Drucker et Svensson ont nommé des middlewares intellectuelsj’ai par ailleurs développé une approche émergente et performative de la matérialité dans laquelle les différentes caractéristiques des médiations documentaires contribuent à influencer et conditionner partiellement les pratiques interprétatives avec lesquelles elles dialoguent. Je m’oppose ici à une approche « littérale » ou mécaniste de la matérialité dans laquelle le format de données agirait comme le pur « véhicule » d’une matière textuelle informe ayant vocation à être transportée depuis un environnement vers un autre. Je m’oppose également à une conception technologiquement déterministe des médias numériques, qui verrait le « contenu » comme la pure incidence des technologies à l’œuvre dans sa réalisation et de leurs propriétés. L’influence opérée par les formats de données participe plutôt de ce que Katherine Hayles a nommé un inconscient technologique, apte à influencer gestes et représentations (Hayles, 2016, pp. 176‑187). Ce dernier relève de l’établissement « probabiliste » des conditions de possibilité d’un ensemble de pratiques qu’ils affectent sans pour autant les contraindre complètement.
Dans ce contexte, même dans les situations de publication où la forme et l’aspect des documents-publications se voient totalement impensés96, les formats de données agissent comme des acteurs esthétiques latents qui participent de nos expériences de fréquentation des publications de recherche. À ce titre, le chercheur en design Anthony Masure proposait d’expliquer la faible attention aux questions de graphisme et de typographie des institutions de l’édition scientifique par la persistance d’une forme de « logocentrisme » dans le « déni » des questions esthétiques dans les publications de recherche (Masure, 2018). Ce déni conduit les chercheurs au risque de « passer à côté de possibilités d’interroger et de renouveler les publications de recherche » (Masure, 2018, p. 69). Cependant, tout en souscrivant à un tel constat, j’ai ici tenté de démontrer que, malgré « l’esthétique par défaut » (Cliquet, 2002) d’une grande partie des publications de recherche imprimées ou affichées aujourd’hui, la matérialité des textes et les manifestations sensibles qu’elle implique pour la

96 Le travail doctoral en ergonomie de Julie Blanc, en cours de préparation, travaille en ce sens à une meilleure prise en compte des pratiques de composition dans les processus éditoriaux contemporains (J. Blanc, à paraître).
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
fréquentation des documents est toujours présente au plus profond des « contenus » qui sont reformulés et ré-articulés entre les divers lieux dans lesquels ils s’écrivent. En ce sens, les formats opérés par l’informatique sur les pratiques d’écriture, d’édition et de lecture, agissent toujours, même quand leur visibilité se voit atténuée par la stabilisation des systèmes socio-techniques et de leurs modèles.
La relocalisation historique effectuée dans ce chapitre invite aussi à expérimenter d’autres configurations pour les rapports entre les pratiques de design et les pratiques d’édition dans le système de la communication scientifique. D’abord, relocalisée comme elle l’a été par cette partie, dans le souci de design de ménager un espace toujours ouvert entre le pensable et le possible, la dimension « sémantique » des dispositifs d’écriture qui seraient conçus pour les chercheurs me semble devoir être soigneusement limitée à une acception opérationnelle et éthique – au sens d’Alexander Galloway. Il ne s’agit pas, via la mise en place de technologies d’écriture « sémantiques », de concevoir la tâche des designers comme celle de préserver l’idéalité d’un sens qui serait pour ainsi dire produit une fois pour toutes depuis la source unique que serait le chercheur, ou comme celle de s’employer à la « mise en forme » d’une « matière » dénuée de toute qualité expressive. Il s’agit plutôt de construire des conditions sociales et techniques permettant de donner du sens à la chaîne de transformations qui opèrent les multiples métamorphoses des textes de recherche contemporains, en dialogue avec les trajectoires épistémologiques, méthodologiques et politiques des démarches de recherche elles-mêmes. Dans ce contexte, les pratiques de design pourraient s’attacher à travailler ces métamorphoses en les considérant comme l’occasion d’une variété de jeux de traduction, dont chacune des itérations devrait être l’expression d’un authentique acte d’écriture porteur de sens d’un point de vue épistémologique, méthodologique et politique.
Ainsi, en alternative à une mobilisation du design dans les collectifs de recherche comme une activité de présentation de contenus, il deviendrait alors pensable de travailler à développer le design des publications de recherche dans le sens d’une contribution à ce que l’on pourrait qualifier comme une poétique de la métamorphose documentaire, c’est-à-dire une pratique attentive aux qualités incidentes qui se déploient dans le
Le vacillement des formats
faire – soit la poiêsis – de chacune des transformations du texte de recherche contemporain et des multiples situations de provocation de sens dont elles sont l’occasion. Une poétique de la métamorphose documentaire aurait alors pour effet possible de questionner les rôles bien établis des différents acteurs humains – chercheurs, éditeurs, ingénieurs, typographes, lecteurs, etc. – et non-humains – formats de données, protocoles, et autres infrastructures – qui se jouent dans chacune des transactions qui produisent les documents-publications contemporains. Les formats de données ne seraient plus alors seulement l’enjeu de la communication optimale d’un « contenu » préalablement établi, mais seraient également l’occasion d’un jeu inventif et interprétatif avec les multiples médiations qui connectent la pratique de l’écriture, les pratiques de recherche et leurs publics.
En ce sens, après avoir regardé l’influence des formats techniques de la publication sur les pratiques d’écriture à travers les divers registres de performativité transactionnelle qu’impliquent les reformulations nomades des textes sous le régime de l’éditorialisation, il faut rappeler le caractère non-déterministe de ces mêmes formats : ils peuvent être convertis, échantillonnés, hybridés. S’ils permettent de faire persister une « donnée » à travers une multitude de transformations numériques, ils sont aussi l’instrument de la mise en jeu des textes dans le dialogue avec des pratiques diverses. En dialogue avec les tendances techniques de ces technologies, leur appropriation par les chercheurs est ainsi le lieu d’autres formes de traductions et de conversions, qui articulent cette fois-ci non plus l’écriture et l’édition, mais l’écriture et les pratiques de recherche.
Les pratiques d’écriture des chercheurs contribuent elles aussi à former des collectifs par la négociation de conventions relatives aux manières de communiquer et de mobiliser leur travail d’investigation dans l’écriture pour la publication. L’étude de cette dimension devrait permettre de se départir un peu plus encore d’un cadre d’analyse qui décrirait les chercheurs comme les sujets d’une série de déterminations dont ils n’auraient d’autres alternatives que de les subir ou de s’en émanciper. La suite de ce texte s’attache donc à interroger des situations
Chapitre 2. Modèles et performances du texte de recherche dans les formats de données éditoriales
d’expérimentation dans lesquelles la constitution des « données » de la recherche se confronte aux « données » de l’écriture ici étudiées, selon une logique d’articulation qui peut stabiliser des configurations sociales et épistémologiques inédites, mais aussi s’avérer génératrice de perturbations et de décalages. Le chapitre suivant vise en ce sens à qualifier comment l’articulation entre les pratiques d’écriture et les pratiques d’enquête dialoguent avec la formation des collectifs de recherche contemporains.

Figures

  • Figure 1 (p.). Pratiques logicielles des chercheures et chercheurs en SHS pour lʼécriture des publications.

    Source : étude par questionnaire « Innovations in Scholarly Communication » (2015-2016) pilotée par Bianca Kramer et Jeroen Bosman - https://101innovations.wordpress.com/.
  • Figure 2 (p.). Copie dʼécran d’une situation dʼécriture avec Postscript.

    Source : Logiciel en ligne PSViewer (https://ehubsoft.herokuapp.com/psviewer/).
  • Figure 3 (p.). Copie dʼécran dʼun fichier au format PDF lu avec le logiciel dʼédition textuelle Sublime Text.

  • Figure 4 (p.). Copie dʼécran d’une situation d’écriture avec LaTeX.

    Source : Logiciel en ligne ShareLaTeX (https://www.sharelatex.com).
  • Figure 5 (p.). Fragment du Oxford English Dictionnary rédigé selon le format SGML avec le logiciel LEXX (1985).

    Source : Wikipedia (https://en.wikipedia.org/wiki/Standard_Generalized_Markup_Language#/media/File:OED-LEXX-Bungler.jpg).
    Auteur : Hellix84 (utilisateur de Wikipedia).
    Image publiée sous licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 (CC BY-SA 3.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/)
  • Figure 6 (p.). Copie dʼécran dʼune situation d’écriture avec XML/TEI (logiciel sublime text).

    Source : https://www.sublimetext.com/.
  • Figure 7 (p.). Copie dʼécran dʼune situation d’écriture avec markdown.

    Source : Logiciel en ligne Dilinger (https://dillinger.io/).
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques

Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation
de collectifs socio-techniques

Sur le fond noir d’une page web ornée d’un cadre gris pâle, une voix fatiguée raconte l’histoire personnelle qui l’a conduite à participer au programme d’échange de seringues et de prévention du VIH d’un centre social à Oakland, en Californie. Alors que l’enregistrement audio se fait entendre via le son émis par la page, sa représentation sous les traits de ce qui ressemble à une « forme de signal sonore » bleutée tournoie à l’écran de manière hypnotique dans un lent mouvement de rotation. Elle est agrémentée de manière intermittente d’une série de mots qui flottent dans l’espace de la page, comme attirés magnétiquement par la forme de la voix. Ces mots traduisent des extraits marquants issus des transcriptions du témoignage en train d’être écouté, mais également des questions telles que « Quelle est la réalité de la démocratie ? ». Ces questions, une fois cliquées, laissent apparaître de courts textes en prose parfois agrémentés de réflexions qui mobilisent des références à des ouvrages de philosophie et d’anthropologie. Un clic sur la « forme de signal sonore », quant à lui, nous fait plonger dans ce qui semble être un noyau organique à la présence écrasante à l’écran. Cette seconde vue plus rapprochée, qui
Le vacillement des formats
dégage une impression de malaise claustrophobique, laisse voir les thèmes les plus intimes du témoignage, et permet notamment de connecter certains de ces thèmes à d’autres entretiens, et ainsi de naviguer de manière hypertextuelle dans la publication.

fig. 1 (p.)

La voix entendue et « vue » sur la page est celle de « Willie », cinquante ans, et nous sommes en train de lire « Blood Sugar »1, un « article » issu de la revue universitaire en ligne Vectors2. Ce dernier met en scène un corpus de vingt enregistrements audio issus d’une série d’entretiens effectués par l’universitaire, artiste et activiste Sharon Daniel. Selon les mots de son initiatrice, en nous laissant écouter l’histoire de « Willie » et d’autres visiteurs du centre social dans lequel elle a mené son enquête, Blood Sugar agit comme l’archive publique – public record – du public secret – secret public – (Daniel, 2011) que constituent les personnes dépendantes de drogues à injection dans la société américaine. 
Le rapport de Blood Sugar à la publication universitaire n’est pas sans provoquer une série de troubles vis-à-vis des modèles et des cadres qui structurent les collectifs de recherche. Une requête sur le moteur de recherche spécialisé Google Scholar3 nous confirme bien que Blood Sugar semble cité par plusieurs articles de revues savantes et autres ouvrages spécialisés. La pièce présente par ailleurs une introduction, une bibliographie, et plusieurs autres éléments péritextuels qui laissent voir son allégeance à certaines conventions éditoriales d’écriture reconnaissables en termes d’apparat critique et d’organisation. Et pourtant, selon l’une des publications de Sharon Daniel, Blood Sugar est un « documentaire de bases de données »4 (Daniel, 2012). Sur le site institutionnel de Vectors, cependant, il est aussi successivement nommé un « projet » et une « pièce » (Anderson, 2010). Sa figure principale – Sharon Daniel – n’est quant à elle pas non plus un descripteur stable pour tenter d’affilier – ou pas – Blood Sugar au champ de la publication universitaire. Professeure au département Film et médias numériques de l’Université de Californie à Santa Cruz, elle se définit, suivant les textes, comme une « érudite » (scholar), une « ethnographe » (Daniel, 2011), une « activiste »

Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
ou une « artiste » (Daniel, 2012). Chacune de ces étiquettes laisse qualifier différemment la contribution qu’elle serait amenée à proposer au système de la communication scientifique.
D’autre part, selon quelles modalités peut-on qualifier « d’auteure universitaire » celle qui serait à l’origine de la mise à disposition d’une série d’entretiens sous cette forme de mise en scène numérique et audiovisuelle ? Le modèle conventionnel de l’auteure universitaire comme productrice d’un discours original est en effet troublé par l’utilisation extensive de l’image, du son, et de l’interaction, et par la multiplicité des voix convoquées dans la pièce. Par ailleurs, dans ses reprises discursives du projet, Sharon Daniel explique à plusieurs occasions que sa stratégie consiste précisément à faire place pour les personnes et les groupes qu’elle met au centre de ses enquêtes, c’est-à-dire à fabriquer « des moyens, ou des outils qui vont induire les autres à parler pour eux-mêmes, et le contexte dans lequel ils seront écoutés »5 (Daniel, 2012, p. 217). En ce sens, elle insiste aussi sur la nécessité éthique de situer son propre point de vue à l’intérieur de la mise en scène proposée par Blood Sugar, dans laquelle elle intègre sa propre voix et propose des textes qui relatent l’histoire de sa propre « éducation transformatrice » (Daniel, 2012, p. 225). Via le geste de publication qu’elle propose, elle entend ainsi créer une zone de contact entre le public numérique de la revue universitaire Vectors et le public secret de son terrain d’enquête. En mobilisant le travail de Jacques Rancière pour définir la politique comme la force qui extirpe les corps de leurs lieux assignés (Rancière, 2000), elle défend alors que le document-publication issu de ce geste produit « un espace de ‹ dissensus › – non pas une critique, ou une protestation, mais une confrontation du statu quo avec ce qui n’est pas admis, qui est invisible, inaudible et différencié »6 (Daniel, 2011), soit un lieu de représentation (politique) à la composition hétérogène et aux voix multiples.
La question de qui parle – et de qui écrit – dans Blood Sugar n’est pas une question évidente. Au-delà de l’auteure Sharon Daniel, s’agit-il donc des personnes marginalisées enregistrées dans les matériaux audio ? Ou s’agit-il également du designer Erik Loyer, qui s’exprime sur la page du

5 Citation originale : « In this work, my role is that of a context-provider. I provide the means, or tools that will induce others to speak for themselves, and the context in which they may be heard. »6 Citation originale : « Through this form of practice, I appropriate Rancière’s formulation of politics and transpose it into the register of art, thus materializing a space of ‘dissensus’ – not a critique, or a protest, but a confrontation of the status quo with what it does not admit, what is invisible, inaudible and othered. »
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projet dans l’espace de la revue Vectors, racontant le cheminement et les déplacements multiples ayant menés à la réalisation de la pièce numérique et de sa perturbante expérience de lecture spatio-corporelle (Loyer, 2011) ? Ou serait-ce encore l’éditeur Steve Anderson, qui propose, dans son introduction à l’article sur le site de Vectors, d’interpréter la situation de lecture proposée comme celle d’une « injection » durant laquelle les visiteurs seraient pour ainsi dire amenés à pénétrer au plus profond des corps meurtris appelés à témoigner dans la pièce7 ? Par son discours – passage obligé pour quiconque tente d’accéder à la pièce par le truchement d’un moteur de recherche – l’éditeur participe aussi du format de lecture de l’article en proposant des clés d’interprétation et de navigation a priori. En ce sens, dans son texte introductif, on sent également une forme d’hésitation et d’inquiétude face aux « plaisirs viscéraux »8 (Anderson, 2010) provoqués, selon les mots de l’éditeur, par la publication. Son affirmation selon laquelle « le pouvoir des histoires individuelles […] empêche le projet de devenir un exercice de voyeurisme ou de tragédie fétichiste »9 peut alors être lue comme une proposition à vocation performative, peut-être autant destinée à convaincre son public qu’à se convaincre lui-même de l’authenticité et de la légitimité d’une telle publication, dans une situation de manque de repères et d’inconnu face à la réception d’un « article de revue » si singulier.
Blood Sugar n’est pourtant pas une publication de recherche complètement unique en son genre. Elle s’inscrit en effet dans le contexte d’une variété d’expérimentations survenues depuis le début du vingt-et-unième siècle, qui ont tenté de tirer parti des technologies numériques pour remettre en question la relation entre les modalités d’écriture et de publication d’une démarche de recherche et ses spécificités sur les plans épistémologiques, méthodologiques et politiques. À ce titre, les chercheurs en philosophie Christopher Long (Long, 2013) et en media studies Janneke Adema (Janneke Adema, 2018) ont proposé de qualifier de publications

7 « Users are invited to engage the project from the point of view of a surrogate for the needle that literally penetrates the surface of the skin, allowing them to delve more deeply and intimately into a given personʼs testimony. » (Anderson, 2010).8 Expression originale : « visceral pleasures »9 Citation originale : « At first, the visceral pleasures of the project – keywords that glide in elliptical orbits around a pulsing nucleus – may seem antithetical to the raw struggles for survival and dignity that characterize many of the testimonies. But it is the power of the individual stories that keeps the project from becoming an exercise in voyeurism or fetishized tragedy. »
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
performatives les documents-publications qui se présentent comme l’expression matérielle et l’incarnation de processus de recherche spécifiques. Dans de telles démarches de publication performative, ce sont à la fois les documents produits par le processus éditorial et les pratiques d’écriture elles-mêmes qui se voient simultanément travaillés en fonction de la démarche de recherche qu’ils accompagnent, et des matériaux avec lesquels ils dialoguent.
Il faut bien sûr rappeler, comme cela a été étudié dans le chapitre précédent, que toute publication est en un certain sens performative, dans la mesure où sa matérialité, c’est-à-dire l’articulation entre des propriétés physiques, des procédures mécaniques et techniques et des pratiques culturelles et sociales, « performe » continuellement certains modèles du texte, des institutions et des connaissances qui lui sont associées. Cependant, à travers des expérimentations conscientes d’une telle performativité telles que Blood Sugar, les modèles stabilisés de l’éditions scientifique et les cadres pratiques qui dialoguent avec le travail quotidien des chercheurs en SHS se voient tous deux défamiliarisés par leur perturbation, voire parfois remis en question et confrontés à des contre-propositions. La performativité impliquée par l’expérimentation de ces nouvelles manières d’écrire les publications des SHS – et donc, par voie de conséquence, de les lire, de les éditer, de les commenter, etc. – affecte alors, de proche en proche, une série étendue d’articulations, dont le document-publication est pour ainsi dire la trace ou la manifestation identifiable.
Les enjeux de la relation entre enquête, écriture et publication sont alors de quatre ordres : épistémologique, sémiotique, méthodologique, et enfin socio-politique. Sur le plan épistémologique, ils demandent de préciser la relation qui s’établit entre, d’une part, les modèles de la connaissance manipulés par les chercheurs, et, d’autre part, l’assemblage qui s’opère entre les multiples attaches empiriques du travail de recherche et l’activité singulière de l’écriture pour la publication. Dans quelle mesure les méthodes d’investigation et modes de justification épistémologique dialoguent-ils avec des conventions d’écriture ? Comment ces der-
Le vacillement des formats
nières, en retour, traitent-elles les attaches empiriques de tout travail de recherche, et plus particulièrement, la relation des documents-publications à ce qu’on appelle – suivant les divers collectifs des SHS – le « terrain », les « données », les « sources », les « documents », ou encore le « corpus » ? En ce sens, comment les conventions d’écriture dialoguent-elles avec les pratiques de recherche et d’enquête spécifiques à des objets, des approches méthodologiques et épistémologiques situées ? Et à l’inverse, comment des pratiques expérimentales dialoguent-t-elles avec les circuits de formation sociale établis par ces conventions ? Autrement dit, dans quelle mesure les formats-produits issus de chaque situation de publication de recherche dialoguent-ils avec les formats-cadres qui participent de l’institution des collectifs universitaires ?
Sur le plan sémiotique, l’appareillage technique singulier des démarches de publication performative et autres expérimentations d’écriture de la recherche questionne les pratiques que l’on peut considérer comme légitimes dans le cadre d’une publication de recherche. Comment qualifier des pratiques d’écriture qui mobilisent intimement la production d’image, de code, ou d’interactions ? Par extension, cet enjeu sémiotique interroge le rôle des pratiques de fabrication dans l’écriture de recherche, et donc le rôle méthodologique de la collaboration interdisciplinaire avec des artistes, designers et ingénieurs, dans l’élaboration de ces documents-publications. À ce titre, dans son commentaire de Blood Sugar, Sharon Daniel propose l’hypothèse selon laquelle, dans certains cas, « la conception d’interface constitue une forme ‹ d’argument › (comme l’écriture le fait pour un savant), et la navigation de l’utilisateur fonctionne comme une forme ‹ d’enquête › (une distillation et une traduction de la rencontre de recherche vécue par le documentariste) »10 (Daniel, 2012). Mais l’écriture se limite-t-elle à la catégorie unifiée à laquelle semble faire référence Daniel, quand elle l’oppose à la conception ? En quoi, par exemple, la constitution d’une interface numérique, et le code qui la sous-tend, n’est-elle pas également une forme d’écriture ? La question de la multimodalité, à savoir la remise en question du discours comme seule finalité légitime pour le travail d’écriture, pose ici un problème qui est à la fois sémiotique et méthodologique, car il implique

10 Citation originale : « The article explores how […] interface design constitutes a form of ‹ argument › (as writing does for a scholar), and user navigation functions as a form of ‹ enquiry › (a distillation and translation of the research encounter of the Documentary-maker). »
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
souvent la collaboration et la participation du chercheur avec des praticiens de techniques d’écriture variées – graphiques, computationnelles, parfois audiovisuelles, etc. Ce problème a enfin des implications sociales et politiques, parce qu’il a trait à l’acceptation de nouvelles conventions vis-à-vis les manières de lire et d’écrire les publications de recherche.
L’expérimentation de formats éditoriaux inédits perturbe le circuit social de tous les acteurs impliqués dans le geste de publication – lecteurs, éditeurs, évaluateurs, etc. – qui doivent reconnaître un document-publication comme relevant de leur expertise, préoccupation, ou attention. La déstabilisation des manières d’écrire induit en ce sens un vacillement dans ce qui fait public dans un collectif de recherche au sens – le public étant entendu dans un sens deweyien, c’est-à-dire comme la formation dynamique d’un collectif réuni par des préoccupations communes, mais également possiblement des intérêts divergents11. Comment s’articulent le travail d’enquête, le travail d’écriture, et la formation des publics qui découlent du geste de publication ? Comment des expérimentations sont-elles instituées en pratiques conventionnelles ? Comment des formats-produits – résultats d’une démarche spécifique et située – se transforment-ils en des formats-cadres – stabilisés et vecteurs de normes et d’habitudes – et quels sont les effets de cette transformation ?
Pour aborder ces questions, selon la démarche d’enquête en design de cette recherche qui articule pratiques matérielles et pratiques discursives, ce chapitre mobilise à la fois la fabrication d’un site (web) de documentation, de collection et de classification de cas existants, et un ensemble de propositions conceptuelles fabriquées à partir de ressources bibliographiques issues de plusieurs disciplines. D’une part, ce chapitre se fonde sur des travaux en sciences sociales qui ont étudié la relation entre écriture scientifique et pratiques de recherche. D’autre part, il mobilise les productions écrites des expérimentateurs de diverses formes de publication performative, notamment dans le champ des humanités numériques et des media studies anglo-saxonnes, centrales dans le corpus développé au cours de cette recherche.
Dans ce cadre, l’usage extensif de technologies numériques joue le rôle de point commun entre les différentes pratiques d’expérimentation étudiées à partir de la deuxième partie ce chapitre. Cependant, mon atten‑

11 Voir la troisième partie du chapitre 1 (p. ).
Le vacillement des formats
tion aux technologies numériques ne relève toujours pas d’une forme de déterminisme technologique qui verrait la tendance technique du numérique (Bachimont, 2010) comme le vecteur de nouvelles normes d’écriture et de publication. Au contraire, les technologies numériques sont au centre de mon attention parce qu’elles constituent un vecteur de déstabilisation révélateur vis-à-vis de la stabilisation et de la déstabilisation des formats d’écriture de l’enquête.
La première partie de ce chapitre vise à constituer des équipements conceptuels permettant de décrire les relations qui s’établissent entre pratiques d’écriture, pratiques d’enquête, et dynamiques de formation sociale à l’intérieur des collectifs de recherche. À l’opposé d’une approche qui voudrait définir « l’écriture des SHS » sur un mode généralisant, il s’agit plutôt de faire saillir des lignes de tension dans les manières d’écrire qui dialoguent avec les formats éditoriaux stabilisés. Pour ce faire, en tirant notamment parti de recherches en anthropologie des connaissances, en historiographie et en sociologie des sciences, je tente d’élaborer des équipements intellectuels permettant d’étudier comment des « formats d’écriture » se voient stabilisés et, en retour, comment ils deviennent les stabilisateurs de certaines manières d’écrire et de produire des énoncés jugés légitimesvéridiques et authentiques par un collectif de recherche donné.
La deuxième partie du chapitre vise à interroger les reconfigurations qui s’opèrent entre enquête et écriture lorsqu’elles impliquent une expérimentation sur les formats numériques de l’écriture en SHS. Pour ce faire, elle est fondée sur l’analyse d’un corpus d’études de cas d’expérimentations conduites entre 1999 et 2015. Dans ce contexte, il faut d’abord effectuer un point conceptuel sur la nécessité, pour une recherche en design, de requalifier les attaches empiriques de l’écriture de recherche sous l’appellation de matériaux plutôt que de « données ». Je présente ensuite le travail de collection et de fabrication que j’ai effectué afin de recenser et d’analyser ces expérimentations sous la forme d’un site web intitulé Studiolo12. Il s’agit alors d’analyser les motivations et les implications de telles expérimentations pour le statut de la publication vis-à-vis des pratiques de recherche, et la manière dont elles font vaciller les liens entre matériaux et écriture. Je reviens enfin sur la question de l’assemblage social opéré par l’expérimentation matérielle dans la publication, et

Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
les effets méthodologiques, politiques et épistémologiques d’une écriture collective et multimodale, à partir de l’histoire spécifique de la revue numérique américaine Vectors
La dernière partie de ce chapitre s’intéresse à la stabilisation des formats d’écriture expérimentaux et les dynamiques qui conduisent des collectifs de recherche à transformer des formats-produits en formats-cadres, c’est-à-dire à sédimenter des manières de faire dans des infrastructures humaines et techniques ainsi que des outils permettant de les reproduire plus facilement. À travers l’étude critique du modèle de ce que les acteurs étudiés nomment le « passage à l’échelle », il s’agit d’interroger la relation qui s’établit entre les pratiques de stabilisation matérielle des techniques d’écriture et leurs effets sur les dynamiques de formation sociale. Je veux décrire comment l’interaction entre fabrication et écriture en SHS conduit à la formation non-déterministe d’horizons de pratique qui sont à la fois épistémologiques, méthodologiques et politiques pour les collectifs de recherche.

Prouver et éprouver : formats d’écriture
et pratiques d’enquête dans les SHS

Les pratiques d’écriture qui conduisent à l’élaboration des documents-publications sont enchâssées dans un ensemble vaste et hétérogène de techniques de recherche qui connectent le métier de chercheur en SHS aux horizons éditoriaux de la publication. En ce sens, l’histoire des pratiques savantes et le champ de lʼanthropologie des connaissances ont précisément décrit comment les documents savants ont pu, dans plusieurs collectifs et à plusieurs époques, agir comme un « dispositif matériel participant directement à la production des savoirs » (Lefebvre, 2006). Dans ce cadre, même si les recherches en SHS se fondent sur une diversité extrêmement hétérogène de fondements épistémologiques, elles présentent toutes le point commun de reposer sur un travail empirique – se rendre sur un « terrain », étudier des « documents », fréquenter des « données », consulter des « sources » – qui se voit d’une manière ou d’une autre traduit dans la production de documents-publications. Ainsi que le formule l’historien Jean-François Bert :
Le vacillement des formats
Les textes des sciences humaines sont des constructions argumentatives qui tentent de tisser un lien plus ou moins fort entre des observations empiriques et des hypothèses théoriques, parfois à portée générale.  (Bert, 2014b)
Les liens ainsi créés entre le travail empirique du chercheur et les documents-publications qu’il écrit prennent alors un rôle très spécifique qui vise à transformer ses hypothèses en énoncés véridiques – la signification exacte d’un tel adjectif dépendant des fondements épistémologiques dans lesquels est ancrée sa recherche – et s’incarne dans des pratiques et des procédures particulières. En ce sens, l’historien Ivan Jablonka a nommé opérations de véridiction les processus qui permettent de conduire une telle transformation. Dans le cadre de son travail – limité aux seules sciences sociales, et concentré sur la discipline Histoire – ces dernières opérations relèvent par exemple de « la distanciation, qui permet de poser le problème ; l’enquête, par laquelle on collecte des sources ; la comparaison, qui dissipe l’illusion de l’unique ; la formulation-destruction d’hypothèses, grâce à des preuves » (Jablonka, 2017). La pratique de l’écriture agit alors comme l’activité de mise en œuvre de ces opérations, mais aussi de leur traduction progressive depuis la pratique privée de « l’écriture qui enquête » vers la pratique publique de « l’écriture qui publie ». C’est la manière d’opérer cette traduction qui définit une pratique d'écriture comme authentique, c’est-à-dire articulée de manière fidèle avec les pratiques empiriques sur lesquelles il repose.
Le caractère véridique et authentique d’un document-publication dépend également de son jugement comme légitime par un collectif donné, en fonction de certains critères sociaux. Par exemple, l’épistémologue Jean-Pierre Berthelot a en ce sens proposé de décrire le texte « scientifique » comme la conjonction d’un ensemble de critères normatifs de nature épistémologique, sociale et éditoriale – « une intention de connaissance explicite de l’auteur, un apport de connaissance reconnu par une communauté savante, l’inscription dans un espace de publication identifiable comme ‹ scientifique › » (Berthelot, 2003b, p. 33). Ces critères permettent à un texte d’être légitimé comme un texte savant propre à
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
exister dans le champ de la publication de la recherche, mais ils ne sont pas les seuls. En effet, le type d’opérations de véridiction propre à chaque collectif de recherche se traduit aussi par des manières d’écrire spécifiques qui instituent différemment une publication comme légitime. En ce sens, les SHS sont régies par des régimes d’écriture divergents qui façonnent et renforcent les partages qui les constituent comme un ensemble hétérogène et « fractal »13. L’adoption d’une manière d’écrire pour produire un document-publication relève ainsi d’une prise de position épistémologique et sociale dont il s’agit de qualifier les modalités et les effets.

De l’écriture qui enquête à l’écriture qui publie

Dans le « règne composite » de l’atelier des chercheurs (Waquet, 2015, pp. 165‑207), le travail d’écriture qui préside à la fabrication des documents-publications est une pratique qui mobilise des opérations, des formes et des conventions particulières qui varient suivant les collectifs et les individus. Ainsi que l’a montré Jean-François Bert, il implique « des opérations complexes comme la copie, le listage, le fichage, la rédaction, la correction, la schématisation, le résumé ou la vulgarisation » et demande de « réfléchir […] à la manière dont un auteur construit son argumentation avec l’aide ou non des références qu’il a glanées au fil de ses lectures » (Bert, 2014a). Le sociologue Pierre Achard a, quant à lui, montré comment les sciences humaines et sociales pouvaient déployer un vaste registre de pratiques d’écriture articulant dimensions privées et publiques de la recherche à travers une variété de « formes intermédiaires » (Achard, 1994). Ces « formes intermédiaires » participent alors du patient travail de stabilisation de l’écrit propre à la publication. Les sociologues Jérome Denis et David Pontille parlent en ce sens « d’étapes graphiques de l’enquête » pour désigner les relations qui s’établissent entre les opérations d’inscription relatives à la conduite de la recherche et le texte finalement proposé en tant que « manuscrit » (Denis & Pontille, 2002) par le chercheur à ses partenaires éditoriaux.
La relation entre les pratiques diverses d’écriture attachées au travail de recherche et celle, spécifique, de l’écriture pour la publication, se présente donc celle d’une série continue et ininterrompue de transforma‑

Le vacillement des formats
tions. Pour Jean-Michel Berthelot, le travail d’écriture du texte scientifique est l’expression d’une dynamique de transformation entre des langages successifs visant à approcher ce qu’il nomme « le X de la recherche », soit une inconnue au degré de définition progressif. L’objet de la recherche se donne d’abord dans un langage particulier – ce que Berthelot nomme le « langage de donation » (Berthelot, 2004) pour qualifier, par exemple, la parole d’un enquêté, les formulations d’un document d’archive ou les expressions employées sur un terrain14. Ce langage de donation est alors transformé en un « langage d’analyse » utilisé par le chercheur pour raisonner de manière privée à son propos, puis finalement en un « langage d’exposition », aux enjeux plus rhétoriques et argumentatifs, qui régit l’écriture du texte destiné à la publication.
De la même manière, Francis Affergan, dans « La fabrique du texte ethnologique » (Affergan, 2003), nous offre un point de comparaison entre ces opérations de transformation et le statut du texte. En effet pour ce dernier, l’attention apportée à la question de lʼaltérité dans une discipline telle que l’ethnologie rend particulièrement visible le fait que « le processus de construction et de reconstruction des objets du savoir subit en permanence des interactions qui les transforment, les réorganisent et les schématisent afin de leur allouer l’aptitude à une connaissance nécessairement limitée par le langage et par la finitude de la raison » (Affergan, 2003, pp. 107‑108). Des pratiques textuelles telles que celle de la description restituent bien ici l’action transformatrice de l’écriture destinée à la publication, dans la mesure où elles invitent à se déprendre de l’immédiateté et de l’irréversibilité de l’expérience vécue des pratiques empiriques pour ménager un « espace d’itération et de réitération nécessaire à la reprise du sens, que la propriété non réversible de la temporalité de terrain n’autoriserait pas » (Affergan, 2003, p. 109). L’écriture est alors le lieu d’une transformation, mais également celui d’une mise en relation entre le « moi qui a vécu » et le « moi qui retranscrit, postérieurement, ce premier vécu ». 
Le travail de recherche se présente ainsi comme celui d’une légitimation simultanée – parfois réciproque, parfois conflictuelle – entre la preuve et l’épreuve constituée par le témoignage des pratiques de re-

14 On remarquera qu’une telle approche ancre l’ensemble du processus de recherche dans une dynamique exclusivement articulée par le langage parlé et écrit. Les parties suivantes décrivent des expérimentations numériques aux prises avec ce présupposé.
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cherche dans le travail d’écriture. La légitimation de la preuve consiste à témoigner du fait que « j’y étais et donc je l’ai constaté de première main », alors que celle de l’épreuve repose sur le fait que « j’y étais et donc je l’ai vécu à la première personne ». L’opération de véridiction effectuée par ces deux formes de témoignage mobilise alors des fonctions différentes pour la pratique de l’écrit, et la présence du « terrain » dans le texte est possiblement source de divergence entre les collectifs de recherche.
En ce sens, l’appréciation de la légitimité d’une opération de véridiction, et de sa matérialisation dans le document-publication, ne va pas de soi. Francis Affergan propose de nommer les propriétés d’un texte comme les « conditions auxquelles [ce texte] est contraint de satisfaire pour être identifiable comme [un texte ethnologique], et non pas comme un texte sociologique ou historique » (Affergan, 2003, p. 112). C’est ainsi que les manières d’écrire ne conditionnent pas seulement des manières diversifiées de produire des publications jugées comme véridiques dans les SHS, mais qu’elles provoquent également des dynamiques de formation sociale via la réception – ou le rejet – de leur manière de justifier d’une écriture authentique. Dans la mesure où, comme l’ont proposé David Pontille et Jérôme Denis, « la mise en forme textuelle cadre les modalités d’accès aux actes interprétatifs et à leurs fondements empiriques » (Denis & Pontille, 2002, p. 9), il s’agit maintenant d’étudier comment ce cadrage s’opère dans l’histoire des pratiques d’écriture savantes, afin de pouvoir par la suite en dériver des équipements conceptuels pour l’étude de cas contemporains.

Les partages graphiques des collectifs de recherche : figures, notes, plans et formats d’écriture

Les opérations de véridiction qui lient la preuve et l’épreuve du travail de recherche dans le travail d’écriture pour la publication se traduisent dans des différences de manière d’écrire. Ces différences opèrent des partages dans la mesure où elles constituent des collectifs qui reconnaissent des manières distinctes d’écrire des publications véridiques
Le vacillement des formats
du point de vue de certains présupposés épistémologiques, et authentiques dans leur manière de tisser des liens entre leurs pratiques de recherches et les documents publiés. Ce faisant, elles constituent des communautés qui partagent des manières d’écrire reconnaissables tout en se partageant en une multitude de sous-communautés archipellaires. Ce partage par l’écrit, ou partage graphique, s’opère alors selon au moins deux modes : d’une part, par l’usage ou le non-usage de certaines techniques d’écriture reconnaissables ; d’autre part, par des usages différenciés de la même technique textuelle. Il s’agit donc d’en passer en revue quelques exemples dans l’histoire des SHS afin de pouvoir par la suite reconnaître de nouveaux partages de ce genre dans des objets d’étude moins stabilisés.
L’usage de certaines techniques d’écriture comme mode de reconnaissance se retrouve par exemple dans la mobilisation des « figures », « graphiques » et autres éléments « non textuels » convoqués à l’intérieur des textes en tant que preuves et qu’épreuves des opérations de véridiction via le travail d’écriture. À ce titre, la sociologue Patricia Vannier, en étudiant les pratiques de publication du Centre d’Études Sociologiques à la sortie de la deuxième guerre mondiale (Vannier, 2003), a montré comment les pratiques textuelles de la sociologie française avaient pu progressivement muter en direction d’une « scientifisation » progressive inspirée des sociologies américaines. Cette mutation depuis des traditions essentiellement philosophiques et littéraires vers des approches faisant davantage de place au travail empirique, et notamment à la quantification, s’observe ainsi dans l’augmentation des références bibliographiques et des notes de bas de page, mais également dans l’apparition progressive des « figures » (Vannier, 2003, pp. 234‑245). Ces nouvelles pratiques d’écriture renforcent et précisent la revendication progressive de nouveaux paradigmes méthodologiques et épistémologiques au sein de la discipline sociologique en France.
Les indices des partages graphiques opérés par des manières d’écrire partagées se retrouvent également dans des usages concurrents d’une même technique d’écriture, ainsi que le montre l’exemple de la note de bas de page en Histoire. Dans Les origines tragiques de l’érudition (Graf-
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ton, 1998), l’historien Anthony Grafton décrit en effet comment la technique graphique – et éditoriale – de la note a pu fortement structurer l’histoire de la discipline historique au fil du temps. Dans ce cadre, l’histoire de la discipline se présente au premier abord comme indissociable d’un investissement progressif de la note dans le sens d’une « scientifisation » des écrits historiques et l’appel de plus en plus systématique des sources utilisées pour produire telle ou telle affirmation, au point que « tout ouvrage d’histoire sérieux dut désormais prendre la mer sur une carène cuirassée et imprenable. » (Grafton, 1998, p. 53) et qu’au XIXème siècle « les notes perdent le rôle, éminent, du chœur tragique, pour jouer celui, ingrat, d’un peuple d’ouvriers dans une usine immense et sale » (Grafton, 1998, p. 171). Dans son analyse fine des usages de la note, Anthony Grafton révèle cependant que cette dernière n’est pas qu’un mode de légitimation épistémologique mais implique une diversité de pratiques d’ordre social permettant au chercheur d’interagir avec ses pairs et de moduler de diverses manières son rapport aux « sources » qu’il mobilise : attaques et commentaires des pairs, démonstration de probité, hommages et alliances implicites, ou encore digressions à valeur anecdotique, etc. Par ailleurs, la restitution fine des débats et des nuances à l’œuvre autour des usages de la technique de la note révèle en fait une diversité d’articulations entre le récit historique et les notes qui le « soutiennent ». Le rapport entre l’épreuve (littéraire) du récit historique et la preuve (scientifique) de la « source » qui se joue dans la note de bas de page se voit donc négocié de manière diversifiée et hétérogène à l’intérieur d’une même discipline, et contribue à en dessiner des nuances, des bifurcations et des points de dissensus15. Les implications épistémologiques et méthodologiques des manières de s’approprier cette technique d’écriture conduisent à des dynamiques de partage à l’intérieur du « collectif Histoire » pour le redessiner comme un collectif plus hétérogène qu’il ne paraît au premier abord.
Un dernier exemple des partages graphiques opérés par les manières d’écrire les SHS peut enfin se retrouver dans l’organisation des textes et la récurrence de caractéristiques stylistiques, qui dénote parfois des références à différentes procédures normalisées de validation de lʼauthenti-

15 Les textes d’historiographie ou d’histoire des SHS en général, tels que celui de Grafton provoquent d’ailleurs un effet récursif qui renforce ou redouble ce travail de partage. Ainsi, en affirmant, à la fin de son ouvrage, que la spécificité de l’histoire moderne se retrouve dans sa capacité à transcrire sous une forme littéraire cohérente à la fois la dimension d’investigation et la dimension narrative de l’histoire (Grafton, 1998, p. 174), il opère lui-même un nouveau partage dans la discipline en explicitant une convention d’écriture pour son usage.
Le vacillement des formats
cité dʼune contribution de recherche. À ce titre, le sociologue des sciences David Pontille a notamment étudié l’utilisation de modes d’organisation normés des textes dans la discipline sociologique, comme par exemple celle du format IMRAD – pour « Introduction, Méthodes, Recherches, Analyses, Discussion » (Pontille, 2007). Dans ce cadre, la référence à une organisation textuelle normée jouent le rôle de référence à des formes d’authentification relevant des sciences de la nature et des sciences expérimentales. Elle est, par ailleurs, généralement corrélée à des caractéristiques stylistiques spécifiques, notamment vis-à-vis de la place de l’énonciateur dans le texte – son effacement, par exemple sous la forme de tournures passives ou de l’usage du « nous » universitaire (Pontille, 2007). Il a en ce sens constaté, pour le cas de la sociologie, l’expression de plusieurs manières d’écrire identifiables qui dessinent des positions épistémologiques différenciées à l’intérieur de la discipline. D’un côté, certaines publications semblent s’inscrire dans un « régime herméneutique » de l’écriture qui entend justifier de son authenticité via le travail sur la forme même de sa textualité – tournure des phrases, enchaînements logiques, style d’écriture spécifique, etc. D’un autre côté, d’autres semblent obéir à un « régime expérimental » qui entend le texte comme un « simple compte rendu » des investigations empiriques (Pontille, 2003, §20). Ainsi, à travers les régimes « herméneutique » et « empirique » de l’écriture sociologique, des conceptions concurrentes du statut épistémologique du texte – mais également des conceptions différentes de ce qu’est une connaissance légitime pour la sociologie – se reconnaissent dans les manières de lier les pratiques empiriques de l’enquête avec celles de l’écriture de recherche.
Le concept de format d’écriture proposé par David Pontille se présente alors comme un descripteur pertinent pour désigner l’ensemble des formats qui participent de « lʼagencement des éléments textuels, de la structuration du raisonnement, et de la définition des frontières dʼun monde scientifique » (Pontille, 2003, §3). Un format d’écriture se situe en ce sens dans lʼarticulation entre des procédures graphiques et littéraires, des opérations de raisonnement et de véridiction particulières, et les dynamiques institutionnelles et sociales qui se forment autour de l’association de ces deux aspects, qui agit comme « un ‹ programme d’action ›, un
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script reliant par des conventions un réseau de personnes, d’objets, de textes et d’institutions dans lequel il a été produit et dans lequel il est supposé avoir des effets sur le monde » (Pontille, 2007, p. 4). Un format d’écriture est ainsi, pour Pontille, un acteur pour la stabilisation de « mondes scientifiques » qui associent des hypothèses épistémologiques, des méthodes d’enquête, et des manières d’écrire communes. Son action est en ce sens décrite comme un « travail des frontières » dans le sens où l’alignement de modalités de véridiction (dimension épistémologique), de formation sociale (dimension socio-politique) et de matérialisation (dimension esthétique et poétique) du texte de recherche opéré par un format d’écriture s’effectue toujours sur un registre temporaire, partiel et composite, qui travaille les dynamiques de démarcation épistémologique entre les chercheurs et les relations entre leurs pratiques sans jamais les figer complètement.
Les formats d’écriture ne sont jamais des acteurs entièrement stables et exclusifs. En effet, comme tous formats, ils sont toujours soumis à la possibilité de la combinaison, de la traduction, ou de la conversion. Par ailleurs, ainsi que l’avancent Denis et Pontille, « si l’écriture est un acte interprétatif majeur, faire varier les formats et les styles au sein d’un même texte (ou d’un texte à l’autre) peut être un moyen d’enrichir le processus de compréhension » puisque « la diversité des mises en ordre d’éléments théoriques et empiriques, surtout lorsqu’ils sont nombreux et hétérogènes, permet en effet de préserver une part de la complexité de l’objet d’étude » (Denis & Pontille, 2002). En ce sens, toute démarche de publication pour la recherche se voit constamment mise en tension entre la spécificité de ses objets, questions et autres arguments, et les formats d’écriture avec lesquels elle dialogue inévitablement.
Dans le contexte du développement des technologies numériques, les formats d’écriture, développés lors de la rencontre entre une multitude de démarches d’enquête, et de nouvelles techniques scripturales, se multiplient et s’hybrident selon des combinatoires dont il est impossible d’épuiser l’énumération. Cependant, on peut interroger la manière dont dialoguent certaines expérimentations d’écriture numérique de l’enquête avec les dynamiques de formation sociale qui constituent les collectifs de recherche en SHS contemporains.
Le vacillement des formats

Pratiques expérimentales et déstabilisation
des formats d’écriture de l’enquête dans
la publication numérique des SHS

Le développement des technologies numériques offre l’occasion d’une remise en question des pratiques d’écriture normalement associées à la publication. Ces dernières ouvrent en effet la possibilité de nouvelles manières de mobiliser les traces des pratiques de recherche, de mettre en scène une écriture qui se veut plus hybride – constituée par la langue et par l’image, mais également par le code, par le son, ou l’image animée – et de distribuer différemment les pratiques d’écriture entre écrivains et lecteurs des documents-publications. Cette situation conduit à l’élaboration de formats-produits spécifiques à de nombreux égards, qui mettent en œuvre des manières non-conventionnelles d’écrire et de lire les documents-publications. Ces spécificités sont parfois liées aux questions, arguments ou matériaux qu’implique une recherche en particulier. Ce faisant, l’écriture de l’enquête conduit parfois à des démarches d’expérimentation qui agissent sur les conventions de la publication de recherche en proposant des versions alternatives à ces dernières : en cela, ces expérimentations sont performatives. Quels sont alors les régimes d’écriture impliqués par ces pratiques expérimentales ? Comment dialoguent-elles avec des formats d’écriture plus répandus, de manière à justifier de leur légitimité ? Et comment s’institutionnalisent-elles (ou non) sous des formes à leur tour reconnaissables ?
Cette partie a pour objectif d’interroger les reconfigurations qui s’opèrent dans les relations entre enquête et écriture quand ces dernières se voient mobilisées par des pratiques d’expérimentation matérielle aux prises avec les tendances, les possibilités et les contraintes des technologies numériques. De manière corollaire, elle invite également à interroger le rôle de la collaboration interdisciplinaire – notamment entre des chercheurs en SHS, des ingénieurs, des designers et des artistes – dans la constitution de formats-produits spécifiques aux recherches dont ils effectuent la publication.
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
En ce sens, une grande partie des expérimentations de publication performative en SHS qui furent conduites depuis le développement des technologies numériques s’inscrit dans les traditions et les reprises d’expérimentations antérieures survenues dans les mondes de l’Art et du Design, ainsi qu’à l’intérieur de certaines communautés historiquement stabilisées des SHS. Concernant les filiations de ces expérimentations avec le monde de l’Art, Gary Hall et Janneke Adema (Janneke Adema & Hall, 2013) ont retracé les multiples contributions et continuations de la tradition du livre d’artiste dans les initiatives d’éditions dirigées par des chercheurs (scholar-led publishing) qui tentent de reformuler les pratiques de publication universitaire en contexte numérique sous la forme d’un accès ouvert radical entendant la question de l’accès ouvert aux écrits de recherche en SHS « moins comme un projet et un modèle à mettre en œuvre, et plus comme un processus de lutte continue et de résistance critique »16 (Janneke Adema & Hall, 2013, p. 28). Ils s’inscrivent ainsi dans la continuité des recherches et des initiatives éditoriales portant sur les pratiques du livre d’artiste17 et leur capacité à reconfigurer à la fois les rapports entre les pratiques artistiques et leurs publics ainsi que le caractère démocratique des formes livresques (Brogowski, 2010/2016).
Ces expérimentations s’ancrent également dans l’histoire de la littérature numérique et de ses multiples expérimentations. En ce sens, ils trouvent des précédents dans ce que Katherine Hayles a appelé les technotextesc’est-à-dire des travaux littéraires qui interrogent les technologies d’inscriptions qui les produisent, et qui incarnent les concepts critiques qui les portent dans leurs modes de fonctionnement et d’inscription matérielle (Hayles, 2002, p. 140). Hayles a par ailleurs été l’une des actrices de la traduction de ces expérimentations sous la forme de ce qu’elle a appelé la « critique multimédia », à savoir un type d’écriture savante qui « utilise lui-même les ressources du multimédia pour

16 Citation originale : « With this idea of providing a radical challenge to the current scholarly communication system in mind, and drawing once again on the brief history of artists’ books as presented above, might it not be helpful to think of open access less as a project and model to be implemented, and more as a process of continuous struggle and critical resistance ? »17 Comme par exemple celles des éditions Incertain Sens, nées dans le contexte universitaire des recherches sur le livre d’artiste à l’Université Rennes 2 (« Éditions Incertain Sens », 2000).
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construire des arguments, présenter des preuves, et réaliser des conclusions »18 (Hayles, 2005a) comme on le verra plus en détail dans la suite de ce chapitre.
Ces expérimentations trouvent par ailleurs des précédents à l’intérieur de certains collectifs de recherche, et notamment dans l’histoire du film ethnographique puis de l’anthropologie visuelle et filmique. Cette dernière, depuis les travaux fondateurs d’ethnologues comme Jean Rouch, a consisté à interroger les relations de co-définition entre « l’homme filmable – susceptible d’être filmé – mais également celle de l’homme filmé, tel qu’il apparaît mis en scène par le film » et ainsi « expérimenter eux-mêmes de nouveaux instruments et procédés de mise en scène du réel » (France, 2000, p. 7). De telles traditions participent de la tradition expérimentale d’une « écriture alternative des sciences sociales » très vivace aujourd’hui dans le champ des sciences sociales (« lisatemp », 2019) et reconfigurée par les moyens numériques d’écriture audiovisuelle.
Les expérimentations en publication performative s’ancrent enfin dans l’histoire du design éditorial et de la typographie, comme en témoignent par exemple les jeux de traductions entre le théoricien de la communication Marshall McLuhan et le designer Quentin Di Fiore à l’œuvre dans l’ouvrage The medium is the massage (McLuhan & Fiore, 1967/2005). Les continuations de ces différentes histoires se manifestent notamment dans l’introduction de designers et d’artistes dans les collectifs de recherche en SHS contemporains tels que les laboratoires d’humanités numériques et autre medialabs.
Une analyse des démarches de publication performative de l’écriture de l’enquête demande d’abord de requalifier dans les termes d’une enquête en design les enjeux d’une expérimentation sur les manières de lier écriture et enquête. En ce sens, il faut dans un premier temps effectuer un point conceptuel sur la nécessité, pour une recherche en design, de requalifier les attaches empiriques de l’écriture de recherche sous l’appellation de matériaux plutôt que de « données », terme qui semble s’impo-

18 Citation originale : « One of the frontiers of contemporary cultural and literary studies is multimedia criticism – that is, not criticism of multimedia works but rather criticism that itself uses the resources of multimedia to construct arguments, present evidence, and enact conclusions. »
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ser dans la plupart des discours qui tentent de qualifier l’influence des technologies numériques sur la relation écriture-enquête. Je présente ensuite un travail de collection et de fabrication que j’ai effectué afin d’effectuer une catégorisation critique de quelques expérimentations de publication performative existantes rencontrées durant cette recherche, sous la forme d’un site web interprétatif. Il s’agit d’analyser les implications de telles expérimentations pour le statut de la publication dans les pratiques de recherche, et la manière dont elles font vaciller les liens entre « matériaux » et « écriture ». Sur cette base, je reviens enfin sur la question de l’assemblage social opéré par l’expérimentation matérielle dans la publication et les formats d’écriture qu’il produit. Pour ce faire, je propose une analyse des effets méthodologiques, politiques et épistémologiques d’une écriture collective et interdisciplinaire, à partir de l’histoire spécifique de la revue numérique américaine Vectors

Des données aux matériaux de recherche : requalifier les attaches empiriques de l’écriture numérique
des SHS

Les attaches empiriques du travail d’enquête en SHS sont aussi variées que les disciplines, les questions et les objets que les chercheurs peuvent mobiliser. Suivant ces derniers, la remontée des « données » depuis le « terrain », le travail des « sources » dans les « archives », les « documents » récupérés depuis « l’atelier », constituent une variété de relations qui engagent à une variété de manières d’écrire et de négocier la performance de la recherche dans l’écriture du document-publication. Afin de travailler avec un vocabulaire cohérent avec une démarche qui s’intéresse aux tensions entre la spécificité des recherches et les conventions avec lesquelles elles dialoguent, il est donc nécessaire d’interroger la manière dont je me réfère aux attaches empiriques du travail de recherche du point de vue de l’écriture. Ma stratégie, à travers ce choix de vocabulaire, consiste à insister sur la spécificité du travail d’écriture du recherche comme pratique intrinsèquement expérimentale afin de pouvoir en étudier la mise en tension par la stabilisation des formats d’écriture numérique.
Le vacillement des formats
Dans le contexte de diffusion de l’informatique et de ces concepts, les différentes formes de mobilisation des pratiques de recherche semblent de plus en plus désignées – du moins de manière croissante dans le langage courant – sous le concept de « données ». Le terme de « données » prend une signification méthodologique précise dans des disciplines identifiées telles que la sociologie ou l’anthropologie : l’utiliser pour désigner les attaches empiriques des SHS en général pose alors le risque d’imposer certaines perspectives épistémologiques à l’ensemble des travaux observés. Par ailleurs, la notion de « donnée » telle qu’elle est manipulée dans les systèmes informatisés19, entretient nécessairement une ambigüité avec les différentes formes de « donation » auxquelles font face les diverses démarches de recherche en sciences humaines et sociales. Enfin, le terme de « données de recherche » entretient une confusion avec la question des « données de la recherche » qui se présentent comme une problématique d’ordre davantage institutionnel et infrastructurel20. Les différentes acceptions du terme de « données » dans les pratiques attachées à la publication en SHS posent donc un premier problème.
Les « données » posent ensuite un problème de confusion d’un point de vue épistémologique dans la mesure où elles appellent à une requalification de la mobilisation des pratiques de recherche dans l’écriture d’un point de vue poétique et rhétorique. En ce sens, l’historien D. Rosenberg a étudié lʼévolution du sens du mot « data » dans la pensée anglophone au 18ème siècle, afin de comprendre ses connotations contemporaines dans le contexte des technologies numériques. Il propose une distinction du terme vis-à-vis des notions de fact (fait) ou d’evidence (preuve, témoignage, marque) qui traduisent des fonctions sémantiques différentes (Rosenberg, 2013). Lʼauteur observe que le 18ème siècle a été témoin dʼun glissement de connotation pour le terme, qui au début du siècle signifiait « faits donnés et au-delà de tout questionnement » (principalement dans le cadre de la théologie, et des mathématiques – « étant donné un nombre X... »), vers des « faits déterminés par des expériences, expérimenta-

19 Voir le chapitre 2 (p. ).20 Ainsi, selon lʼOCDE, « Les données de la recherche sont définies comme des enregistrements factuels (chiffres, textes, images et sons), qui sont utilisés comme sources principales pour la recherche scientifique et sont généralement reconnus par la communauté scientifique comme nécessaires pour valider les résultats de la recherche. » (Pilat & Fukasaku, 2007).
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
tions ou collection ». Ainsi le terme de données ne désigne plus un présupposé incontestable mais le résultat dʼexpériences. Cela dit, dans les deux cas, lʼauteur souligne la nature rhétorique du concept de donnée, dans la mesure où ce dernier nʼa jamais eu aucune prétention ontologique (décrire ce qui est vraiment comme c’est le cas d’un fait) ou épistémologique (décrire ce qui nous permet de savoir comme c’est le cas d’un indice) mais a toujours été, jusque récemment, employé dans un contexte argumentatif. Les données seraient donc les éléments rhétoriques qui nous permettent de fabriquer une interprétation, plutôt que l’instrument d’un accès direct à un monde donné et immuable.
Par ailleurs, les « données » de recherche sont choisies et mobilisées dans la perspective d’une activité interprétative déterminée, et leur « donation » est en ce sens problématique pour décrire des activités de SHS. Dans une analyse sur les implications épistémologiques d’un travail sur les interfaces numériques dans le champ des sciences humaines et autres humanités, Johanna Drucker fait référence au terme de capta21 pour désigner le caractère construit et incarné des situations qui produisent des expériences interprétatives dans le cadre du contact entre chercheurs et interfaces. Ainsi que le soutient Drucker, « les différences dans les racines étymologiques des termes data et capta rendent claire la distinction entre approches constructivistes et réalistes » en indiquant que « le savoir est construit, pris, pas simplement donné comme une représentation naturelle du fait préexistant »22 (Johanna Drucker, 2011). Si toutes les démarches des SHS ne s’inscrivent pas dans une telle approche de « la connaissance comme interprétation déformante » (J. J. McGann,

21 Il est à noter que ce terme semble avoir été formulé une première fois dans le champ des sciences de l’information par Checkland & Howell pour désigner, de manière peut-être moins radicale, les données sélectionnées par un utilisateur dans le cadre d’un processus informationnel : « Any and every information system can always be thought of as entailing a pair of systems, one a system which is served (the people taking the action), the other a system that does the serving [i.e., the processing of selected data (capta) relevant to people undertaking purposeful action].’ » (Holwell & Checkland, 1997, pp. 110‑111).22 Citation originale : « To overturn the assumptions that structure conventions acquired from other domains requires that we re-examine the intellectual foundations of digital humanities, putting techniques of graphical display on a foundation that is humanistic at its base. This requires first and foremost that we reconceive all data as capta. Differences in the etymological roots of the terms data and capta make the distinction between constructivist and realist approaches clear. Capta is « taken » actively while data is assumed to be a « given » able to be recorded and observed. From this distinction, a world of differences arises. Humanistic inquiry acknowledges the situated, partial, and constitutive character of knowledge production, the recognition that knowledge is constructed, taken, not simply given as a natural representation of pre-existing fact. »
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1991), la critique de Drucker n’en révèle pas moins le caractère problématique du concept de données.
Les « données » sont enfin bien mal nommées dans la mesure où elles sont toujours intégrées dans les circuits et les chaînes d’opérations qui transforment les pratiques d’enquête en pratiques d’écriture, puis de publication. À ce titre, dans le champ de la sociologie des sciences, Bruno Latour a proposé dans plusieurs de ses travaux de désigner ce qui vient des pratiques de recherche comme des « obtenues » ou des « sublata »23, plutôt que des données. Il insiste ainsi sur le processus de référence qui lie des pratiques de recherche avec des pratiques d’écriture (pour la plupart des cas de recherche étudiés par cet auteur, en sciences de la nature). Le concept de données agit donc comme une forme d’invisibilisation de la nature processuelle du travail de transformation de l’écriture pour la publication.
Pour décrire de manière préférable ce qui se joue dans la convocation des éléments empiriques de l’enquête dans l’écriture des SHS, je propose d’utiliser le concept de matériau. En considérant les différents éléments issus de l’enquête en SHS comme des matériaux plutôt que comme des « données » – ou des sources, ou des documents – il s’agit alors de considérer les pratiques d’écriture comme un processus de croissance mutuelle entre les écrivains et les différentes traces issus de leurs pratiques de recherche. Pour Tim Ingold, la définition d’un objet comme un matériau relève d’abord d’une perspective relationnelle – par exemple, considérer des ustensiles de cuisines comme des objets quand il s’agit de les déplacer, mais comme des matériaux quand il s’agit de faire la cuisine (Ingold, 2013/2017, pp. 55‑56). L’appellation des éléments issus du travail de recherche permet ainsi d’« avoir une lecture longitudinale de la fabrication comme une rencontre de forces et de matériaux » (Ingold, 2016) qui permet de considérer le travail d’écriture pour la publication comme « un processus morphogénétique » plutôt que comme « l’exploitation de données » ou « la représentation de résultats » par une technique d’écriture ou une autre. Au « x de la recherche » théorisé par Jean-Michel

23 Terme désignant une notion d’élévation : « Et bien plus tard nous retrouverons dans lʼarticle publié, sur le papier glacé, les données obtenues… Des données? disons plutôt des « obtenues » ; des data ? non des sublata. » (Latour & Hermant, 1998).
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Berthelot comme l’horizon des opérations de traduction de l’écriture en SHS (Berthelot, 2004), répond alors l’énigme des matériaux qui invitent à penser le travail d’écriture comme un dialogue à la finalité ouverte :
Les matériaux sont ineffables. Ils ne peuvent être épinglés par des concepts ou des catégories établis. Décrire un quelconque matériau, c’est se confronter à une énigme dont la clé ne peut être découverte qu’à travers l’observation et la relation active avec ce qui est là. L’énigme donne au matériau une voix et lui permet de dire sa propre histoire : c’est à nous, alors, de nous mettre à l’écoute des indices qu’il nous offre et de découvrir ce qu’il nous raconte.  (Ingold, 2013/2017, p. 80)
Considérer la présence des attaches empiriques de l’enquête dans l’écriture sur le registre de matériaux plutôt que de données correspond bien à une approche de la publication comme démarche fondamentalement performative. En effet, il s’agit de s’inscrire dans une approche de l’écriture qui l’entend comme un faire plutôt que comme la représentation d’une démarche, de résultats ou « d’arguments » préexistants. De plus, mobiliser le concept de matériaux permet aussi d’enrichir la notion de publication performative d’une forme d’imprévisibilité créatrice. Cela permet en effet de se rendre attentif aux dynamiques de co-constitution qui s’opèrent entre des pratiques d’enquête et un travail d’écriture, c’est-à-dire de rester disponible à ce que les matériaux font avec l’écriture autant que ce que l’écriture leur fait, dans un processus de formation commune. Cela fait de la pratique de l’écriture non seulement le lieu de la performance matérielle et discursive d’un argument ou d’une idée, mais également celui d’une rencontre dont la finalité n’est pas définie à l’avance. Elle ouvre aussi à une définition élargie et inclusive de l’écriture de recherche en termes d’interdisciplinarité méthodologique, ainsi que l’a également noté la chercheuse Tara McPherson :
Jane Bennett parle du désir de lʼartisan de voir ce quʼun matériau peut faire (par opposition au désir du scientifique dʼapprendre ce quʼun matériau est). Cette curiosité pour la matière, ce désir de comprendre ce que les choses peuvent faire, opère dans un registre différent de la critique. La théoricienne pourrait résister à un tel cadrage, arguant quʼelle
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travaille avec les mots comme son « matériau », voyant ce quʼils pourraient révéler lorsquʼon les étire au-delà du langage du sens commun. Elle a raison, mais il y a dʼautres matériaux que nous pourrions utiliser, dʼautres agencements à explorer, qui existent au-delà du réel discursif, des agencements qui pourraient nous faire évoluer vers de nouvelles alliances et de nouvelles pratiques.24 (McPherson, 2018, p. 20)
Comment les matériaux de la recherche sont-ils travaillés par les pratiques numériques de l’écriture de recherche, et vice versa ? Et comment ces rencontres participent-elles de l’émergence de nouveaux formats d’écriture (numérique) ? Il s’agit maintenant de visiter quelques unes de ces rencontres dans des expérimentations de publication performative numérique, avant de décrire les modalités et les conséquences de la stabilisation – paradoxale – de certaines d’entre elles dans de nouveaux formats d’écriture pour la publication en SHS.

Constitution et structuration d’un cabinet de curiosités sur quelques expérimentations d’écriture numérique de l’enquête

Les relations qui s’établissent entre les matériaux de recherche, les pratiques d’écriture et les collectifs qu’elles assemblent prennent des formes multiples qu’il s’est agi dans cette recherche de recenser afin de rendre comparables et analysables des expériences vécues de première main. Pour ce faire, j’ai conduit un travail de collection critique portant sur un ensemble d’expérimentations aux prises avec la relation entre pratiques d’enquête et pratiques d’écriture via leur format de publication. Dans le prolongement de pratiques de collection existantes portant sur des expérimentations en édition numérique à l’œuvre dans le champ de

24 Citation originale : « Jane Bennett writes of the craftpersonʼs desire to see what a material can do (as opposed to the scientistʼs desire to learn what a material is). This curiosity about the material, this desire to understand what things can do, operates in a different register from critique. The theorist might resist such a framing, arguing that she works with words as her ‹ material, › seeing what they might reveal when stretched beyond the vernacular of common sense. She is right, but there are other materials we might engage, other agencies to explore, that exist beyond the discursive real, agencies that might move us toward new alliances and new practices. »
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
l’art et du design (Lorusso, 2013) ou d’expérimentations portant sur la publication performative (Janneke Adema, 2015), je me suis engagé dans un travail de collecte au long cours dont l’objectif visait à identifier des cas d’étude pertinents, mais également à construire un espace de mise en relation entre ces cas souvent issus de contextes nationaux et disciplinaires très variés. Ce travail a abouti à la création d’un site web en accès libre25 et au code ouvert, intitulé Studiolo26.

fig. 2 (p.)

L’objectif de Studiolo était donc double. Il s’agissait de comprendre les motivations qui poussent des chercheurs en sciences humaines et sociales à expérimenter des manières d’écrire spécifiques à leur démarche de recherche dans le cadre de leur publication – soit leurs formats d’écriture. Il s’agissait par ailleurs de documenter les modalités de rencontre sensorielle, pratique et intellectuelle – soit les formats de lectureen tant que visiteur/lecteur/spectateur, avec ces expérimentations, pour en faire un lieu d’enquête. Le studiolo a donc vocation à être une ressource pour le développement de ce chapitre, mais il est également en lui-même l’une des contributions de cette enquête. En tant que pratique présentant un intérêt méthodologique pour la trajectoire de la recherche27, il a été le lieu de plusieurs activités critiques : sélectionner quelles pièces à intégrer dans le champ d’investigation ; documenter ces pièces en constituant des images, vidéos, et extraits de texte destinés à en rendre compte ; les décrire au moyen d’un ensemble de catégories plus ou moins partagées, afin d’effectuer un travail comparatif ; enfin, mettre en relation les différentes pièces via l’élaboration d’un format de lecture autorisant la navigation entre des cas d’étude présentant des points communs.

25https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet.26 Comme toutes les productions logicielles effectuées durant cette recherche (à l’exception de celles qui manipulent des données confidentielles) le code source de ce site est par ailleurs accessible en license libre et code source ouvert : https://github.com/robindemourat/studiolo.27 Le point de départ de ce travail réside dans une activité d’état de l’art liée à un projet de publication numérique expérimentale auquel j’ai participé en tant que directeur artistique et designer principal, intitulé Une balade au Merlan, terminé en 2015 et non mobilisé dans ce texte. Ce projet a consisté à concevoir un documentaire numérique portant sur l’histoire architecturale du quartier du Merlan à Noisy-Le-Sec dans le cadre de la recherche doctorale de Caroline Bougourd sur ce même lieu. Il s’agissait de reconstituer le récit polyphonique d’une expérimentation architecturale conduite après-guerre en redonnant la parole aux habitants de ce lieu en voie de patrimonialisation. Voir https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=une-balade-au-merlan et (Bougourd, Cellard, & de Mourat, 2016).
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Définir un périmètre d’investigation

J’ai établi de manière itérative un ensemble de critères d’admission pour inclure (ou laisser à la marge) des expérimentations de publication de recherche dans Studiolo. J’ai restreint ma collection aux cas mobilisant au moins un chercheur (au sens d’un professionnel financé par une institution de recherche publique ou privée). J’ai par ailleurs traité la limitation épistémologique de mon investigation aux seules « SHS » de manière très inclusive en bornant ma sélection à des projets traitant de l’expérience humaine – en opposition aux démarches des « sciences de la nature ». J’ai par ailleurs écarté les ressources destinées exclusivement à faire l’objet d’un travail d’exploitation par d’autres publications – telles que des éditions critiques, des sites dédiés au « partage et réutilisation de données de recherche » ou des collections numériques de recherche thématiques. J’ai enfin également écarté les expérimentations concentrées sur le questionnement des institutions et des processus éditoriaux – nouvelles modalités de validation, de diffusion, ou de révision des publications – quand ce questionnement ne présentait pas de lien direct avec la spécificité des recherches, puisque ce type de démarche ne correspondait pas aux questions de ce chapitre28.
Fidèle à l’ancrage de ma recherche dans le champ aux contours dynamiques des « Sciences Humaines et Sociales », j’ai donc adopté un périmètre d’investigation intermédiaire, ne portant ni sur le champ de la publication universitaire dans son ensemble, ni sur celui d’une communauté savante identifiable par sa discipline ou son pays. Ces deux autres échelles d’analyse possibles passaient en effet à côté de la problématique que j’essaie de traiter. D’une part, une étude sur le système de la communication scientifique dans son ensemble engagerait à se concentrer exclusivement sur les dimensions documentaires, informationnelles et organisationnelles qui font de la publication l’un des facteurs organisateurs de la recherche, dans ses dimensions administrative, organisationnelle et économique, ou encore à toucher à des questions de politique institutionnelle. D’autre part, une étude centrée sur le rapport à la publication d’une discipline particulière, d’une école de pensée ou même d’un chercheur spécifique aurait permis d’explorer davantage les relations qui s’établissent entre pratiques de recherche et d’écriture d’un point de vue épistémologique et méthodologique. Mais elle ne permettrait pas en retour

28 Une dernière limite est linguistique : je n’ai traité que des cas en français et en anglais.
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d’interroger l’inscription de ces relations dans des dynamiques de formation sociale. Or c’est bien l’interaction entre des démarches de recherche spécifiques et des conventions plus larges qu’il s’agit ici d’interroger.

Construire une classification critique

Pour chacun des cas d’études du studiolo – pour la plupart destinés inexorablement à être les victimes du destin funeste de l’obsolescence technologique – j’ai effectué un travail de documentation et d’archivage de leur manifestation sensible durant leur lecture, via un archivage web – quand il n’était pas déjà fait – et la capture de copies d’écran et parfois de screencasts.
J’ai adjoint à cette initiative un travail de catégorisation critique visant à produire des typologies de classement et de regroupement des cas d’étude en fonction des questions de recherche de ce chapitre. Ainsi, la question des relations entre matériaux et écriture impliquait de classer les pièces selon les types de « données », « documents » ou « sources » qu’elles mobilisaient ; la question de la relation entre formats d’écriture et formations sociales m’a amené à tenter de les regrouper par « champ » – discipline, domaine, par exemple « histoire du livre »29 – mais également à repérer les différents qualificatifs utilisés pour tenter de rattacher les expérimentations à des formats éditoriaux reconnus – par exemple « livre/book »30 ; enfin, la question de la collaboration interdisciplinaire dans les modes d’écriture de ces expérimentations mʼa amené à les regrouper en grandes « techniques » correspondant à des techniques d’écriture particu­lières – par exemple : « vidéo31 », « méca­nismes d’inter­acti­vité32 », ou « visuali­sation33 ».
En complément des pièces, j’ai défini un ensemble « d’objets » périphériques permettant de les mettre en contexte et en relation par le biais de l’interface critique du studiolo. Par exemple, j’ai répertorié les « collections » remarquables faisant place à des formes d’expérimentations dans la publication universitaire – telles des revues comme Vectors34, des col-

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lections de cédéroms comme la série Anarchives35 dans le champ des recherches en Arts, ou une collection éditoriale telle que la Mediawork pamphlet Series36 37proposée par MIT Press. J’ai également fait un travail de récolte portant sur les diverses organisations liées à la construction des pièces38, ainsi que les technologies et les plateformes utilisées. L’ensemble de ces éléments m’a ainsi permis de construire une scène d’enquête mettant en relation ces diverses expérimentations liant enquête et écriture, il me fallait alors fabriquer un équipement permettant de tirer parti de ce travail.

Stabiliser un format de lecture

Pour construire mon analyse, le dispositif de collecte et d’analyse du studiolo est composé à partir de deux techniques d’écriture complémentaire. La première repose sur la construction d’un tableau en ligne privé (fig. 3 p. ) dans lequel j’ai défini un modèle de documentation en accord avec les questions de recherche présentées précédemment. La deuxième technique d’écriture a consisté à concevoir et à programmer le site web public Studiolo. Le choix d’un format tabulaire, à la fois pour le format de données de la base, et pour son format graphique en tant que dispositif de visualisation et de lecture, n’est pas indifférent à l’exploitation d’une certaine forme de « raison graphique » – pour reprendre le terme stabilisé par l’anthropologue de l’écriture Jack Goody (Goody, 1979) – permettant de construire un ensemble de relations porteuses de sens. À celle-ci se combine une forme de pensée navigationnelle, permise par l’hypertextualité numérique, qui autorise une navigation de proche en proche à même de formuler de nouvelles connexions.
Studiolo est construit comme un système de listes interconnectées. La colonne de gauche représente l’ensemble de pièces qui sont les cas d’étude au centre de la collection. Les autres colonnes représentent un ensemble d’objets liés et de catégories critiques permettant de naviguer entre les pièces mais aussi d’expérimenter les différentes formes de relation utilisées. Depuis la liste, le clic sur le symbole « liens » attaché à

35https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=anarchive.36https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=mediawork-pamphlets-series.37https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=mediawork-pamphlets-series.38Dans le contexte de Studiolo, j’ai défini une organisation comme un collectif identifiable et mu par des buts déterminés, impliqué dans l’élaboration d’une pièce.
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
chaque élément (fig. 4 p. ) permet de déformer les listes pour mettre en avant les éléments auxquels il est lié. Le clic sur l’un des éléments de la liste (fig. 5 p. ) permet d’en voir la documentation associée, mais aussi et surtout de naviguer de manière longitudinale vers d’autres cas liés par des types de matériaux communs, des personnes, ou encore des champs de recherche. Un tel système permet ainsi de faire l’expérience de fréquentation de chaque pièce séparément, mais aussi de la comparer avec d’autres.
Studiolo permet ainsi d’explorer, sur un registre non-exhaustif et situé, comment des expérimentations articulées avec les technologies numériques peuvent questionner et reconfigurer les relations qui s’opèrent entre des matériaux de recherche et des démarches d’écriture pour la publication. Il s’agit maintenant de désigner quelques modalités possibles de telles relations à partir de certains des cas étudiés.

Quelques régimes émergents d’écriture numérique
pour la publication

La constitution de Studiolo a révélé une variété d’articulations entre les matériaux associées aux travaux de recherche et les manières d’écrire à même de constituer un geste de publication numérique avec ces derniers. Pour beaucoup de ces expérimentations, l’introduction des technologies numériques dans la relation entre pratiques d’écriture et pratiques d’enquête s’est accompagnée de la formulation de modèles alternatifs qui ont guidé la formulation progressive de régimes d’écriture émergents. Je me propose d’en présenter rapidement trois différents.
Un premier modèle d’articulation numérique entre écriture et matériaux de recherche relève d’une séparation en « strates » qui iraient depuis les « arguments » ou le « récit » d’une publication vers les matériaux avec lesquels elle dialogue, selon des degrés progressifs de précision, de richesse et de délinéarisation. En ce sens, l’historien Robert Darnton formulait en 2009 l’idée d’une « pyramide informationnelle » offrant aux lecteurs un dispositif leur permettant d’accéder à des versions de plus en plus riches et personnalisées d’un même travail de recherche :
Voici comment cette idée fantaisiste a pris corps. Un « livre électronique », contrairement au codex imprimé, peut contenir de nombreuses strates organisées en forme de
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pyramide. Les lecteurs pourront télécharger le texte et parcourir la strate supérieure qui sera rédigée comme une monographie classique. Si cela leur suffit, ils imprimeront le texte, le relieront (il est possible aujourd’hui de brancher des relieuses aux ordinateurs et aux imprimantes) et l’étudieront à leur guise sous la forme d’un livre fabriqué sur commande. S’ils tombent sur quelque chose qui les intéresse plus particulièrement, ils cliqueront sur une autre strate et accéderont à un essai ou à un appendice supplémentaire. Ils pourront aussi continuer à s’enfoncer plus profondément dans le livre à travers un corpus de documents – bibliographie, historiographie, iconographie, musique de fond –, tout ce que j’aurai mis à leur disposition pour conduire à la compréhension la plus complète possible de mon sujet.  (Darnton, 2012, pp. 248‑249)
Ce modèle de la « pyramide », explicité par Darnton, se retrouve d’une certaine manière, sous une forme simplifiée et légèrement différente en termes d’implémentation, dans la production d’une diversité de « compagnons » numériques pour des publications imprimées, dont Studiolo ne répertorie que quelques exemples. Dans ces derniers – comme par exemple le compagnon numérique 39de l’ouvrage How we think de Katherine Hayles (Hayles, 2012), l’écriture numérique est le moyen de fournir un accès à des matériaux « complémentaires » – interviews, documents, vidéos – qui ont concouru à l’écriture d’un texte « principal » mais ne sont pas toujours indispensables à sa fréquentation. En traduisant le principe de l’appendice bibliographique sous une forme numérique, il s’inscrit dans un « régime de l’approfondissement » qui anticipe la pratique du lecteur comme une forme de reconstitution de l’épreuve du chercheur lors de la préparation de la publication, appelant à opérer un parcours depuis le récit proposé vers les matériaux qui ont conduit à sa formulation40.

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D’autres expérimentations en SHS exploitent les technologies numériques pour tisser de manière plus intime des textes argumentatifs avec les preuves – diagrammatique, quantitatives, documentaires – qui les soutiennent. Ainsi, par exemple, la publication « Mapping Environmental Debates on Environmental Adaptation »41 (Baneyx et al., 2015), issue d’une collaboration interdisciplinaire entre un laboratoire de sciences sociales, une école de design et un laboratoire de sciences de la nature, porte sur les débats institutionnels portant sur l’adaptation au changement climatique42. Elle déploie un mode d’écriture qui associe systématiquement une argumentation écrite et séquentielle avec une variété de documents issus de pratiques d’enquête antérieures – par exemple, des rapports de sessions de négociation et autres traités officiels, ainsi que des visualisations de données construites à partir de méthodes de recherche numériques – histogrammes et autres graphes de réseau. Les manières d’écrire déployées dans ce cas s’inscrivent dans l’émergence d’un « régime de l’évidence » qui repose sur des mécanismes de synchronisation entre les actions du lecteur (cliquer, défiler, etc.), la lecture du texte, et l’interprétation des images et des documents. L’écriture consiste alors à expliquer les matériaux par le truchement du format de lecture numérique. Cependant, les cas d’étude s’inscrivant dans ce régime introduisent également une ambiguité dans la définition même de la modalité d’écriture ici en question : en mêlant intimement production de graphiques, de textes, et de mécanismes d’interactions, ils remettent en question la prédominance du discours textuel comme seule technique d’écriture de recherche.
D’autres travaux, enfin, expérimentent une forme de renversement de la relation entre activités de « constitution des matériaux » et pratiques d’écriture, en combinant le genre de l’archive de recherche en ligne avec la constitution de récits savants. L’un des exemples de cette approche est Kindred Britain43, une publication numérique qui vise à rendre compte de travaux de recherche portant sur l’influence historique des grandes familles britanniques sur l’histoire du Royaume Uni. La pièce découle d’un

41https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=medea--httpmedeamedialabsciences-pofr.42 Dans le cadre de l’un de mes séjours au médialab de Sciences Po, j’ai été très marginalement impliqué dans ce projet, et j’ai par ailleurs conduit deux entretiens avec l’un de ses chercheurs principaux à propos de l’influence de la conception du site web sur ses pratiques de recherche et d'écriture, à l’automne 2014. 43http://kindred.stanford.edu/.
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projet consistant à simultanément construire une base de données à fonction archivistique, un argument de recherche, et une communauté d’auteurs historiens intéressés à l’objet traité par la pièce. 
Kindred Britain se présente sous la forme d’une série de visualisations interactives pouvant être explorées et configurées par le lecteur, à laquelle peut être juxtaposée à l’écran une collection de « récits » écrits par des chercheurs invités. À la lecture de ces récits, il est possible de cliquer sur certaines parties du texte pour reconfigurer les visualisations du site de manière dynamique afin de mettre en avant une personne particulière, une ligne généalogique spécifique, ou un ensemble de lieux. Kindred Britain se décrit comme un « ouvrage savant interactif » (interactive scholarly work) qui « présente lʼinformation de diverses manières comme une vue dans un modèle, avec de riches annotations mais aussi des mécanismes explicites pour présenter des récits savants qui sont intégrés aux composants de visualisation des données et non pas simplement à côté dʼeux » (Jenkins, 2013). Ce faisant, il expérimente un « régime de l’annotation » qui renverse le rapport entre le « récit » et ses « sources », et provoque un doute vis-à-vis de la prédominance du discours écrit sur les matériaux avec lesquels il dialogue :
Même sans récits formels, la base de données Kindred Britain est une revendication sur la forme et la nature de la culture britannique, et le site tente de formaliser une telle revendication en rendant certains mécanismes explicites. La limite entre la riche conservation dʼune base de données et la production de connaissances est ainsi une zone floue, une sorte de frontière entre les récits traditionnels de la recherche en sciences humaines et les archives interactives.44 (Jenkins, 2013)
Une telle perturbation questionne aussi la limite que les collectifs éditoriaux ont coutume d’établir entre les pratiques de fabrication (par exemple, de bases de données, de visualisations et autres images) et les

44 Citation originale : « Even without formal narratives, the Kindred Britain database is a claim about the shape and nature of British culture, and the site attempts to engage with formalizing such a claim by making aspects of it explicit. Where the rich curation of a database ends and where the scholarly production of knowledge begins is thus a fuzzy area—a kind of frontier between the traditional narratives of humanities scholarship and interactive archives. »
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pratiques d’écriture à l’œuvre dans la publication de recherche. Elle induit par voie de conséquence une remise en question du modèle de « l’auteur universitaire » comme seule personne en charge de l’écriture pour la publication. Il s’agit maintenant d’étudier plus précisément les relations qui s’établissent entre pratiques de fabrication et pratiques d’écriture de recherche dans l’expérimentation de ces nouveaux régimes d’écriture.

La publication comme geste d’écriture collectif et multimodal : le cas de la revue Vectors

Afin d’explorer la relation entre expérimentations de publication numérique et formats d’écriture, un ensemble de cas d’étude remarquable45 s’est dégagé sous le nom de la revue universitaire Vectors46 fondée en 2005 et active jusqu’en 2013. Cette dernière porte sur « les enjeux sociaux, politiques et culturelles de nos existences médiatisées par les technologies » 47 (McPherson, Anderson, Loyer, Dietrich, & Kelly, 2009) et se trouve depuis 2018 accompagnée d’un ouvrage en détaillant l’histoire depuis le point de vue de l’une de ses architectes principales, la chercheuse en cinéma et media studies Tara McPherson (McPherson, 2018). Elle est à la fois une entreprise éditoriale et un « laboratoire pour des genres émergents de pratiques savantes » (McPherson, 2010) dédié à la publication de travaux « qui ne peuvent exister que sous une forme multimédia » (McPherson et al., 2009) et qui ne peuvent pas être « contenus dans les conventions […] de l’édition électronique contemporaine » 48 (McPherson, Anderson, Dietrich, & Loyer, 2013) . Dans ce cadre, Vectors regroupe un ensemble de démarches d’écriture et de collaborations entre chercheurs et designers, qui se veulent spécifiques à chacun des « articles » de la revue.
Vectors trouve ses origines dans l’Institute for Multimedia Literacy49 de l’Université de Californie du Sud, un espace d’expérimentation pédagogique tourné vers la fabrication de projets multimédias (McPherson,

45https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=vectors-journal.46http://vectors.usc.edu/issues/index.php?issue=7.47 Citation originale : « Vectors maps the multiple contours of daily life in an unevenly digital era, crystallizing around themes that highlight the social, political, and cultural stakes of our increasingly technologically-mediated existence. »48 « As always, our goal is to showcase work that is not easily contained by the conventions – often still limited to portable documents and embedded video files – of contemporary electronic publication. » 49http://iml.usc.edu.
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2018, p. 125), lui-même inscrit dans un contexte américain marqué par la prolifération de revues de « rhétorique numérique » et d’initiatives pédagogiques visant à enseigner l’utilisation du web dans les cours d’anglais – par exemple, dès 1985, le Computer Research Lab du département d’anglais de l’Université d’Austin (« The Digital Writing & Research Lab – at the University of Texas at Austin », 2010), puis à partir de 1996 la revue de numérique Kairos (« Kairos », 1991). Parallèlement à ce contexte scientifique et pédagogique, des expériences telles que le projet Labyrinth explorent des premières formes de « récits de base de données » (Kinder, Kang, Comella, & Mahoy, 1997), tandis qu’en 1999 la création de l’Electronic Literature Organization (« About the ELO », 1999) permet de soutenir et de rendre visibles des expérimentations artistiques variées sur les formes d’écriture permises par les technologies de computation et de mise en réseau50. Puis, en 2001-2003, la création du SpecLab au sein de l’Université de Virginie, animé par Johanna Drucker et Bethany Novwiskie (Johanna Drucker & Nowviskie, 2004), expérimente la fabrication de divers environnements interprétatifs pour les humanities, pendant que les travaux de Katherine Hayles, déjà abordés plusieurs fois dans ce texte, établissent des connexions multiples entre les communautés de la littérature électronique, des études culturelles des médias (media studies), et des disciplines rattachées aux Humanities anglo-saxonnes.
Pour étudier l’histoire de la revue Vectors à travers les traces documentaires disponibles depuis la France, j’ai conduit en 2016 un travail de documentation consistant à effectuer une série de captures vidéos et d’extractions textuelles sur les différentes pièces de la revue. Je les ai ensuite annotées en fonction des catégories générales du studiolo et d’une taxonomie plus libre51. J’ai par ailleurs effectué la revue qualitative de l’ensemble des articles52 et des différents épitextes qui leur sont associés, et réalisé une revue systématique des différents documents accessibles en ligne traitant du projet.

50 « Vectors may therefore be understood as staking out a middle ground between the hypertextual experiments of the ELO and the design studio model of Labyrinth, which verged on fine arts. » (McPherson, 2018, p. 126).51 Ce travail d’annotation (p. ) a été effectué avec le logiciel Dicto. Voir le chapitre 5 (p. ).52 J’ai également conduit une série d’expérimentations quantitatives destinées par exemple à en extraire les thèmes linguistiques dominants. Ces expérimentations n’ont pas donné de résultats probants et ne sont donc pas exploitées dans ce texte.
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques

fig. 6 (p.)

L’étude des différentes pièces de la revue Vectors révèle d’abord un ensemble très varié d’approches disciplinaires et de matériaux de recherche. Ces derniers se voient mis en scène et assemblés de manières extrêmement diversifiée selon les articles, constituant une collection d’expérimentations qui empruntent et hybrident différentes techniques d’écriture en apparence étrangères à des pratiques de communication savante – telles que la bande dessinée (Wark & Loyer, 2013), le jeu vidéo (Swalwell & Loyer, 2006), la cartographie (Povinelli & Cho, 2012), le documentaire (Sharon Daniel & Erik Loyer, 2007), ou encore le poème typographique (Goldberg, Hristova, & Loyer, 2007). Cette diversité de techniques induit de nouvelles modalités de lecture et de relation avec les publics, mais également un bouleversement dans la manière de lier pratiques d’écriture et matériaux d’enquête. En ce sens, les projets de Vectors se présentent comme une double « défamiliarisation au niveau de la conception esthétique pour le lecteur et au niveau de la collaboration et de la construction pour lʼauteur »53 (McPherson, 2018, p. 147). Quelle est l’influence de cette défamiliarisation sur les pratiques d’écriture à l’œuvre dans la production des « articles » de Vectors ? Comment se négocie la dimension collective d’un tel processus d’écriture multimodal et distribué ? Et quels types d’articulations stabilise-t-il entre pratiques d’écriture, pratiques d’enquête, et dynamiques de formation sociale ?

Un collectif de fabrication tout autant qu’un collectif d’écriture

Vectors est à la fois une revue – le Vectors Journal, dont le premier numéro sort en 2005 – et un laboratoire – le Vectors Lab, initié en 2002 par Tara McPherson et Steve Anderson. Le laboratoire est organisé selon le modèle d’un studio intégré composé d’universitaires en situation d’éditeurs scientifiques, de concepteurs, et de chercheurs, provenant d’une variété de disciplines. La revue se fonde sur un système de « bourses » accordées à certains chercheurs pour collaborer avec l’équipe, selon un processus de candidature dans lequel ces derniers se voient demandés non seulement de présenter leurs objets d’étude, leurs questions et leurs be‑

53 Citation originale : « Vectors projects practiced a defamiliarization at the level of aesthetic design for the reader and at a level of collaboration and construction for the author. »
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soins en termes techniques, mais aussi et surtout « de préciser pourquoi les médias numériques étaient importants pour le projet quʼils envisageaient »54 (McPherson, 2018, p. 120). Les candidatures acceptées donnent lieu à des collaborations sur une durée de trois à six mois sur chaque « projet » ou « pièce » de la revue.
Ainsi, Vectors se présente à la fois comme une instance éditoriale et comme un collectif de fabrication. L’équipe éditoriale compte trois designers et développeurs permanents – Raegan Kelly, Craig Dietrich et Erik Loyer – auxquels viennent s’ajouter des collaborations multiples à l’occasion de la production de chacun des « articles ». Ces derniers s’engagent alors avec les chercheurs « boursiers » dans des jeux de triangulation entre pratiques de design, écriture savante et expérimentations computationnelles. Afin de traduire la dynamique collective qu’implique une telle manière d’écrire, l’éditorial général de la revue se présente comme une pièce numérique interactive (fig. 7 p. ) faisant dialoguer trois éléments graphiques distincts avec les activités du visiteur : un diagramme constitué de mots-clés, une fenêtre présentant un code source en train de se dérouler au fur et à mesure des interactions avec le lecteur, et enfin une fenêtre de texte affichant de courts développements textuels attachés à chacun des mots-clés. Ces trois fenêtres « reflètent les processus de ‹ pensée › parallèles de lʼécrivain, du designer et du processeur » auxquelles s’ajoute « la collaboration des utilisateurs »55 (McPherson & Anderson, 2005a). Dans ce contexte, le rapport de collaboration induit une écriture collective qui ne sépare pas les pratiques et les théories. Tara McPherson insiste ainsi sur « les boucles itératives qui existent entre les idées et les expériences » dans un rapport de « tension productive » entre la « théorie » et la « conception de projet » plutôt que sur un registre représentationnel ou instrumental56.

54 Citation originale : « Scholars were also asked to detail why digital media was important for the project they envisioned, even if they had no clear idea of how this might be realized. »55 Citation originale : « The three output windows thus reflect the parallel ‹ thought › processes of writer, designer, and processor. Finally, the system requires user collaboration in the form of keyword input and selection, patience, curiosity and a willingness to assemble meaning from diverse forms of human- and computer-generated lexia. »56 « Nous nʼavons pas tant construit des projets ou des outils pour tester les théories que nous avons travaillé à mettre la théorie en tension productive avec la conception dʼoutils et la création de projets. » (McPherson, 2018, p. 23). Citation originale : « We did not build projects or tools to test the theories as much as we labored to create work that brought theory into productive tension with tool design and project creation. »
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
Afin de permettre la fabrication des articles de Vectors, on retrouve systématiquement trois figures dans la collaboration interdisciplinaire qu’elle implique. D’une part, l’universitaire (ou scholar) appelé à produire des « preuves, arguments et objectifs uniques » (McPherson, 2018, p. 159) à même de nourrir une expérimentation d’écriture collective spécifique. D’autre part, le designer – parfois dédoublé en un développeur informatique et un artiste ou designer interactif – qui fabrique non seulement une pièce web destinée à la consultation par les visiteurs, mais est également en charge de la modélisation et de l’opérationnalisation d’un système d’écriture par base de données pour le chercheur invité. La troisième figure est celle de l’éditeur, qui joue dans le rôle d’un « chef d’orchestre » consistant à aider « à construire des alliances productives entre le boursier et son partenaire de conception et opérant la traduction entre le langage de la théorie et celui de la pratique »57 (McPherson, 2018, p. 112). Le travail d’écriture se présente ainsi comme celui d’une discussion constante entre les trois parties que sont le design, l’édition et l’écriture.
La tripartition des rôles dans les productions de Vectors se retrouve dans la présentation des articles, qui sont tous organisés selon un modèle identique sur le site. Ce dernier fait ainsi systématiquement précéder les pièces d’un péritexte destiné à en préparer la lecture et la mise en contexte. D’abord, une série de « déclarations » (statements) donne successivement la plume à l’éditeur, à l’auteur et au designer de chaque pièce pour lui permettre de raconter l’écriture de l’article telle qu’elle a été vécue de son point de vue58. Ensuite, une représentation de l’article au format XML permet de récupérer des métadonnées issues de la pièce : les informations générales de l’article, les différentes déclarations des participants, et les discussions et commentaires ajoutés par les lecteurs. Enfin, un clic sur bouton estampillé « Launch Project » permet d’accéder à

57 Citation originale : « Once the workshop ended, scholars, designers, and editors would work together long-distance by means of phone and screen (before the days of Skype), orchestrating deep collaborations that typically lasted three to six months, squeezed in around the scholarsʼ day-to-day lives. The editors were usually involved most heavily first early in the process, helping build productive alliances between the fellow and his or her design partner and translating between the language of theory and practice, and then near the completion of each piece as we moved to publication. These partnerships pushed back against the siloed knowledges of the university, building a space for shared practice across very different skill sets. »58 Les « statements » sont par ailleurs pensés comme des conversations et il est possible pour les lecteurs d’y ajouter des « posts » (terme reprenant le vocabulaire du blog) selon une logique contributive. Cependant, cette fonctionnalité semble avoir été investie de manière marginale.
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la publication à proprement parler. La structure de présentation standardisée de chaque article de Vectors apparaît ici comme la double volonté de se référer à des conventions émergentes dans les humanités numériques – comme le signale la publication au format XML. Mais elle incarne également l’affirmation de la dimension collective de l’écriture des articles par la mise en avant des trois statements proposés à la lecture. Cette configuration sociale et méthodologique permet alors d’explorer des démarches de publication performative et leurs implications pour le dialogue avec les matériaux des recherche mobilisés.

Mettre à l’épreuve les modèles des humanités numériques

La revue Vectors questionne continuellement ses propres conditions d’existence dans le double contexte du système de la communication scientifique et de l’essor des digital humanities anglo-saxonnes. Concernant la communication scientifique, le projet met volontairement en œuvre un ensemble d’éléments le signalant comme une « revue universitaire » – par exemple via son découpage en volumes et en numéros – tout en questionnant continuellement des notions naturalisées par l’habitude des pratiques d’écriture savante à ce propos. Ainsi, Vectors entend par exemple « retravailler le concept de numéro [et] l’espace-temps de la revue » (McPherson, 2018, p. 116) à travers ses modalités de collaboration interdisciplinaire. Dans le même sens, elle s’inscrit dans le mouvement de l’édition en accès libre, tout en remettant en question ses modèles, tels que celui de l’ouverture entendu comme horizon normatif et univoque (Christen, Cooney, & Ceglia, 2006a). Vectors peut en ce sens être décrit comme l’un des précurseurs du mouvement contemporain de l’accès ouvert radical qui considère « le libre accès moins comme un projet et un modèle à mettre en œuvre, et plus comme un processus de lutte continue et de résistance critique »59 (Janneke Adema & Hall, 2013, p. 28).
La revue s’inscrit par ailleurs dans une remise en question radicale de la prédominance du « texte » – sous-entendu comme discours désincarné – comme mode d’écriture universitaire unique et indépassable. Dans

59 Citation originale : « With this idea of providing a radical challenge to the current scholarly communication system in mind […], might it not be helpful to think of open access less as a project and model to be implemented, and more as a process of continuous struggle and critical resistance? »
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les différents péritextes qui accompagnent les articles, on retrouve de manière récurrente la figure du « texte » comme un modèle à l’origine de « paradigmes […] rigides » (McPherson et al., 2009) et empêchant le développement de certaines manières de lier l’écriture aux matériaux de recherche. Le mandat de la revue consiste alors à « explorer les dimensions immersives et expérientielles des nouveaux idiomes savants sur les plateformes médiatiques »60 (McPherson et al., 2009)
Par ailleurs, Vectors s’inscrit dans ce qui a été conceptualisé dans le champ des media studies anglo-saxonnes comme une approche « multimodale » de la recherche (McPherson et al., 2013). La notion de multimodalité se rapporte ici à des formes d’expression qui ne s’inscrivent pas exclusivement dans le discours raisonné de la langue parlée et écrite (Hayles, 2016, pp. 96‑98). L’enjeu d’une écriture multimodale n’est donc pas de questionner l’utilisation d’éléments « non-textuels » dans la publication de recherche – ce qui serait plutôt l’indice d’une écriture multimédia, qui n’a rien de nouveau par rapport à des techniques de l’ordre de l’illustration. L’expérimentation de techniques d’écriture multimodales consiste plutôt à adopter ou à répondre aux techniques d’inscription des matériaux mobilisés par des formes d’écriture aussi variées que ces derniers, qu’il s’agisse de produire des vidéos, des sons, des images, ou des programmes, ainsi que l’a développé Kathleen Fitzpatrick (Fitzpatrick, 2011, pp. 85‑87). En ce sens, la pratique de la fabrication numérique mise en œuvre dans Vectors se présente comme une manière d’interroger l’influence des technologies numériques sur la condition humaine en écrivant à propos des technologies numériques par le moyen de la réalisation de programmes en ligne et d’applications interactives. Vectors entend ainsi effectuer un « examen de second ordre de la médiation de la vie quotidienne »61 (McPherson et al., 2009) opérée par les technologies, en empruntant et en transformant les techniques d’écriture utilisées pour constituer les matériaux qu’elle interroge. La dimension performative

60 Citation originale : « Vectors doesnʼt seek to replace text; instead, we encourage a fusion of old and new media in order to foster ways of knowing and seeing that expand the rigid text-based paradigms of traditional scholarship. Simply put, we publish only works that need, for whatever reason, to exist in multimedia. In so doing, we aim to explore the immersive and experiential dimensions of emerging scholarly vernaculars across media platforms. » 61 Citation originale : « Vectors is realized in multimedia, melding form and content to enact a second-order examination of the mediation of everyday life. »
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exacerbée des documents-publications produits dans Vectors peut ainsi être en partie lue comme l’aboutissement d’une attitude multimodale vis-à-vis de l’écriture avec les matériaux de recherche.
La revue interroge également ses conditions d’existence dans la mesure où elle s’inscrit dans les débats des digital humanities américaines en cours durant la décennie des années 2000. À cette époque, le contexte américain des expérimentations numériques en lettre et sciences humaines est marqué par la focalisation des financements et des discours sur des questions telles que l’encodage des textes anciens ou les études computationnelles d’œuvres littéraires numérisées (Schreibman, Siemens, & Unsworth, 2004). Cette concentration est critiquée par plusieurs universitaires comme une approche qui neutralise les implications politiques et sociales des technologies numériques, et motive l’appel à la création d’un « ensemble hybride d’approches combinant les critiques culturelles, rhétoriques et politiques aux pratiques natives des médias numériques » (Hayles, 2016, p. 83). Vectors invite en ce sens explicitement des projets de recherche qui travaillent les problématiques sociétales et politiques contemporaines impliquées par la diffusion des technologies numériques :
Le processus de sélection de Vectors était disposé à favoriser les travaux qui engageaient des questions sociales, en particulier celles liées au féminisme, à la critical race theory et aux cultural or ethnic studies. Cela représentait en partie un effort pour remédier au discours de désincarnation et de dématérialisation de la culture du net à ses débuts et au tournant apolitique des computational humanities des décennies précédentes.62 (McPherson, 2018, p. 129)
En ce sens, la majorité des « projets » de Vectors s’inscrit dans une approche relativement partagée de l’authenticité d’un point de vue méthodologique et épistémologique. Cette dernière s’inscrit notamment en résonance avec les travaux de Johanna Drucker soutenant une approche

62 Citation originale : « The Vectors selection process was disposed to favor work that engaged social issues, especially related to feminism, critical race theory, and cultural or ethnic studies. In part, this represented an effort to remediate the discourse of disembodiement and dematerialization of early net culture and the apolitical turn in humanities computing of the preceding decades. »
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qui envisage la connaissance comme perspective interprétative, située et « spéculative » (Nowviskie, 2004). L’expérimentation de manières d’écrire numériques est alors appréciée selon sa capacité à « dévier les structures normalisantes de la base de données vers de nouvelles directions » (McPherson, 2018, p. 134). pour « repousser lʼautorité culturelle du rationalisme dans les humanités numériques dans la conception numérique » en mettant en œuvre un « usage non positiviste de la preuve » (McPherson, 2018, p. 147). Elle s’inscrit également dans les multiples courants du matérialisme féministe, établi notamment par les théories de la « coupe agentielle » de Karen Barad (Barad, 2003), qui cherchent tous à « comprendre les relations entre et au-delà de l’objet et du sujet, du discours et de la matière, de l’identité et de la différence »63 (McPherson, 2018, p. 100). Malgré la diversité des disciplines et champs de recherche convoqués64, Vectors présente ainsi une forme « d’homogénéité épistémologique », si tant est qu’on puisse définir ainsi son attention aux diverses théories de la différence et de l’altérité dans les SHS. Cette dernière structure alors à la fois les dimensions éditoriales et méthodologiques à l’œuvre dans l’écriture et de la fabrication des « articles » de la revue.
Dans ce cadre, chaque « projet » de Vectors est l’occasion d’un dialogue multimodal spécifique entre des matériaux de recherche et des techniques d’écriture expérimentales. L’article « narrating bits » (Hayles, Loyer, & Stamen design, 2005), par exemple, porte sur la relation entre récit et base de données et est le résultat de la collaboration entre Craig Dietrich, le studio Stamen Design et de N. Katherine Hayles. Il consiste en une (re)mise en scène d’un texte écrit par Hayles pour la revue Comparative Critical Studies (Hayles, 2005b). Dans ce dernier, elle discute les positions du théoricien des médias Lev Manovich quant à l’émergence de la base de données comme « forme culturelle » opposé à celle, plus traditionnelle, du récit (Manovich, 2001/2010). À l’opposition récit/base de données opérée par Manovich pour étudier les productions culturelles numériques, Katherine Hayles substitue une lecture des productions littéraires comme celle d’une co-constitution entre un « espace de possibilité » construit par le récit et une « construction contingente créée par la lectrice compétente, aidée par sa connaissance tacite des codes narratifs

63 Citation originale : « While the various theoretical models catalogued here are as different as they are alike, they all offer ways to understand relations between and beyond object and subject, discourse and matter, and identity and difference. »64https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=vectors-journal&aside=perspectives.
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et culturels » qu’elle nomme fabula65 (Hayles, 2005b, p. 7). Faisant valoir la nécessité d’une forme de symétrie entre une telle perspective d’analyse savante et ses techniques d’écriture en tant que chercheure, elle appelle en ce sens à l’émergence d’une critique littéraire se présentant comme « une sorte de terrain de jeu sur lequel de nombreux jeux pourraient être joués et (plus significativement) différents genres de jeux pourraient évoluer »66 (Hayles, 2005b, p. 28), et agissant elle-même comme un « espace de possibilité » plutôt que comme un récit ordonné.
L’édition Vectors de l’article « Narrating Bits » traduit le texte de N. K. Hayles sous la forme d’une composition graphique qui juxtapose une liste de mots-clés et une suite horizontale de rectangles correspondant à chacun des paragraphes du texte original (fig. 8 p. ). Le clic sur un morceau affiche un cadre contenant le texte correspondant, ainsi que des commentaires ajoutés par les lecteurs. Le survol des mots-clés permet de tracer des « cheminements » multiples dans le texte et ainsi de suivre le fil de chacun des concepts clés du texte selon une multitude de séquences non-linéaires. En cliquant sur différents morceaux, « l’utilisateur-lecteur » (McPherson & Anderson, 2005b) de l’article peut créer des jeux de superposition, de juxtaposition et de recombinaison entre les paragraphes, reproduisant en actes l’argument de Hayles à propos des capacités de « combinatorique » (Hayles, 2005a) du récit comme « espace de possibilité ». Elle permet par ailleurs aux lecteurs de commenter et de contribuer à chacun de ces éléments, actualisant certains de ces possibles selon une dynamique d’écriture collective.

fig. 9 (p.)

La démarche multimodale et performative de Vectors se traduit ainsi souvent dans une forme de jeu réflexif avec les formats de données qui supportent la mobilisation des matériaux dans l’écriture, et notamment l’utilisation, pour la quasi totalité des articles, d’une base de données relationnelle. À ce titre, l’article « Digital Dynamics Across Cultures » (Christen et al., 2006a) réalisé par Kim Christen, Chris Cooney, et Alessandro Cegia, est consacré à une approche ethnographique des méthodes épistémologiques du peuple Warumungu en Australie. Il est l’occasion de questionner l’enregistrement numérique des « patrimoines immatériels » en général et des matériaux d’enquête ethnographiques en particulier. Pour

65 Citation originale : « the fabula is a contingent construction created by the competent reader, aided by her tacit knowledge of narrative and cultural codes. »66 Citation originale : « It becomes, in other words, a kind of playing field on which many different games may be played and (more significantly) different kinds of games can evolve. »
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ce faire, la pièce s’organise comme une forme de cartographie paradoxale qui donne à voir une version partielle et volontairement non « exhaustive » des pratiques et des rituels observés par les chercheurs sur le « terrain ». La pièce réanime ainsi les problématiques, déjà abondamment travaillées dans les sciences humaines et notamment dans le champ de l’anthropologie filmique (France, 2000), du positionnement du point de vue de l’observateur-auteur au moment du compte-rendu d’une expérience de terrain. Mais elle se double d’un questionnement vis-à-vis de la publication en ligne de tels comptes-rendus, en questionnant, par le mode de navigation et de « consultation » des « données » qu’elle propose aux visiteurs, les présupposés d’exhaustivité et de transparence attachés aux technologies numériques en général et à la base de données en particulier. La « consultation » du site par le public devient alors moins une pratique de « transfert de connaissance » ou de « récolte d’informations » qu’une expérience dont les modalités procédurales de fréquentation et de navigation constituent en soi une forme d’argument :
En présentant le « contenu » à travers un ensemble de protocoles culturels Warumungu qui limitent et améliorent (selon qui vous êtes) lʼéchange, la distribution et la création de connaissances, la logique interne du site remet en question les notions occidentales conventionnelles de « liberté » dʼinformation et de « partage » des connaissances ainsi que les exigences légales concernant les œuvres originales, « innovantes » et à auteur unique comme référence pour les définitions de la propriété intellectuelle. En naviguant sur le site, les utilisateurs rencontreront les protocoles qui limitent, définissent et rendent compte dʼune compréhension dynamique et polyphonique de la distribution et de la reproduction des connaissances.67 (Christen, Cooney, & Ceglia, 2006b)

67 Citation originale : « By presenting ‹ content › through a set of Warumungu cultural protocols that both limit and enhance (depending on who you are) the exchange, distribution and creation of knowledge, the siteʼs internal logic challenges conventional Western notions of the ‹ freedom › of information and knowledge ‹ sharing › as well as legal demands for single-authored, ‹ innovative, › original works as the benchmark for intellectual property definitions. As users navigate through the site, they will encounter the protocols that limit, define and account for a dynamic and multiply-produced understanding of knowledge distribution and reproduction. »
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À travers chacune des expérimentations de Vectors, le dialogue entre architecture informationnelle, mécanismes d’interaction, « lexies »68 écrites par les chercheurs, et matériaux de recherche numérisés, fabriquent donc un document-publication issu de pratiques d’écriture collectives, multimodales et performatives.
Cependant, dans plusieurs des textes et discours qui accompagnent les différentes productions de Vectors, on remarque aussi la persistance d’une approche relativement séquentielle et dualiste de la relation entre les pratiques d’écriture « de contenu » apportées par les chercheurs invités, et les pratiques de fabrication « de leur présentation » par les designers, développeurs et artistes rassemblés par le laboratoire-revue. Dans ces discours, le rôle des pratiques de fabrication vis-à-vis du travail d’écriture est alors souvent qualifié sur le registre d’une « rhétorique formelle », selon l’expression proposée par Anthony Masure pour qualifier les courants des humanités numériques américaines qui se sont attachés aux possibilités expressives et interprétatives des technologies numériques (Masure, 2017b, pp. 31‑34) : dans ces courants, le travail de conception et de fabrication de code est alors souvent raconté comme l’incarnation, la matérialisation et la performance – par les designers, artistes et autres développeurs intégrés dans les collectifs de recherche – d’un « argument » ou d’une « idée » qui serait restée préexistante à la collaboration. Un extrait de mail préparatoire écrit par le designer Craig Dietrich à propos de l’article « Narrating bits » et publié dans le livre de Tara McPherson est à ce titre révélateur d’une telle tendance :
En dʼautres termes, jʼaimerais voir une interface où, si lʼon enlève tous les mots, le contenu visuel donnerait encore une impression générale de lʼargument de Kate selon lequel la relation entre le récit et la base de données peut être complexe et à plusieurs niveaux. Vos actions au sein de lʼinterface devraient être lʼexpression de cette idée, non seulement sur le plan fonctionnel, mais aussi viscéralement.69 (McPherson, 2018, p. 169)

68 Ce terme est utilisé à plusieurs reprises par les éditeurs de la revue pour désigner le travail d’écriture demandé aux chercheurs, probablement en référence à la méthode d’écriture de Roland Barthes dans l’ouvrage S/Z consistant à découper un texte (« Sarrasine » de Balzac) en petites unités de texte (Barthes, 1976).69 Citation originale : « To put it another way: what Iʼd like to see is an interface where, if you took all the words off of it, the visual content would still convey a general impression of Kateʼs argument that the relationship between narrative and database can be complex and multilayered. Your actions within the interface should be an expression of that idea, not just functionally, but viscerally as well. »
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Une telle approche, au premier abord, réintroduit de manière paradoxale une forme de division du travail entre « contenu » et « présentation », ainsi qu’une séquentialité dans la relation entre ces deux pôles conceptuels, dans la mesure où elle réduit la dimension multimodale de la recherche aux situations de « lecture » – faire l’expérience de l’argument du chercheur via une expérience procédurale et interactive – mais ne touche pas à priori la relation entre travail d’écriture et travail de recherche à proprement parler. Or, si les manières d’écrire de Vectors se réduisaient à « l’expression d’une idée », elles ne rempliraient peut-être plus le mandat de la revue de produire une « tension productive entre théorie et pratique » (McPherson, 2018, p. 23)
Et pourtant, ces déclarations d’intention « rhétoriques » cohabitent, dans les textes de Vectors, avec de nombreux récits faisant état de décalages productifs, d’adaptations mutuelles, et parfois de tensions fertiles, entre les différents participants de l’écriture des pièces, transformateurs pour les chercheurs autant que pour les designers et artistes impliqués dans la collaboration (McPherson, 2018, pp. 164‑187). La dimension collective de la fabrication des pièces apparaît alors peut-être comme le facteur de déstabilisation le plus important pour les chercheurs dans une telle entreprise. Cette dimension collective demande aussi rapidement à l’équipe de mettre en place des modes d’organisation du travail plus ou moins formalisés afin de négocier la distribution des pratiques qu’elle implique. Malgré sa dimension expérimentale indéniable, la revue est alors confrontée à la nécessité de stabiliser certaines manières d’écrire et d’organiser le travail de son collectif de fabrication, d’écriture et de recherche. Quelle est, alors, l’influence des pratiques de fabrication à l’œuvre dans Vectors sur les pratiques d’écriture des chercheurs ? Comment le collectif négocie-t-il la tension entre ses formats méthodologiques et techniques et son projet politique et épistémologique ?

Le vacillement des formats

Vers la stabilisation de manières d’écrire récurrentes

Les articles de Vectors se présentent au premier abord comme l’expression d’une diversité radicale70 qui découle à la fois du positionnement éditorial de la revue et de la composition particulière de ses collectifs d’écriture. En ce sens, une telle diversité interdit à première vue de parler à leur propos d’un quelconque format d’écriture – compris comme l’alignement de certaines manières d’écrire, de présupposés épistémo-méthodologiques, et de dynamiques de stabilisation sociale. Et pourtant, la dimension sérielle de la revue et le choix d’une publication semestrielle invitent rapidement l’équipe à mettre en place des méthodes de travail propres à faciliter et accélérer le processus de production collective impliqué par le projet.
Les collaborations racontées dans les diverses « déclarations » des pièces de Vectors et l’ouvrage de Tara McPherson n’éludent pas les points de tension générés par la dimension collective de l’écriture induite par le design de leurs publications. Ces tensions relèvent de la temporalité contrainte qu’impliquent les aller-retour entre chercheurs et designers, de la dimension collégiale des choix ayant un impact sur l’interprétation et la signification des documents-publications, mais aussi des pratiques d’écriture particulières requises par le format technique des articles Vectors. En effet, la quasi-totalité des pièces est fabriquée au moyen d’une combinaison entre une interface visuelle utilisant la technologie flash71 et une base de données relationnelle stockant les images, vidéos, textes et

70 À ce titre, la diversité des appellations utilisées pour dans les statements des « articles » pour s’auto-désigner est à ce titre remarquable : « interactive project », « application », « archive for thoughts », « archive with a point of view », « archive », « argument », « article », « brainstorming », « collage of sequences », « collection – genre », « community », « companion piece », « critical scholarly argument », « database documentary », « database », « digital adaptation », « digital tour », « experiment », « experimental archive », « exploration », « extension », « film », « final installment », « imaginative archive », « interactive document », « interactive exploration », « interpretative diagram », « investigation », « linear text », « literal enactment », « model », « multi-perspectival documentation », « multidimensional platform », « multimedia catalog or database », « multimedia piece », « multiple platforms », « narrative space », « online archive », « performance », « piece », « public record », « publication », « role-play game », « role-playing game », « scholarly artifact », « section », « site », « tool to think with », « tool », « video essay », « video », « visual amplifier », « visual evidence », « website for the larger project », « website ».71Adobe Flash était une technologie permettant la production des contenus multimédia (animations, vidéos, jeux, etc.), très populaire dans les années 2000 pour la création d’applications et de pages web complexes et fortement interactives. Elle a été progres-
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autres contenus de chacun des articles. Dans ce contexte, une fois le projet d’une publication Vectors esquissé grâce à la collaboration tripartite du chercheur, du designer et de l’éditeur, un modèle de données doit être défini pour accueillir les divers textes, vidéos et autres images qui seront apportés par le chercheur. Puis, une fois ce modèle établi, le travail est divisé entre la conception et le développement d’une application front end72 par les designers, et le « remplissage » de la base de données par les chercheurs. Le processus de « clôture » du modèle de données impliqué par cette méthodologie de travail rend alors difficile les retours en arrière dans la structuration de la base, et invite les chercheurs à un travail de saisie très systématique, qui ne semble pas toujours bien vécu par ces derniers.
À travers les divers récits disponibles, on repère plusieurs mentions du caractère déstabilisant d’un tel format de travail qui demande aux chercheurs de penser l’organisation de leurs écrits et de leurs matériaux de recherche préexistants en fonction de la structure particulière de la base de données relationnelles. Cette dernière leur demande de saisir leurs « contenus » à l’intérieur d’une collection de tableaux interreliés, qui impliquent nécessairement une réduction de l’échelle des « unités de sens » produites pour nourrir le site. Cette réduction semble avoir été parfois difficile car « cela signifiait souvent quʼils devaient ‹ découper › leurs écrits dʼune manière qui semblait assez étrange pour les chercheurs en sciences humaines habitués à produire des travaux dʼérudition de longue haleine »73 (McPherson, 2018, p. 128). Ainsi par exemple, l’un des « boursiers », engagé dans le travail de conversion d’un livre déjà écrit en un article Vectors, « avait lʼimpression que sa forme fragmentée détruisait la subordination prudente de sa prose et affaiblissait sa chaîne linéaire ou son argumentation bien construite »74 (McPherson, 2018, p. 129). Cette

sivement abandonnée par les développeurs pour plusieurs raisons, notamment son statut juridique de logiciel propriétaire, l’incapacité de ses productions à être facilement indexées sur le web, et des problèmes de vulnérabilité en termes de sécurité informatique.72 Voir le chapitre 2 (p. ).73 Citation originale : « As the design process unfolded, scholars were asked to start working with the software before the outputs of their labor could be seen at the front end. For the front end to be generated, the scholars had to begin to populate the database. This often meant ‹ chunking › their writing in a manner that felt quite odd for humanities scholars used to producing long-form scholarship. »74 Citation originale : « We were building projects not for scholars but with scholars. This produced long-term gains but short-term tensions. The postcolonial and Irish studies scholar David Lloyd collaborated with Erik Loyer on the piece ‹ Mobile Figures, › a
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déstabilisation, combinée aux initiatives des designers et à la rencontre d’imprévus et de contraintes techniques inattendues, participe alors d’une situation qui relève parfois du « jeu », mais s’avère également parfois problématique :
Alors que nous nous installions dans nos rythmes de travail ces premières années, nous avons remarqué que de nombreux universitaires vivaient parfois le processus de collaboration comme une déqualification, ne serait-ce quʼà des moments particuliers. Les talents traditionnels des chercheurs en humanités – la création dʼune prose longue, la formulation dʼidées solitaires, la priorité donnée au texte – nʼétaient plus le seul terrain de travail.75 (McPherson, 2018, p. 128)
Parallèlement à l’accumulation de ces expériences de collaboration, le collectif de Vectors s’équipe progressivement d’outils qui permettent à ces derniers d’être davantage autonomes dans les choix de structuration et de saisie des « contenus » des publications. En ce sens, à partir de la fin de l’année 2005 – soit juste après la sortie du premier numéro de la revue – l’équipe développe un logiciel intitulé Dynamic Backend Generator (DGB) (McPherson, Anderson, Dietrich, & Loyer, 2010). Ce dernier est décrit par son créateur Craig Dietrich comme un « canevas d’écriture numérique avec SQL » (Dietrich, 2010) qui permet aux chercheurs de définir eux-mêmes le modèle de données de leur article, et d’éditer plus facilement les « contenus » intégrés dans la base de données associée à chaque article de Vectors.

rhizomatic exploration of the figure of the Irish during the years of the famine of 1845-1851. Llyod was working transmedially, as he was converting a long essay into a digital interactive project, producing a form of what we might now call transmedia scholarship. Confronted by the modular demands of the database, he initially balked. He felt its chunked form was destroying the careful subordination of his prose and weakening his well-wrought linear chain or argument. »75 Citation originale : « Despite this evocation of play, the process was not without its frictions. When our work on the first issue got under way following the 2004 summer camp, we came to realize that several of the projects and the journal itself would require more back-end support that we had initially realized. […] As we settled into our working rhythms those first few years, we noticed that many scholars would sometimes experience the process of collaboration as a deskilling, if only at particular moments. Traditional scholarly talents for humanists – the crafting of long-form prose, a solitary formulation of ideas, the privileging of text – were no longer the sole terrain of working. »
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Les arguments avancés par l’équipe de Vectors pour l’introduction du logiciel DGB relèvent tout autant d’une meilleure organisation du travail entre chercheurs et designers, que d’un désir de modifier plus profondément les pratiques d’écriture de leurs auteurs et leur manière de travailler avec les matériaux de leurs enquêtes. Ainsi, d’une part, Tara McPherson décrit la création du DGB comme « une infrastructure partagée pour la revue […] qui signifie que chaque projet nʼa pas besoin dʼêtre entièrement conçu comme un projet unique [...] et permet tout de même un travail personnalisé sur le front end »76 (McPherson, 2018, p. 128). D’autre part, le logiciel DGB est décrit par le designer Erik Loyer comme un « outil de middleware savant » destiné à faire en sorte que « la base de données fonctionne davantage comme un carnet de croquis que comme une grille » et permette « aux chercheurs dʼexpérimenter facilement différentes façons dʼorganiser leurs idées jusquʼà ce quʼils arrivent à une structure qui pourrait servir de base à de futurs travaux » (McPherson, 2018, p. 133). La contribution des concepteurs se déplace alors au niveau de l’outil d’écriture, et la dimension multimodale du projet de Vectors s’inscrit davantage dans le rapport intime des universitaires à l’écriture « numérique » avec leurs matériaux de recherche qu’à la mise en scène de cette dernière pour le public :
En utilisant cet outil, les participants peuvent migrer depuis des formes linéaires de travail (comme lʼécriture pour la page ou la vidéo) vers des formes fragmentées et interreliées. En substance, les chercheurs intègrent des modes de pensée « relationnels » dans leurs projets.77 (Dietrich, 2010)
Le développement de DGB stabilise en ce sens un certain régime relationnel de l’écriture avec les matériaux de recherche, qui opérationnalise l’ancrage épistémologique de la revue dans les théories de la différence et de l’interprétation dans un certain usage du format technique de la base de données relationnelle. Cependant, il stabilise

76 Citation originale : « Iʼll return to this software shortly, but, after the first issue, this middleware, built by Dietrich, created a shared infrastructure for the journal that meant each project need not be entirely crafted as a one-off. This back-end software allowed the data structures for each project to be generated more quickly while still permitting custom work on the front end. »77 Citation originale : « By using the tool fellows migrate linear forms for scholarship (such as writing for the page or video) into discrete, interrelated forms. In essence, fellows incorporate ‹ relational › ways of thinking into their projects. »
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également une certaine répartition des rôles pour la production des pièces spécifiques, dans laquelle chacun se voit associé à une fonction et une modalité technique d’écriture particulière : au chercheur, la définition du modèle de données et le remplissage de la base de données (relationnelle) propre à chaque article au moyen du DGB ; au designer, la charge de produire une interface « flash » à même d’en effectuer la « performance » multimodale. La création du DGB opère ainsi comme le point de départ d’un processus de rationalisation qui amène rapidement l’équipe de Vectors à formuler le projet de constituer une plateforme à même de généraliser les expérimentations de la revue et les rendre accessibles à un plus grand nombre d’universitaires. Quels sont alors les effets de cette stabilisation sur la relation entre enquête, écriture, et formation sociale des collectifs de recherche ? Les démarches expérimentales d’écriture multimodale expérimentées dans Vectors peuvent-elles être industrialisées ?

Stabilisation socio-technique et horizons
de pratique

Il s’agit maintenant d’étudier comment les pratiques d’écriture expérimentale étudiées précédemment dialoguent avec des dynamiques d’institutionnalisation et de diffusion via des processus de stabilisation technique et sociale. Pour ce faire, je vais analyser les continuation de l’expérience de la revue-laboratoire Vectors dans la plateforme-organisation Scalar, qui vise à systématiser et transformer certaines des pratiques développées dans la première expérience sous la forme d’un dispositif socio-technique de plus grande échelle et à la configuration sociale plus stable.
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De la stabilisation de manières d’écrire à un format d’écriture numérique : le cas de la plateforme Scalar

« Changer d’échelle » : promesses et dilemmes de la stabilisation

La création de l’outil Dynamic Backend Generator dans le cadre du Vectors Lab et du Vectors Journal initie un travail de délégation et de stabilisation de certaines modalités techniques d’écriture. Ce faisant, elle autonomise progressivement les chercheurs dans leur dialogue avec leurs « matériaux de recherche » et déplace progressivement la dimension collective des premières expérimentations multimodales au profit d’un public d’écrivains plus large et plus diversifié. Alors que Vectors semble être à l’arrêt depuis 2014, ce travail de délégation trouve sa suite dans le développement du projet Scalar depuis 2009. 
Scalar est d’abord le résultat d’un déplacement de l’attention des initiateurs de Vectors depuis la conception d’expériences de lecture vers la conception d’expériences d’écriture qui se concentre sur les possibilités de structuration informationnelle permises par les bases de données relationnelles (Anderson, 2015, p. 132). Un tel déplacement découle de la volonté de l’équipe d’approfondir son projet initial, c’est-à-dire notamment de favoriser une remise en question des tendances normalisatrices et « discrétisantes » des technologies numériques en général et des bases de données en particulier, au moyen d’une attitude multimodale qui s’autorise à jouer avec les mêmes moyens d’expression que ses objets d’étude et de critique. Ainsi, selon les mots de Tara McPherson, le passage de Vectors à Scalar se présente comme le moyen d’« intégrer [la méthodologie de Vectors] au niveau du design du logiciel, en infectant la base de données avec une intention féministe » (McPherson, 2018, pp. 213‑216). Ce passage a des implications techniques mais aussi sociales, puisqu’il appelle à reconfigurer le rôle de l’équipe vis-à-vis des chercheurs avec lesquels elle collabore.
Le discours d’accompagnement de Scalar est aussi marqué par un projet de démocratisation des pratiques d’écriture expérimentées dans Vec-

78 Citation originale : « As we push toward these forms of digital publishing, we will continue to require bold experimentation, but we will also need to fold the insights gleaned from these experiments back into more mainstream scholarly communication. »79 Citation originale : « certain genres or types of scholarship well suited to database platforms. These included the animated archive, the experiential argument, the interactive documentary, and the spatialized essay, as well as various forms of simulation or visualization. »
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tors. Il s’agit d’intégrer « les idées glanées à partir de ces expériences dans la communication scientifique plus générale »78 (McPherson, 2010), et de stabiliser certains « genres adaptés aux plateformes de bases de données » – « archive animée », « argument expérientiel », « documentaire interactif », « essai spatialisé », « simulation et visualisation »79 (McPherson, 2010). Ce faisant, l’équipe entend dépasser ce qu’ils perçoivent comme une difficulté d’adaptation des universitaires (McPherson, 2018, p. 161) en stabilisant des « formes reconnaissables, même si cette demande de reconnaissance peut étouffer lʼexpérimentation créative vers laquelle le matérialisme féministe semble tendre » (McPherson, 2018, p. 161). La notion de reconnaissance est alors à entendre dans un double sens : il s’agit, d’une part, sur un plan méthodologique, de faciliter l’adoption de nouvelles manières d’écrire par les chercheurs en stabilisant des techniques d’écriture récurrentes et les outils qui les équipent ; d’autre part, sur un plan socio-professionnel, l’enjeu est de permettre aux chercheurs de « publier véritablement le travail qu’ils produiraient dans ces espaces et de recevoir le crédit approprié pour leurs efforts »80 (McPherson, 2010). Pour ce faire, il est nécessaire de développer une plateforme « aussi simple qu’un blog » (ANVC, 2009) mais également intégrée dans des circuits institutionnels et politiques légitimants, et dans les systèmes techniques d’indexation qui permettent de rendre les publications « comptables » et « trouvables » dans le système de la communication scientifique.
Les discours des acteurs de Vectors et de Scalar n’éludent cependant pas les dilemmes et et les hésitations par lesquels ils semblent être pris dans ce mouvement de stabilisation. Ainsi, McPherson rappelle le labeur et la main-d’œuvre très importants nécessités par la méthodologie de travail de Vectors, « même après que la DGB ait rationalisé le processus de production » (McPherson, 2018, p. 159), pour justifier la création de Scalar sur le mode d’une réduction des coûts inévitable. Outre cette dimension économique, le modèle collaboratif de Vectors est par ailleurs présenté comme problématique en termes de préservation technique et de durabilité documentaire :
Dans un monde idéal, je continue de croire que chaque projet scientifique devrait trouver le design et la structure les mieux

80 Citation originale : « Archives cannot become rich environments for virtual collaboration and experimentation if scholars cannot actually publish the work they might produce in these spaces and receive appropriate credit for their efforts. »81 Citation originale : « In a ideal world, I still believe that each scholarly project should
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adaptés à ses preuves, arguments et objectifs uniques (et ce format sera parfois un livre imprimé !), mais ce monde seraitdifficile à financer et peut-être aussi plus difficile à soutenir et à préserver, car chaque projet aurait ses propres capacités, besoins et bizarreries. 81 (McPherson, 2018, p. 161)
Dans les textes de présentation de Scalar, on remarque ainsi une certaine tension entre un discours relevant de la conquête d’une « nouvelle frontière » pour le « futur de la communication scientifique », présentant Scalar comme l’instrument d’une norme d’écriture à venir (McPherson, 2010), et l’ancrage théorique et matériel de l’histoire du projet dans des théories du matérialisme féministe et de la différence (McPherson, 2018), qui ne cesse de scander son attachement à l’altérité et à l’expérimentation. Il s’agit maintenant d’étudier comment ces tensions travaillent-elles la stabilisation des modalités d’écriture explorées dans les expérimentations multimodales de Vectors à travers le processus d’institutionnalisation dont Scalar est la manifestation.

Un processus de stabilisation technique et institutionnelle

Le début du développement de Scalar en 2009 s’accompagne de la création d’une organisation intitulée l’Alliance for Networking Visual Culture82 (ANVC), ancrée dans le soutien de la fondation A. W. Mellon et du Scholarly Communication Institute (Alliance for Networking Visual Culture, 2009), puis le support de l’agence américaine de financement public National Endowment for the Humanities (NEH). LʼANVC se présente comme une infrastructure à la fois humaine et technologique visant à soutenir, entretenir et diffuser l’usage de Scalar.
Scalar est un logiciel accessible en code source ouvert (Alliance for Networking Visual Culture et al., 30 mars 2013/2015) que chacun peut reproduire et réinstaller librement, mais aussi une plateforme d’écriture, de stockage et de publication83 ouverte à tous84, et enfin la

find the design and structure best suited to its unique evidence, argument, and purpose (and that format will sometimes be a print book!), but that world would be hard to fund and perhaps also harder to sustain and preserve, as each project would have its own capacities, needs, and quirks. »82 Traduction : « Alliance pour la culture visuelle en réseau ».83https://scalar.usc.edu/works.84 Cette plateforme est ouverte à tout utilisateur humain, mais également à la manipulation machinique via la publication de chacun de ses élément au format XML-RDF et le respect de normes d’indexation telles que DublinCore. Voir https://scalar.me/anvc/features/web-standards/.
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pierre angulaire de l’ANVC qui vise à l’intégrer dans l’environnement universitaire américain au moyen de diverses associations. Par le truchement des partenariats de l’ANVC, la plateforme est ainsi articulée avec une série d’institutions et d’archives85 dont il est possible d’intégrer directement les matériaux dans les publications réalisées avec la plateforme. Elle est par ailleurs associée avec plusieurs presses universitaires86 qui lui assurent une visibilité dans les circuits de l’édition traditionnelle, et l’occasion de multiples expérimentations à grande échelle consistant à publier systématique un ouvrage imprimé et son « compagnon » en ligne au moyen de Scalar87.
L’équipe de Scalar propose enfin un ensemble d’initiatives destinées à l’adoption de l’outil par un large public d’universitaires américains, notamment via des webinaires gratuits de formation à l’outil, ainsi que des « Summer Institutes » qui semblent être l’occasion d’ateliers combinant des formations, des phases de co-écriture avec l’outil et des phases de tests permettant à l’équipe de documenter des retours de la part des « utilisateurs ». Ce processus d’institutionnalisation passe également par la mise en place de guides et d’écrits relatifs à la révision et à l’évaluation des travaux multimédia (Anderson & McPherson, 2011) dans les contextes pédagogiques et scientifiques. Scalar se présente ainsi comme un « assemblage » socio-technique qui se compose à la fois d’infrastructures logicielles, d’activités et d’institutions.

Un modèle de données tourné vers l’immanence structurelle
et son interface d’écriture

Le logiciel Scalar propose un régime d’écriture articulé autour de la mise en relation de matériaux de recherche « non-textuels » (images, vidéos, etc.) et d’écrits, qui doit anticiper les pratiques de navigation des lecteurs comme des pratiques de production de sens à part entière. Pour ce faire, il vise à fournir au chercheur le moyen de développer une struc-

85 Le Metropolitan Museum of Art, l’Internet Archive, l’Hemispheric Institute Digital Video Library, le Shoah Foundation Institute Visual History Archive. Voir https://scalar.me/anvc/features/archive-partners/. Elle s’inscrit par ailleurs en relation avec d’autres initiatives telles que le projet Critical Commons, qui permet aux chercheurs de publier en ligne des extraits de matériaux audiovisuels de manière légale et de s’assurer de leur pérénité (Anderson & Loyer, 2008)86 Notamment University of Michigan Press, MIT Press, University of California Press, Open Humanities Press, New York University Press et Duke University Press. Voir https://scalar.me/anvc/about/.87 Voir par exemple l’ouvrage Just TV de Jason Mittle (Mittell, 2015) et son compagnon numérique (Mittle, 2015).
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ture hypertextuelle « immanente » (McPherson, 2018, p. 221) construite de manière itérative à partir de relations établies par l’écrivain entre les divers éléments constitutifs de sa recherche. Ainsi, au lieu d’imposer par avance une hiérarchie structurée d’éléments composant la publication – comme le ferait par exemple un logiciel imposant à priori une structuration en « chapitres » composés de « sous-chapitres », ou en « billets de blog » composés de « paragraphes » et « d’images » – Scalar propose un mode d’écriture réticulaire qui consiste à constituer une collection de textes et de matériaux, puis à les connecter au moyen de relations hypertextuelles sans présumer a priori de relations de hiérarchie entre ces derniers.
Pour ce faire, Scalar propose aux chercheurs d’écrire leurs publications en fonction d’un modèle de données qui reste invariant pour toutes les publications de la plateforme, mais qui est conçu pour être le plus souple possible en termes d’organisation des écrits et des autres matériaux à l’intérieur des publications. Ainsi, il offre aux écrivains la possibilité de définir plusieurs genres d’éléments dans leur publication, puis ensuite d’établir des connexions de divers types entre ces derniers. Les deux principaux genres d’éléments manipulés durant l’écriture sont, d’une part, la page, qui correspond à un « contenu structuré » au format HTML et saisi dans l’interface d’écriture au moyen d’une interface de type What you See is What you Get88 ; et, d’autre part, le média, qui désigne une variété de matériaux de recherche pouvant prendre la forme d’images, de vidéos, de documents, ou même d’extraits de code. Ces médias peuvent être importés dans l’interface, décrits précisément en termes de métadonnées, mais aussi annotés dans le détail de leur matérialité (en attachant une portion de texte à une zone d’image ou à une portion de vidéo par exemple). Autour des deux types d’éléments fondamentaux que sont les pages et les médias gravitent d’autres types complémentaires : des « notes » peuvent être insérées dans les contenus, ou encore des « termes » permettent l’usage d’un vocabulaire contrôlé.
Sur la base de ce vocabulaire d’éléments fondamentaux, Scalar propose une grammaire de relations qui permet de créer des publications dont la structure hypertextuelle reflète la « structure interprétative » définie par le chercheur-écrivain. Ces relations peuvent être établies depuis

88 Cette dernière permet également d’éditer les contenus qui permet néanmoins d’éditer « directement » au moyen de code HTML.
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n’importe quel type d’élément vers n’importe quel autre. Par exemple, on pourra, à l’intérieur d’une publication Scalar, « annoter » (selon le terme employé dans l’interface) un « média » avec une « page ». On pourra cela dit également « tagger » un « média » avec un autre « média ». On pourra même « commenter » une « page » avec un « terme », voire transformer un « média » en un « tag » assemblant une diversité de pages, etc. Chacune de ces mises relations opère alors comme un acte d’écriture complémentaire à la définition des éléments en tant que tels, et se traduit ensuite dans l’interface de lecture des publications par une composition graphique appropriée, ou par la proposition au lecteur d’une possibilité de navigation hypertextuelle. Un dernier type d’éléments d’écriture permet enfin de réintroduire une forme de séquentialité dans les pratiques de lecture proposés aux visiteurs. Ainsi, la plateforme permet de transformer certains éléments en « path » (chemins) qui sont des listes d’éléments – pages, médias, tags, etc. – permettant de proposer aux lecteurs plusieurs « parcours hypertextuels » à l’intérieur des publications. Ces derniers ne sont pas limités en nombre, et il est donc possible de proposer dans une publication une diversité de « cheminements » séquentiels qui tissent plusieurs fils distincts à travers le même ensemble de matériaux non-textuels et d’écrits.
Sur la base de son modèle d’écriture très particulier, l’interface d’écriture de Scalar semble au premier abord étonnement « conventionnelle » en terme de procédures d’interaction et d’interface graphique. Visuellement, cette dernière s’apparente en effet beaucoup à un outil de gestion de contenu de type Content Management System (CMS). Elle en reprend la plupart des codes visuels et interactifs (menu de navigation, systèmes de listes et d’onglets multiples permettant de gérer les différents types d’objet, etc.) et met assez peu en avant la dimension réticulaire de l’écriture proposée par l’outil. Ainsi, les différents éléments permettant de « relier » un élément avec d’autres à l’intérieur du projet se présente comme un menu déroulant en bas des contenus (fig. 11 p. ). Au même niveau dans l’interface d’écriture, un système de layouts(fig. 12 p. ) permet par ailleurs de choisir entre différents gabarits d’affichage préfabriqués les relations graphiques qui doivent s’établir entre texte et « figures » (« médias », « widgets », etc.) à l’intérieur des pages. La manière d’écrire spécifique de Scalar entre donc, par le truchement de
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son interface visuelle d’écriture, en résonance avec nombre d’interfaces de gestion de contenus existantes, facilitant peut-être la prise en main, mais proposant également son propre cadre quant à ce qu’il est pensable et possible de faire à travers la plateforme.
L’interface d’écriture Scalar se présente ainsi comme une forme de négociation entre certains éléments reconnaissables la rattachant à des technologies d’écriture partagées – utilisation d’un éditeur de texte graphique, structuration semblable à un CMS – et un modèle de données radicalement réticulaire qui institue la mise en relation hypertextuelle de matériaux écrits et visuels comme opération d’écriture dominante et fondamentale. L’approche multimodale de Vectors tournée vers les dimensions « expérientielles » (McPherson et al., 2009) des technologies numériques est donc relativement délaissée au profit d’un dialogue « en tête à tête » avec la base de données relationnelles et ses modalités d’écriture, ses tendances et ses potentialités. Il s’agit maintenant de voir l’influence de tels choix sur la constitution sociale des collectifs d’écriture.

Délégation technique et stabilisation méthodologique

Le déplacement méthodologique opéré par Scalar s’observe avant tout dans l’apparence des publications numériques que la plateforme permet d’écrire, qui me semblent manifester un relatif désintérêt pour les expériences de lecture qu’elle autorise. En effet, la version publique d’une production réalisée avec Scalar est rendue accessible via un site web à l’interface de lecture extrêmement normalisée visuellement. Dans les pages d’une publication Scalar, les multiples éléments d’un écrit – pages, médias, commentaires, etc. – sont découpés en différentes pages qui se présentent toutes selon un ensemble réduit de gabarits graphiques prédéfinis (fig. 13 p. ). La structure potentiellement très complexe des publications est par ailleurs atténuée – voire invisibilisée – par le signalement relativement discret des multiples liens attachés à chacun des éléments visités, et par le caractère monotone et répétitif de son format de lecture89. Il se dégage ainsi, à la lecture d’une publication Scalar, une

89 Le format d’écriture de Scalar permet cependant aussi de mettre en scène la structure de la publication en tant que telle au moyen d’une série de « widgets » de visualisation qui peuvent être intégrés afin de permettre aux lecteurs d’autres logiques de navigation à partir de ces points d’entrée diagrammatiques.
Le vacillement des formats
impression d’homogénéité visuelle très forte qui rend facilement reconnaissables les publications faites avec la plateforme et le logiciel tout en rendant moins spectaculaire sa dimension multimodale.
La stabilisation technique et institutionnelle opérée par Scalar semble par ailleurs s’accompagner de la stabilisation de certaines manières de travailler et d’envisager la relation entre écriture et matériaux de recherche. Les premiers comptes rendus d’usage de l’interface semblent en ce sens indiquer que cette dernière favoriserait une forme de « séquentialité » dans la méthodologie de travail, faisant naturellement précéder la collection, le regroupement, la description et la « curation » des matériaux de la recherche à publier – qu’ils soient des extraits vidéo, des images ou des sites web – puis leur connexion au moyen de la grammaire relationnelle de l’interface, et enfin la rédaction d’éléments textuels et la constitution de « cheminements » particuliers. La fabrication de la plateforme agit ainsi comme la stabilisation d’une modalité particulière de relation entre écriture et matériaux de recherche, ainsi que l’indique ce témoignage :
Dʼune certaine manière, je pense donc que Scalar fonctionne bien en rassemblant votre matériel source et en lʼimportant avant la réalisation de votre publication.90 (Owens, 2018)
Les transformations méthodologiques opérées par la plateforme ont par ailleurs une forte influence sur l’organisation sociale du travail d’écriture qu’elle implique par rapport à Vectors. En effet, l’institution de la plateforme Scalar semble au premier abord déplacer le rôle des designers, artistes et ingénieurs impliqués dans le processus d’écriture collective de Vectors depuis la fabrication de pièces spécifiques vers la fabrication d’environnements d’écriture stabilisés et autonomes. La stabilisation de Scalar opère en ce sens une délégation technique de certains choix, depuis des dialogues issus d’une collaboration interdisciplinaire, vers un outil technique qui les sédimente et les met en œuvre de manière systématique. À partir de l’observation de certaines pratiques – et structures –

90 Citation originale : « So in some ways I see Scalar working well by gathering your source material and importing it in advance of building out your publication. »
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
récurrentes dans la constitution des bases de données des articles Vectors, un modèle général de l’écriture est ainsi formulé et implémenté dans un logiciel qui demande moins de ressources techniques et humaines et le performe procéduralement.
Cependant, on retrouve à l’intérieur de la plateforme des espaces pour une collaboration relevant du design et de l’expérimentation d’autres manières d’écrire les publications que celles initialement proposées – et fortement suggérées – par le fonctionnement de la plateforme. En ce sens, d’une part, les productions Scalar autorisent un travail de « personnalisation » qui permet d’écrire des mécanismes d’interaction et des instructions de mise en forme spécifiques à chaque production au moyen des langages informatiques Javascript et Cascading Style Sheets91D’autre part, chaque production de Scalar est accessible sous la forme d’un point d’entrée destiné à la programmation d’interfaces visuelles spécifiques via une Application Programming Interface (API). Cette dernière permet d’exploiter une publication Scalar comme une ressource propre à effectuer un travail d’écriture multimodale plus libre (sur les plans visuel, interactif, sonore, etc.) depuis une autre application. En l’état, rares semblent être les projets qui s’engagent dans un travail supplémentaire de design graphique ou interactif92, et la plupart des documents produits avec Scalar héritent de son interface de lecture par défaut. Cependant, la relative « jeunesse » de la plateforme rend difficile un quelconque bilan quant à l’actualisation de telles articulations entre la plateforme et des démarches d’écriture expérimentales.
Ainsi, à travers la stabilisation opérée par Scalar, les approches méthodologiques et épistémologiques observées dans Vectors sont à la fois sédimentées dans le dispositif technique de la plateforme – qui implique une fréquentation intime des matériaux de recherche et une attitude relationnelle et « hypertextuelle » vis-à-vis de l’écriture avec ces derniers – et ré-articulées selon de nouvelles modalités d’assemblage social et méthodologique au moyen de son architecture technique particulière et l’exposition d’une interface pour la programmation de formats d’écriture nouveaux et hybrides. La variété des publications Scalar répertoriées dans Studiolo93

Le vacillement des formats
manifeste à ce titre sa capacité à rencontrer une diversité de genres et de contextes éditoriaux et scientifiques, qu’il s’agisse de produire « des compagnons numériques pour des livres imprimés, […] des critiques dʼexposition interactives, des articles scientifiques nativement numériques [...], des manuels interactifs, des expériences médiatiques personnalisées, des livres entiers nativement numériques (parfois multilingues), des devoirs de classe, des fictions électroniques et de nombreux autres projets »94 (McPherson, 2018, p. 193)
La stabilisation méthodologique opérée par la plateforme Scalar semble indéniablement imprimer sur les pratiques d’écriture une « proposition insistante » quant à une certaine manière de dialoguer avec les matériaux de recherche, et favorise de ce fait certaines approches vis-à-vis de la publication et de ses implications épistémologiques (et politiques). En ce sens, elle associe et aligne des manières d’écrire récurrentes avec certaines conceptions de ce qu’est l’authenticité d’une travail de recherche. Cependant, elle autorise aussi la rencontre d’autres formes d’authenticité mobilisées par les « utilisateurs » qui s’approprieront la plateforme et la feront dialoguer avec des pratiques diversifiées95. Elle n’en reste donc pas moins ouverte à la combinaison et à l’hybridation avec une diversité de manières de faire.
En stabilisant certaines dimensions de l’écriture tout en laissant d’autres ouvertes à l’expérimentation, l’influence de Scalar sur la rencontre entre les matériaux de recherche et les pratiques d’écriture s’opère ainsi selon une relation de causalité non-linéaire, qui reste ouverte à la ré-articulation et qu’il serait incorrect de décrire comme une standardisation ou une généralisation de la démarche expérimentale initiale. Il faut alors essayer de qualifier les effets de cette stabilisation partielle – et réversible – sur les formats d’écriture numériques de la recherche en SHS.

94 Citation originale : « Though Mirzoeff and several other scholars have used Scalar to produce digital companions to print books, Scalar has also been used to create interactive exhibit reviews, born-digital scholarly articles […], interactive textbooks, custom media experiences, entire born-digital books (sometimes multilingual), classroom assignments, electronic fiction, and many other projects. In many ways, it is already functioning as the sketchpad it was partially conceived to be. »95 Il est, par exemple, tout à fait possible d’écrire avec Scalar de manière « non relationnelle », et l’Application Programming Interface de Scalar permet de l’articuler avec une diversité d’autres manières d’écrire n’utilisant pas nécessairement son interface d’écriture relativement conventionnelle.
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques

La stabilisation socio-technique des formats d’écriture comme production d’horizons pour les pratiques d’enquête

Vers un régime d’écriture reconnaissable

La plateforme Scalar offre un cas d’étude remarquable pour analyser la manière dont des expérimentations émergeant d’une déstabilisation des technologies d’écriture de l’enquête dialoguent avec la formation institutionnelle et épistémologique de nouveaux collectifs de recherche. À ce titre, les comparaisons effectuées entre Scalar et des instances d’écriture existantes me semblent révélatrices de l’émergence d’un nouveau format d’écriture reconnaissable. En ce sens, le logiciel Scalar est dans de nombreuses recensions rapporté au logiciel Wordpress qui constitue parfois un point de référence facilitant l’adoption – Scalar est ainsi « une plateforme aussi simple à utiliser que WordPress » (Tracy, 2016) – et parfois un point de référence négatif permettant de qualifier, par contraste, les spécificités de Scalar en tant que middleware intellectuel96, tel que le font Johanna Drucker et Patrick Svensson (Johanna Drucker & Svensson, 2016). Dans ce dernier sens, Tara McPherson mobilise également WordPress plusieurs fois dans ses textes comme une valorisation implicite de la « hiérarchie », là où Scalar se présente sur le registre de « l’immanence » et « peut être considéré comme une reformulation spéculative de structures logiques rigides en structures plus conceptuelles, créant des possibilités de relations nombreuses et variées, tant humaines que machiniques »97 (McPherson, 2018, p. 211). Ce faisant, dans le contexte américain, Scalar semble effectivement construire progressivement un public de chercheurs qui l’utilisent et commencent à se reconnaître mutuellement

96 Voir les développements à propos de ce concept dans le chapitre 2 (p. ).97 Citation originale : « If WordPress priviledges hierarchy, Scalar prefers immanence. Scalar might be thought as a speculative remapping of rigidly logical structures toward more conceptual ones, creating possibilities for many-to-many relations in diverse and varied kinds, both human and machinic. »
Le vacillement des formats
comme partageant une communauté de pratique. Il semble également commencer à être reconnu comme l’une des manières légitimes de publier un travail de recherche98.
La dimension dynamique de la stabilisation de Scalar se retrouve par ailleurs dans les discours de ses initiateurs quant à l’avenir du projet. Alors que certains commentateurs décrivaient en 2011 Scalar comme l’instrument d’une forme de « messianisme numérique » prétendant sauver les humanities américaines des coupes budgétaires qui les menacent par un tour technologique, et l’accusaient de se présenter comme le « next big thing » de l’édition universitaire (J. Rogers, 2011), Tara McPherson, elle, en 2018, insiste sur la prétention de Scalar à devenir une infrastructure pour des pratiques expérimentales à venir99. Elle présente par ailleurs le projet comme soumis au destin inéluctable d’une « dégradation gracieuse »100 (McPherson, 2018, p. 211) et rappelle que « lʼespace à partir duquel [Scalar] a pris forme a encouragé un processus continu de fabrication, dʼitération et de refonte dans lequel la théorie, lʼhomme et la machine se sont remodelés continuellement lʼun lʼautre » et que « nous devons construire davantage dʼespaces pour que de tels reenactments puissent se dérouler »101 (McPherson, 2018, p. 211)
Ainsi, à partir d’un certain modèle de ce que pourrait être un régime d’écriture de l’enquête en SHS, mobilisant de manière extensive et intime une diversité de matériaux à travers leur mise en relation via une base de données, l’institutionnalisation de Scalar me semble conduire néces-

98 En témoigne la présence de Scalar dans la grande étude internationale 101Innovation (https://101innovations.wordpress.com/ ) comme l’un des logicels d’écriture savante principaux utilisés par les chercheurs. Voir au début du chapitre 2 (p. ) une analyse graphique plus détaillée de cette étude.99 On observe en ce sens un décalage net avec les publications du début des années 2000, qui se présentent davantage sur le registre de l’innovation et de la mise en place d’une nouvelle norme d’écriture, comme on l’a vu précédemment dans cette partie.100 Expression originale : « graceful degradation ».101 Citation originale : « But we were prototyping Scalar on the basis of an assemblage we had already pulled together, one that involved work with well over a hundred scholars; with an evolving platform; with forms of critical thinking that priviledged affect, emotion, embodiment, and difference; with emerging and experimental aesthetic registers; and with extended collaboration. Feminist and materialist thinking is in there – in Scalar – fron the context of our practice. We could of course describe Scalar without reference to feminist or other theories of difference (certainly our grant applications often did). But Scalar emerged from the context of over a decade of work with scholars seeking to mobilize theories of difference and modes of activism to reimagine the relationship of technology to scholarship. The space from which it took shape encouraged an ongoing process of making, iteration, and remaking in which theory, human, and machine continually reshaped each other. We need to build more spaces for such reenactments to unfold. »
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
sairement à la stabilisation progressive d’un format d’écriture, qui aligne partiellement des manières d’écrire, des présupposés épistémologiques et des collectifs sociaux, sans pour autant être fermé à l’articulation et à des hybridations à venir. Ce faisant, il n’établit pas un état de fait définitif, mais opère un partage graphique dynamique et temporaire. Ce dernier consiste en un « travail des frontières » qui est « le résultat d’un travail de négociation et de démarcation […], et non une délimitation statique acquise une fois pour toutes » (Pontille, 2003). Cependant, contrairement aux formats d’écriture décrits dans des travaux précédents, ce format-ci n’est pas exclusivement articulé par des pratiques d’écriture mises en œuvre par les chercheurs à l’intérieur d’un cadre matériel stabilisé, tel que celui des circuits éditoriaux « conventionnels ». Il repose plutôt sur des technologies d’écriture émergentes qui résultent de pratiques de fabrication récentes qui évoluent et réagissent au contact des pratiques d’écriture qu’elles suscitent. Il s’agit donc de qualifier la relation qui s’opère entre la stabilisation de ces pratiques de fabrication et les dynamiques de stabilisation des pratiques d’écriture qui en découlent.

Formats socio-techniques d’écriture et fabrication d’horizons méthodologiques et épistémologiques

Il s’agit maintenant de qualifier comment la stabilisation matérielle de formats d’écriture telle que celle opérée par Scalar dialogue avec les pratiques de l’enquête des collectifs de recherche en SHS. Pour éclairer une telle relation, il est possible de s’aider à nouveau de certains équipements issus de la sociologie, et en particulier de la sociologie des sciences et des techniques (STS). En effet, de nombreux travaux dans le champ des STS ont consisté à étudier les dynamiques de stabilisation socio-technique à l’œuvre dans la formation des connaissances et des « faits » scientifiques – comme on le verra dans le chapitre suivant – mais également des pratiques de communication et de « l’articulation entre contenu et matérialité » à l’oeuvre dans « lʼinteraction entre le contenu symbolique et la signification avec les artefacts, les pratiques, et les arrangements sociaux qui leur sont associés »102 (Boczkowski & Lievrouw, 2007, p. 955). Une telle approche permet d’étudier l’action de ces stabilisations sur les pratiques sans pour autant présupposer d’un déterminisme total des pratiques culturelles sur les pratiques de fabrication (technique) ou vice versa.

102 Citation originale : « […] we would refine the definition of media and information technologies to highlight the interplay of symbolic content and meaning with the artifacts, practices, and social arrangements that are associated with them. »
Le vacillement des formats
Dans ce dernier cadre, à travers une étude portant sur la stabilisation technologique et culturelle du « blog » dans les communautés de publication en ligne, le sociologue Eduardo Siles a décrit comment l’interaction entre des pratiques de fabrication technique et des pratiques culturelles (d’écriture) était en mesure de provoquer un processus de « cristallisation » propre à l’émergence d’un nouveau « format » (Siles, 2011). Dans l’étude de Siles, le processus de « cristallisation » s’incarne dans trois temps : d’abord, un mouvement d’extension de dispositifs matériels d’écriture existants à des nouveaux contenus (dans le cas des blogs, ceux des « diaries » et autres « journaux » en ligne ayant émergé dès la création du web) ; ensuite, la matérialisation et la réarticulation de ces pratiques par le développement de technologies nouvelles à même d’en faciliter la reproduction (dans le cas du blog, l’émergence des Content Management Systems et de plateformes telles que Blogger) ; enfin la stabilisation d’un nouveau « format » à part entière via l’utilisation d’un vocabulaire faisant consensus et la mise en place de formats de lecture nouveaux qui rendent le format reconnaissable, mais aussi appropriable pour de nouvelles pratiques.
En ce sens, le « format » est alors défini par Silès comme une « configuration mutuelle entre un médium et un méta-genre » qui stabilise progressivement des temporalités et des modalités de publication particulières tout en se détachant de « genres » de productions culturelles spécifiques. Le format est alors l’expression d’une stabilisation qui se reconnaît à trois propriétés : d’abord, la standardisation technique à travers des systèmes technologiques de plus en plus automatisés (par exemple, pour le blog, la création de la plateforme Blogger) et l’utilisation de gabarits ; ensuite, la normalisation progressive des discours qui consiste à nommer le format de plus en plus explicitement et à le décrire sans tenir compte des contenus pour lesquels il est utilisé ; enfin, la stabilisation d’un « consensus partiel » sur la signification et les usages les plus appropriés de la technologie parmi les acteurs (lecteurs, écrivains, informaticiens, etc.) (Siles, 2011, p. 753) impliquant des pratiques de lecture, d’édition et d’écriture stabilisées.
Il me semble légitime d’appliquer le cadre descriptif proposé par Silès à l’étude de la stabilisation opérée par Scalar. En effet, on observe bien le même processus de standardisation technique, de désignation émer-
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
gente, et de diffusion des pratiques impliquées par la dimension institutionnelle de l’organisation ANVC et de ses multiples partenariats. Cependant, dans le cadre des pratiques de publication de recherche, la dimension socio-technique de la cristallisation des formats s’accompagne aussi d’une stabilisation méthodologique, qui a des implications épistémologiques. Comme on l’a vu, ces implications ne s’expriment pas sur le registre d’un déterminisme strict, puisque le format d’écriture d’une plateforme comme Scalar relève de la proposition ou de la facilitation de certaines manières de faire plutôt que de leur imposition définitive. Le redéploiement de nouveaux genres à partir de l’exemple de Scalar révèle par ailleurs qu’une fois un format socio-technique stabilisé, il ré-articule des pratiques existantes et devient alors l’infrastructure pour de nouvelles expérimentations.
Je propose en ce sens de nommer format socio-technique d’écriture le résultat de la stabilisation partielle d’expérimentations touchant à l’articulation entre écriture et enquête. Le format socio-technique d’écriture a alors beaucoup à voir avec le concept de genre si on comprend ce dernier comme un processus de stabilisation ancré dans des dynamiques de reconnaissance partielles et instanciées dans les pratiques. Je m’inscris ici dans l’approche du concept de genre proposée par la théoricienne des médias Lisa Gitelman, qui ne comprend pas le genre comme la reconnaissance d’une série d’attributs formels ou de caractéristiques immuables, mais plutôt comme un « mode de reconnaissance » qui dépend « dʼun nombre peut-être infini de choses que de grands groupes de personnes reconnaissent, reconnaîtront ou ont reconnu comme l’un des usages des écrits »103 (Gitelman, 2014, p. 2). Ainsi, les genres ne sont pas fixes mais sont des « pratiques dʼexpression et de réception continues et changeantes, reconnaissables dans une myriade de circonstances constitutives variables à la fois et aussi dans le temps » qui articulent les « horizons d’attente » d’une diversité d’acteurs et leurs pratiques104. En ce

103 Citation originale : « A quick word on genre: As I understand it, genre is a mode of recognition instantiated in discourse. Written genres, for instance, depend on a possibly infinite number of things that large groups of people recognize, will recognize, or have recognized that writings can be for. […] Schoolbooks have long suggested, by contrast, that genre is a question of ingredients or formal attributes—sonnets have fourteen lines, for instance, while comedies end in marriage and tragedies in death—so I’m urging a different perspective by focusing on recognition that is collective, spontaneous, and dynamic. »104 La notion d’horizon d’attente est ici empruntée par Lisa Gitelman au travail de H. R. Jauss sur l’esthétique de la réception (Jauss, 1978/1990) et étendue à une diversité de pratiques intellectuelles et matérielles des documents.
Le vacillement des formats
sens, le genre d’un format socio-technique d’écriture opère comme un acteur qui fait dialoguer des articulations épistémo-méthodologiques sédimentées dans des outils et des infrastructures matérielles avec les nouvelles articulations opérées par les pratiques d’écriture que ces dernières autorisent.
La stabilisation socio-technique impliquée par la production d’un format socio-technique d’écriture touche ainsi l’ensemble de la chaîne qui transforme « l’écriture qui enquête » en « écriture qui publie », mais également des pratiques et des acteurs associés à la publication de la recherche. Je propose d’emprunter à la chercheure en littérature Rachel Malik le concept d’horizon (Malik, 2008) pour désigner le dialogue des formats socio-techniques d’écriture avec les diverses pratiques associées à la publication. Pour Malik, l’horizon se présente comme ce qui « précède l’écriture et gouverne les possibilités de lecture » et d’écriture (Malik, 2008), agissant sur variété de pratiques – composition, design, distribution, etc. – dans les processus éditoriaux sur le registre de la potentialité plutôt que sur celui d’une détermination. L’action d’un format socio-technique d’écriture pourrait se définir en ce sens comme la production d’horizons de pratique qui opèrent sur la relation entre pratiques d’enquêtes et pratiques d’écriture. Les formats socio-techniques d’écriture articulent en ce sens des dimensions poétiques, épistémologiques et méthodologiques. Entre reconnaissance de régimes d’écriture partagés et rencontre des matériaux spécifiques à une recherche, les horizons de pratique qu’ils déploient opèrent ainsi comme les médiateurs souples d’une relation de croissance mutuelle entre pratiques d’écriture et pratiques d’enquête.

Conclusion

Ce chapitre a consisté à étudier les articulations qui s’opèrent entre pratiques de recherche et pratiques d’écriture et leur reconfiguration au contact de la déstabilisation opérée par les technologies numériques de fabrication des documents-publications. Après avoir décrit les dynamiques de partage graphique qui découlent de la relation de transformation qui s’opère depuis la fréquentation empirique des matériaux de re-

Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
cherche vers l’écriture pour la publication, il s’est agi d’analyser les effets méthodologiques, épistémologiques et politiques provoquées par des approches expérimentales de l’écriture de l’enquête convoquant de manière importante la fabrication d’artefacts numérique. Dans un troisième temps, à travers l’étude de la stabilisation des expériences du laboratoire-revue Vectors dans l’organisation-plateforme Scalar, j’ai décrit comment de telles déstabilisations pouvaient à leur tour faire format en stabilisant partiellement une infrastructure technique et sociale à même de favoriser certaines pratiques d’écriture et de travail avec les matériaux de recherche. Sur cette base, j’ai esquissé la proposition conceptuelle du format socio-technique d’écriture pour décrire la dynamique de stabilisation non-linéaire et relative impliquée par la production de nouveaux horizons pour des pratiques de lecture, d’écriture et d’édition à venir.
Vis-à-vis de l’étude des formats conduite dans cette recherche, ce chapitre a permis d’aborder un double vacillement. Le premier se situe dans la relation entre les formats d’enquête et les formats d’écriture, qui a été redéfinie comme une dynamique de transformation mettant en jeu des matériaux de recherche hétérogènes et leur rencontre à travers une variété de pratiques. Les matériaux agissent alors comme un élément perturbateur pour l’articulation entre enquête et écriture, et remettent toujours en jeu les manières stabilisées de lier les attaches empiriques de la recherche avec la production des documents-publications. Dans ce cadre, le développement des multiples expérimentations numériques liées à la publication en SHS ont été étudiées dans la mesure où elles ont permis de réarticuler et de reconfigurer la relation entre pratiques d’écriture et pratiques d’investigation universitaire.
Le deuxième vacillement approfondi dans ce chapitre a été celui de la relation entre les formats-produits issus de diverses expérimentations matérielles d’écriture de l’enquête, et les formats-cadres qui résultent de la stabilisation de certaines de ces expérimentations dans des technologies d’écriture réutilisables, et les institutions qui les portent. Présenté sous l’angle initial d’une tension entre la spécificité des situations de rencontre avec les matériaux de recherche dans l’écriture, et le besoin de modalités de publication reconnaissables, ce vacillement a été requalifié
Le vacillement des formats
sur le registre d’une stabilisation partielle qui solidifie les relations entre des manières d’écrire, des présupposés épistémologiques et des collectifs particuliers, tout en instituant une infrastructure pour des expérimentations à venir à même de la déjouer et de la remettre en question. À travers la proposition du concept d’horizon de pratique, il s’est donc agi de qualifier à nouveaux frais le régime de structuration latente et non-déterministe qu’impliquent les formats pour les pratiques de recherche.
Par ailleurs, ce chapitre a été l’occasion d’esquisser de nouvelles pistes pour des pratiques de design des publications en SHS relevant d’une poétique de la métamorphose documentaire, telle que proposée dans le chapitre précédent. En recentrant notre attention depuis la conception d’expériences multimodales de lecture vers des pratiques de design attachées à dialoguer avec des manières d’écrire multimodales et collectives, il s’est agi d’étudier des pratiques de design portant sur les pratiques de recherche et d’investigation mêmes des SHS, plutôt que sur l’expression rhétorique des idées que ces dernières seraient en mesure d’énoncer. Ensuite, en analysant le déplacement de pratiques, telles que celles du collectif Vectors, depuis la fabrication de pièces uniques vers la production d’infrastructures dédiées à l’expérimentation, ce chapitre a permis de décrire une première fois des pratiques de design relevant davantage de l’équipement technique, méthodologique et social des parties prenantes de la publication en vue d’une pratique expérimentalecollective et participative – plutôt que des pratiques de design qui s’inscriraient dans une pure instrumentation à visée industrielle, ou dans une forme de division cloisonnée du travail d’écriture entre le « contenu » (pour les chercheurs en SHS) et la « présentation » (pour les designers).
La méthodologie et les objectifs de ce chapitre laissent cependant dans l’ombre deux perspectives. D’abord, ils ne permettent que marginalement d’étudier en détail les conditions d’appropriation des formats socio-techniques d’écriture déployées à partir d’expérimentations stabilisées (telles que Scalar), et les modalités de rencontre avec les publics de lecteurs et d’écrivains qu’elles impliquent. Le dialogue entre, d’une part, le régime d’écriture très spécifique d’une infrastructure telle que Scalar et, d’autre part, les pratiques des chercheurs qui viennent à sa rencontre, n’a pas pu
Chapitre 3. Les formats d'écriture de l'enquête : de la fréquentation des matériaux de recherche à la formation de collectifs socio-techniques
être étudié au-delà de discours publics et de l’étude de documents-publications finis. Dans ce cadre, la dimension expérimentale des pratiques de fabrication a, notamment à la fin de ce chapitre, surtout été étudiée dans sa relation avec des processus de stabilisation (partielle) pour les collectifs de recherche. Et pourtant, ces pratiques de fabrication – et les formats qu’elles génèrent – peuvent aussi agir comme le vecteur de frictions, de bifurcations et de reconfigurations sociales et épistémologiques imprévues, qui donnent une nouvelle épaisseur intellectuelle et réflexive au geste d’une publication expérimentale et performative qui fait rencontrer un format-produit avec un public. Il s’agit d’observer de plus près ce dialogue et les dynamiques de formation sociale qu’il peut occasionner dans la suite de cette thèse.
Par ailleurs, une grande partie des expérimentations étudiées dans ce chapitre ont porté sur des contextes de recherche américains, qui furent, encore une fois, étudiés à distance et par le truchement de documents publics bien stabilisés dans leur discours et leur récit. Et pourtant, au moment où se formule la plateforme Scalar, un nombre important d’expériences se déroulent simultanément dans le contexte européen et français. Parmi ces dernières, le projet Enquête sur les Modes d’Existence, démarré par un colloque en 2009 et débuté effectivement en 2012, offre la possibilité d’explorer plus intimement les implications épistémologiques et sociales de l’expérimentation d’un format d’écriture spécifique et de sa rencontre avec des collectifs de recherche préexistants. J’ai été amené à m’immerger dans ce projet sur une période de dix mois durant laquelle j’ai été en situation d’engagement observationnel, contribuant à la documentation et à l’analyse de la relation entre l’histoire de son développement et les modalités d’appropriation dont il a fait l’objet. Il s’agit donc, dans le prochain chapitre, d’étudier une autre relation à l’œuvre dans le vacillement des formats des publications en SHS, qui relève alors de l’articulation entre un format socio-technique d’écriture et ses publics.

Figures

  • Figure 1 (p.). Copies dʼécran de la publication Blood Sugar.

    Source : revue Vectors (http://vectors.usc.edu).
    Auteurs : Sharon Daniel, Erik Loyer.
    Copie dʼécran depuis le site Vectors, publié sous licence Creative Commons Attribution (BY 3.0 - https://creativecommons.org/licenses/by/3.0/)
  • Figure 2 (p.). Studiolo.

    Source : équipement personnel (https://robindemourat.github.io/studiolo).
  • Figure 3 (p.). Copie dʼécran du tableau utilisé pour écrire la collection Studiolo.

    Source : logiciel en ligne Google Spreadsheet.
  • Figure 4 (p.). Copie dʼécran dʼune vue de Studiolo mettant en avant les éléments liés à une pièce de la collection.

    Source : site web Studiolo.
  • Figure 5 (p.). Copie dʼécran dʼune vue de Studiolo centrée sur une pièce particulière.

    Source : site web Studiolo.
  • Figure 6 (p.). Vectors, une analyse.

    Source : équipement personnel (https://robindemourat.github.io/enquete-vectors/).
  • Figure 7 (p.). Copie dʼécran de la déclaration éditoriale du journal Vectors.

    Source : revue Vectors (http://vectors.usc.edu).
    Auteurs : Raegan Kelly, Tara McPherson, Steve Anderson.
    Copie dʼécran depuis le site Vectors, publié sous licence Creative Commons Attribution (BY 3.0 - https://creativecommons.org/licenses/by/3.0/)
  • Figure 8 (p.). Copie dʼécran de lʼarticle « Narrating Bits » - Vectors 1(1).

    Source : revue Vectors (http://vectors.usc.edu).
    Auteurs : N. Katherine Hayles, Erik Loyer, Stamen design.
    Copie dʼécran depuis le site Vectors, publié sous licence Creative Commons Attribution (BY 3.0 - https://creativecommons.org/licenses/by/3.0/)
  • Figure 9 (p.). Copie dʼécran de lʼarticle « Digital Dynamics Across Cultures » - Vectors 1(1).

    Source : revue Vectors (http://vectors.usc.edu).
    Auteurs : Kim Christen, Chris Cooney, Alessandro Ceglia.
    Copie dʼécran depuis le site Vectors, publié sous licence Creative Commons Attribution (BY 3.0 - https://creativecommons.org/licenses/by/3.0/)
  • Figure 11 (p.). Copie dʼécran de lʼinterface du logiciel Scalar version 2.5 - définition des relations dʼune page à dʼautres éléments.

    Source : plateforme Scalar (https://scalar.usc.edu).
    Code sous licence libre Educational Community License, Version 2.0 (ECL-2.0)
  • Figure 12 (p.). Copie dʼécran de lʼinterface du logiciel Scalar version 2.5 - choix dʼun gabarit pour la présentation dʼune page.

    Source : plateforme Scalar (https://scalar.usc.edu).
  • Figure 13 (p.). Copie dʼécran de lʼinterface du logiciel Scalar version 2.5 - prévisualisation dʼune page.

    Source : plateforme Scalar (https://scalar.usc.edu).
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence

Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas
de l'Enquête sur les Modes d'Existence

Nous venons ici pour vous offrir ce texte, avec à l’esprit l’importance de la négociation qui nous réunit tous. Ce texte a beaucoup de valeur pour nous. Nous comptons d’autant plus sur vous pour le remanier. Il est le résultat d’un travail collectif considérable, entrepris depuis plusieurs années. C’est un étrange exercice auquel nous allons nous livrer. Nous proposons de nommer cela diplomatie, néanmoins personne ne nous a mandatés, il n’y a pas de camps. C’est donc une sorte de diplomatie interne que nous proposons. En bons diplomates, commençons par nous présenter. En effet, nous présenter avec politesse, avec civilité, c’est aussi affirmer qu’il est certaines choses auxquelles nous sommes vraiment attachés sans bien savoir les définir. C’est là l’objet incertain de la conférence qui va nous réunir.  (Boulanger et al., 2014)
Par une chaude semaine de juillet 2014, un collectif de vingt-quatre philosophes, anthropologues et autres chercheur.e.s en sciences sociales se retrouve dans les locaux du Centre de Sociologie de lʼInnovation (CSI) de lʼÉcole des Mines, 60 Boulevard Saint-Michel à Paris. Ils sont réunis
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pour écrire collectivement un texte de philosophie empirique. Alors que le principe même d’une écriture collective est rare dans le champ de la philosophie et des SHS en général, l’entreprise est doublement ambitieuse dans la mesure où chacun des vingt-quatre co-auteurs est appelé, au-delà de l’apposition de sa signature, à participer effectivement à l’écriture et à ratifier le texte final malgré les désaccords et divergences de points de vue importantes qui ne manqueront pas d’émerger à l’intérieur du collectif. Le document à produire est labellisé à l’avance : il sera appelé « Specbook » (pour « livre de spécifications »). Il proposera un mode d’emploi philosophique permettant aux « Modernes » de mieux se présenter à eux-mêmes, aux autres peuples, et finalement, à « Gaïa », dans le contexte de la crise environnementale du début du XXIème siècle. Tous devront le signer. Il sera écrit en une semaine. Outre ses finalités propres, il devra faire office de conclusion provisoire au projet Enquête Sur les Modes dʼExistence1 initié par le philosophe et anthropologue Bruno Latour, élaboré depuis les locaux du laboratoire médialab de Sciences Po2, 27 rue Saint-Guillaume, et ayant impliqué un grand nombre de participants dans la conduite d’une démarche d’enquête collective articulée par une diversité de rencontres physiques, d’ouvrages imprimés, et de dispositifs contributifs de publication numérique. 
Cette semaine de travail aboutira effectivement à la production chorale d’un curieux texte à mi-chemin entre manifeste philosophique et déclaration diplomatique (Boulanger et al., 2014). Mais elle sera également le théâtre d’un âpre processus de négociation. En effet, les enjeux sont importants et promettent de susciter des discussions animées, puisque l’objectif de cette semaine, quelque peu ambitieux, est de produire un texte offrant une forme de redéfinition de l’expérience des Modernes. La séance de travail est par ailleurs contrainte par la perspective dʼune séance de débats publics autour du texte, programmée pour le lundi 28 Juillet 2014, deux jours après la fin de la rédaction du document. Le texte devra à cette occasion être présenté par les auteurs à un public de chercheurs et d’étudiants. Il sera reçu par des « chargés d’affaire » qui endosseront la charge symbolique de recevoir le document ainsi produit et d’en proposer une lecture et une réinterprétation. Cette semaine de réécriture

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est donc marquée par l’urgence et la contrainte d’un résultat à produire dans les temps, mais également par une procédure de déroulement conçue à l’avance par l’équipe du projet.

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Malgré l’unité de temps de ce théâtre de négociation miniature, les lieux dans lesquels se conduit cette entreprise sont multiples. Il y a dʼabord la salle commune du CSI, organisée en tablées concentrées autour de certains chapitres et points conceptuels particuliers qui doivent être abordés dans le texte (la religion, la nature, la politique, la diplo­matie…). L’organisation spatiale nʼest pas sans rappeler les scénographies de « workshops » conduits dʼhabitude dans le cadre de projets dʼarts, de design ou dʼingénierie. En plus de la salle commune, deux salles connexes, fermées, sont proposées aux groupes de travail qui recherchent le calme et/ou le secret. Une autre salle, plus périphérique encore, sert dʼentrepôt pour le matériel dʼenregistrement et la conduite dʼentretiens individuels « à chaud », forme de « confessionnal » philosophique que j’anime avec d’autres membres de l’équipe organisatrice ; y sont livrées (ou gardées pour soi) confidences et déclarations sur l’avancée de l’écriture et les difficultés rencontrées, participant aussi à la conduite du travail collectif. Enfin, un vaste jardin sur lequel donne la salle, permet la tenue de discussions informelles sous les arbres de lʼÉcole des Mines, en marge des lieux de travail officiels que sont les salles d’étude et de réunion.
À côté des lieux physiques qui forment une première intrication de cadres hétéroclites pour la construction du texte, on en trouve un autre, peut-être plus étrange : une page web « Google Document » sur laquelle chacun des groupes contribue à la portion de texte qui lui est attribuée, découpée en une série de grandes notions – baptisées « faux problèmes » dans le cadre de cette semaine – dont il s’agit de proposer une redéfinition (« nature », « politique », « religion »,…). La « page » web du Google Document présente simultanément un contenu – lui-même formaté selon un système de pages affichées à l’écran et simulant de manière suffisamment proche le document imprimé à venir – et une interface dʼédition. Elle est affichée sur les écrans qui peuplent les tables de travail, mais aussi projetée sur un mur par un vidéoprojecteur, de manière intermittente. Objet familier pour les uns, source dʼapprentissage (peut-être même de distraction) pour les autres, elle est aussi un obstacle
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technique infranchissable et effrayant pour certains des chercheurs les moins habitués à ce type dʼarsenal numérique. Quand le Google Document est projeté sur le mur, le remplissage des pages et divers amendements est visible de tous. Par ailleurs, les modifications sont affichées en temps réel sur chacun des écrans qui affichent le document, non sans provoquer un émerveillement manifeste de la part des individus les plus réfractaires à lʼutilisation de l’exotique dispositif qui leur est proposé. C’est ainsi un document « partagé » entre plusieurs lieux et plusieurs personnes. C’est aussi le lieu où se départagent « graphiquement »3 divers groupes au sein du collectif, un lieu de tension dramatique où sont déposées des phrases et des paragraphes qui matérialisent des convergences, des controverses, des différences de points de vue.

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Pour toute la semaine, un programme de travail a été établi. À partir de l’activité d’un ensemble de participants nommés co-enquêteurs (sur lesquels je reviendrai plus tard dans ce chapitre), l’équipe a rédigé un ensemble de « doléances », écrites en français et en anglais, qui sont censées fournir une base pour le travail de la semaine. Ces doléances ont été regroupées au sein d’ateliers centrés sur un « faux problème » particulier – « politique », « religion », « économie au sens ATT », etc. – auquel il s’agira de trouver une « bonne issue » via l’écriture du « Specbook ». Sur cette base, le programme consiste à alterner entre des « séances de travail » en petits groupes organisés par ateliers et des « séances plénières » durant lesquelles chaque partie du texte est présentée par le groupe qui l’a travaillée. À l’issue de chaque séance plénière, les groupes tournent et se reconfigurent, de manière à permettre à chacun des ateliers d’être un lieu de débat entre les différents participants, mais aussi de rechercher une forme d’homogénéisation.

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        Les « séances plénières » de présentation prennent plusieurs formes au sein de la semaine, de lectures simples du travail effectué jusqu’à de véritables performances théâtrales. Les débats sont souvent animés. Mais ces derniers le sont moins que le court moment qui les suit, durant lequel doit être discutée la recomposition des groupes d’écriture et la circulation des auteurs entre les ateliers. Se jouent alors une série dʼépisodes dramatiques et de mouvements tacticiens. Tel participant souhaite rester dans le groupe où il se trouvait déjà, craintif de voir tel

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point de son avancée balayé par un congénère aux pensées antagonistes. Tel autre, de retour dans un groupe quʼil avait laissé deux jours plus tôt, découvre avec surprise et désolation la disparition de quelque morceau de bravoure intellectuelle quʼil avait laborieusement inscrit dans le Google Document et aurait aimé voir encore à son retour. Tel autre enfin, me confie avec enthousiasme son désir de sʼintroduire dans un nouveau groupe de travail afin de « faire passer » un argument qui lui est apparu à lʼissue de la séance plénière qui vient de se terminer.
Je me trouve témoin de cette semaine de réécriture au titre dʼobservateur-participant et designer associé au projet EME, au sein de lʼéquipe dans laquelle jʼévolue depuis quatre mois et demi. Durant cette semaine-ci, je contribue à la conduite dʼentretiens dans le « confessionnal » de la salle attenante, et à lʼenregistrement vidéo des échanges et des séances plénières. Cela dit, ma position me permet également d’évaluer les conditions d’organisation matérielles et procédurales de la négociation, et de questionner l’amélioration possible du processus d’écriture de ce texte.
J’observe attentivement, en compagnie de Donato Ricci – alors designer principal de l’Enquête sur les Modes d’Existence – les dynamiques de recomposition des groupes d’écrivains affectés à l’une ou l’autre des parties du texte à écrire et signer collectivement, et les manœuvres diverses qu’elles provoquent au sein du collectif de chercheurs, composé d’individus aux cultures disciplinaires et intellectuelles hétérogènes4 et aux attentes divergentes vis-à-vis du texte en cours d’écriture. À ce titre, nous remarquons l’apparition de différentes stratégies dʼinformation et de désinformation entre les groupes, jouant notamment sur le « camouflage » ou « l’affichage » des différentes directions qui sont en train dʼêtre imprimées au texte, secrètement concoctées dans les étanches espaces de travail des groupes avant leur révélation en séances plénières. Ces stratagèmes pivotent tous autour du « Google Document » et de son mode particulier de mise en visibilité. Tantôt espace dʼexpression, tantôt brouillon obscur – cette obscurité serait-elle parfois le fruit

4 Ces cultures disciplinaires se situent toutes dans le champ des Sciences Humaines et Sociales et de la Philosophie. Outre le fait qu’un tel périmètre est déjà extrêmement hétéroclite en termes épistémologiques, méthodologiques et politiques – comme on l’a vu précédemment dans cette thèse – il faut ajouter que les chercheurs universitaires de ces disciplines ont pour point commun qu’ils sont très peu habitués à l’écriture et la publication de texte au nom d’un nombre important d’auteurs.
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dʼune tactique dʼobfuscation consciente ? – tantôt menace de dévoilement pour les groupes en train de « préparer leur coup », il est, sinon le théâtre principal, au moins l’un des ressorts cruciaux de lʼévénement politique et intellectuel qui est en train de produire ce document partagé. Certains des participants, dans une stratégie de transparence totale, lʼutilisent dans un premier temps comme support des « minutes » des discussions (ou produisent des liens vers dʼautres documents contenant leur retranscription) – et élaborent collectivement, dans un esprit de consensus et de représentativité des points de vue, la partie du texte qui leur est attribuée. Dʼautres préfèrent discuter librement et charger lʼun des leurs de retranscrire de manière cohérente leur discussion à lʼissue de la séance : ce choix charge lʼédition du Google Document dʼune tension dramatique, faisant planer sur le secrétaire de chaque groupe lʼinquiétude dʼune trahison et, corollairement, lʼexpression envers celui-ci dʼune forme de confiance voire dʼalliance intellectuelle. Dʼautres enfin, mus par un manque d’aisance technique ou par une véritable tactique de dissimulation, vont même jusquʼà écrire à la main des morceaux de texte clandestins quʼils tenteront dʼintégrer dans le document au moment opportun. 
En tant que designers, nous réfléchissons aux moyens de permettre la ratification du texte dans le temps imparti en jouant avec la matérialisation du texte en train de s’écrire – entendu à la fois dans le sens des mots et des phrases qui le constituent, mais également comme un ensemble vivant et instable de points de désaccords, de zones en construction, dʼîlots de consensus, etc. Sensibles aux protestations de certains des participants vis-à-vis de la difficulté à suivre et infléchir sur lʼévolution du « Google Document », nous tentons d’expérimenter un dispositif qui permettrait de suivre conjointement lʼévolution du texte et lʼexpression des positions de chacun durant les différents temps de la négociation. Pour nous, le problème est au premier abord assez limpide : les modifications du texte et son évolution manquent de lisibilité et il est donc nécessaire de les rendre davantage apparentes pour faciliter la discussion entre les groupes de travail. De plus, lʼexotisme du dispositif numérique dʼécriture proposé aux participants semble être un frein à la participation de certains. Le « google document », transposition des premiers logiciels de bureautique de type Microsoft Word sous la forme dʼune application collaborative en ligne, ne permet pas une vision dʼensemble satisfaisante des
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contenus. De plus, il propose certes un système de commentaires et de suggestions permettant une collaboration entre les groupes, mais la quantité de co-auteurs le rendrait vite illisible si chacun se mettait à l’annoter et à le discuter. Enfin, bien que le service propose un système de versionnage permettant d’afficher et de restaurer une version passée du texte, il nʼest pas possible dʼappréhender ces évolutions sur un mode synchronique – et encore moins de « restaurer » une portion du texte sans affecter les autres. Ce problème nous semble pouvoir être travaillé au moyen des moyens et de l’attitude du design : tenter de favoriser la mise en relation des participants via l’expérimentation matérielle, en traçant visuellement lʼévolution du texte pour permettre à chacun une meilleure prise de position vis-à-vis des autres forces en présence. Cette expérimentation, à nos yeux, devrait alors permettre la constitution d’un collectif davantage conscient de sa composition et de la diversité des intentions et des positionnements qui le constituent.
Nous nous mettons ainsi au travail pour reconcevoir le protocole d’écriture du texte en cours. Dans le hall de lʼespace qui nous est attribué, nous trouvons de poussiéreux panneaux dʼaffichage – ceux-là mêmes qui supportent habituellement les affiches dʼévènements et autres posters scientifiques – que nous disposons au milieu de la salle principale, bien visibles de tous. Nous imprimons une version du texte tel quʼil sʼest présenté lors de la dernière séance plénière, et nous l’affichons sur les panneaux. Puis, armés de feutres colorés, nous commençons à marquer par des traits de couleur verticaux certains des paragraphes du texte manifestement en débat. Nous demandons un moment dʼattention aux chercheurs pour leur proposer la méthode de communication que ce dispositif est censé supporter : il sʼagit pour eux, au moyen des feutres de différentes couleurs, de marquer les parties du texte quʼils souhaitent voir modifiées, celles avec lesquelles ils sont en total désaccord, ou au contraire celles quʼil leur semblerait indispensable de voir figurer dans le texte final. En procédant à ce rituel de marquage régulièrement (à l’orée de chaque séance plénière, pour faire le point sur sa position et la faire connaître aux autres participants), et en affichant côte à côte les différentes versions du texte imprimées ainsi annotées au fur et à mesure de lʼavancée de la semaine, chacun devrait être en mesure de faire un point synthétique sur les avancées de chaque partie et des points à débattre lors des séances plénières.
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Notre intervention, si elle découle de la spécificité de cette situation, n’est pas spontanée ou dénuée d’arrières-pensées quant à la signification de ce geste, car elle est pour nous une manière de mettre à l’épreuve quelques hypothèses développées dans le champ de la recherche en design participatif contemporain. La notion de participation impliquée ici n’est pas à entendre dans les termes d’une « co-conception » du dispositif avec les chercheurs, mais plutôt d’une forme d’équipement du collectif sur les plans méthodologiques et conceptuels. Nourris par la notion d’infrastructuring (que je traduirai dans cette thèse par le néologisme d’infrastructuration) telle qu’elle a été développée notamment par Carl DiSalvo et Christopher Le Dantec (Dantec & DiSalvo, 2013), nous entendons faire valoir une pratique du design qui chercherait davantage à équiper une communauté donnée de moyens de penser et de travailler ses manières de faire, plutôt que de concevoir pour celle-ci des « solutions » et des dispositifs définitifs. C’est aussi une manière de mobiliser le design sur un registre que Carl DiSalvo a qualifié d’adversériel, c’est-à-dire en cherchant davantage à déclencher le dévoilement de désaccords et de malentendus, qu’à obtenir des solutions consensuelles ou la résolution de problèmes définis par avance (Disalvo, 2015). Étant donné qu’une situation de diplomatie n’est possible qu’à la condition que soient clarifiés les conditions et les intérêts antagonistes de chacune des parties, cette attitude nous semble appropriée. Notre proposition de transformation de l’espace en un lieu de traçage en temps réel des points de désaccord participe, selon nos présupposés, d’une activité à même de faire apparaître les forces en présence et d’engager ainsi une négociation authentique.
Pourtant, une fois notre scène mise en place et notre proposition énoncée, nous sommes accueillis par une forme d’incrédulité et de réticence circonspecte, qui se transforme rapidement, sous les coups de notre insistance, en un rejet explicite, unanime et définitif de la part du parterre des chercheurs. Plus tard dans la journée, nous trouvons l’occasion de discuter avec certains des « diplomates » de notre collectif et trouvons ainsi l’occasion de mieux comprendre ce qui a motivé un tel degré de consensualité dans le rejet de notre offre de design. Les motifs sont de trois types. Un premier auteur nous avance que lʼentreprise est vaine et
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et inutile, tant « la pensée se fait dans lʼécriture » et non dans une vision dʼensemble du document – dʼautant plus que le mode dʼannotation proposé, plutôt rudimentaire, ne permettrait pas dʼatteindre la précision nécessaire pour développer une réelle discussion à propos des désaccords et des moyens de les surmonter. Une autre nous explique quʼelle est déjà suffisamment occupée et pénalisée à devoir utiliser cet outil étrange quʼest le Google Document pour en plus se prêter à des jeux graphiques avec des stabilos. Un dernier, peut-être le plus malicieux, nous explique quʼune telle entreprise serait « moins amusante » dans la mesure où elle priverait le collectif de la dimension de manœuvre et de ruse indispensable à la négociation de ce texte commun, fondée entre autres sur les tactiques de dissimulation et de dévoilement qui se jouent lors des séances plénières, lorsque chacun expose les positions prises lors de la phase de travail qui vient de se terminer. Présenter le travail du texte sous le régime de la transparence anéantirait, selon cette personne, toute cette dimension diplomatique.
Ainsi, l’infrastructuration que nous proposons est manifestement inadaptée et, chose souvent tue dans les récits d’expériences accessibles dans la littérature scientifique sur ce genre de pratique, elle est refusée par ses supposés « bénéficiaires » mêmes ! L’est-elle à cause de notre manière de la présenter ou leur apparaît-elle comme dénuée d’intérêt dans son principe même ? Elle s’inscrit pourtant dans la droite continuité d’une longue suite d’expérimentations matérielles et conceptuelles du même ordre qui avaient constitué le moteur méthodologique du projet de l’EME : le test d’une série d’hypothèses philosophiques via les épreuves successives impliquées par diverses pratiques de reprise et de transformation, supportées par des activités à la fois discursives et matérielles et notamment par des processus de publication multiples et hétérogènes. Ces dernières, comme on le verra dans ce chapitre, aboutissent à la production d’éditions multiples et interconnectées : un ouvrage imprimé, un espace web présentant un appareil critique collectif, un autre réorganisant les contenus sous la forme dʼune archive multi-thématique, un blog, un compte twitter, un espace Google Drive, des rencontres physiques, pour ne citer que celles-ci. Ces différentes éditions valent à la fois comme un
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ensemble d’éléments complémentaires, conçu pour soutenir la construction d’un collectif de recherche autour du projet, et comme les différentes itérations d’un processus de reprise et de reformulation continue qui s’est placé au cœur de la méthodologie du projet. Dans ce contexte, lʼajout dʼun équipement supplémentaire aura peut-être été celui de trop.
Dans les termes d’un design attaché à lʼinfrastructuration des pratiques de recherche, on peut alors considérer le projet de l’EME comme le projet d’établir une infrastructure pour le collectif qu’il entend impliquer dans une situation de diplomatie. Pour ce faire, il serait bien sûr aussi absurde d’entendre ce terme dans un sens exclusivement technologique et institutionnel – celui compris par exemple dans l’expression « Très Grandes Infrastructures de Recherche », ces installations socio-techniques qui sont constituées d’outils et d’instruments « mutualisés » et « adaptables » à une multiplicité de questions et de collectifs. En effet, l’EME n’est pas faite pour être « adaptable » à une multiplicité de questions : elle est au contraire construite pour faire travailler une question très précise qui est celle d’une définition empirique et ontologiquement pluraliste de l’expérience des Modernes. D’autre part, les collectifs qu’elle entend soutenir, s’ils sont censés faire la démonstration d’une forme de pluralité, sont eux aussi très spécifiques et amenés à être contraints par la présence inexpugnable et fortement influente d’un dénominateur commun – son investigateur et auteur principal Bruno Latour. On ne peut décrire l’EME comme une infrastructure que dans le sens où elle est conçue pour agir comme telle, à savoir comme un ensemble d’équipements – conceptuels, discursifs, pratiques – à même de se soutenir mutuellement pour structurer la conduite de l’enquête et des échanges qu’elle occasionne. Ainsi, si l’EME est imaginée, conçue, designée, comme une infrastructure, il faut décrire le projet dans les termes de sa capacité à habiliter le public qu’elle appelle à se former et à s’emparer de l’enquête qui lui est proposée.
Cela dit, si l’on accepte que l’EME ne peut être décrite que comme une infrastructure – impliquant l’idée d’une diversité d’équipements et un certain « retrait » de cette dernière au profit des activités qu’elle est censée supporter – il faut alors admettre que cette infrastructure n’était pas nécessairement perçue et rencontrée de manière uniforme par la diversité des individus qui l’ont fréquentée. Ainsi, si l’EME a tenté d’agir comme
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une infrastructure, c’est son format qui est rencontré par le public, au sens de l’ensemble de protocoles et de connotations produites par la rencontre de ses divers « équipements » durant l’enquête, fussent-ils des instances imprimées, numériques ou évènementielles. Or, ce format n’a lui non plus rien d’uniforme ou de partagé puisque les différentes personnes entrées au contact avec le projet l’ont d’abord fait via une seule de ses diverses excrescences, attirées vers ce projet au détour d’un tweet énigmatique ou des étagères d’une librairie. En ce sens, les équipements – je parlerai à partir de maintenant plus volontiers d’éditions – composant l’infrastructure du projet EME n’apparaissent jamais simultanément aux publics, mais plutôt selon une multiplicité de séquences et de détours, à la fois parce qu’elles n’ont pas été publiées en même temps, mais aussi parce que chaque participant se voit « aspiré » dans l’EME depuis un environnement et des attentes différents. Comment, alors, le format-produit de l’EME a-t-il interagi avec les formats-cadres multiples projetés sur lui par l’implication d’une diversité de publics hétérogènes ? Pour traiter cette question, il paraît important d’examiner les multiples points de vues à lʼœuvre dans l’élaboration de l’EME et les problématisations qu’ils génèrent.
Dans ce chapitre, à travers l’étude du cas EME, je décris la manière dont le travail expérimental du format de publication d’une recherche – à savoir les modalités selon lesquelles sa matérialité dialogue avec des dynamiques de formation collective, et qu’on peut maintenant faire correspondre avec une pratique de design entendue comme infrastructuration – permet de travailler les modalités de constitution du collectif de recherche auquel cette dernière est attachée. En ce sens, il met en regard des pratiques de fabrication et de formulation émises par le « premier cercle » du projet avec leur réception et la réaction des environnements plus étendus dans lesquels ces dernières se développent. Comment le format-produit élaboré par l’équipe, qui inclut des procédures et des conventions imaginées en amont de la mise en « fonctionnement » effective de son infrastructure, rencontre-t-il les pratiques de ses publics ? Comment dialoguent l’ensemble de formats spécifiques à cette enquête – manières de faire, d’interpréter et d’écrire – avec les formats préexistants déjà pratiqués par les collectifs dans lesquels un projet s’installe ?
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Sur le plan anthropologique et philosophique et dans les termes de son investigateur principal5, le projet EME consiste à produire un « instrument » à même de repérer puis de négocier la description de la pluralité de manières d’être qui caractérisent notre modernité. La dimension métaphysique du projet s’appuie en ce sens sur un empirisme radical qui entend la question de l’être comme étant toujours située localement, et constituée par des processus de différenciation : elle repose sur l’hypothèse qu’il existerait différentes expériences, valeurs et genres de véridiction propres aux Modernes qu’il s’agirait de mieux décrire afin d’en faciliter la cohabitation, une approche des questions d’ontologie et de métaphysique synthétisée par Bruno Latour dans le concept d’être-en-tant-qu’autre. Face à un tel projet philosophique, comment la construction d’une infrastructure (textuelle, conceptuelle, matérielle, technique, etc.) située socialement et intellectuellement peut-elle recueillir l’expression d’une pluralité authentique ? Comment la proposition méthodologique et théorique d’un auteur défini – Bruno Latour – peut-elle dans le même temps permettre l’instauration d’une diversité de manières de dire, de faire, et d’être ? Face à cette contradiction originelle et inévitable, le projet de l’EME est paradoxal et difficile dès sa définition, et c’est en cela qu’il est intéressant.
Partant de son paradoxe fondateur – le caractère nécessairement situé d’un énoncé appelant pourtant à l’expression d’une pluralité de manières d’être – les discussions portant sur l’infrastructure du projet se répandent alors à toutes les « couches » de sa composition, depuis ses dimensions les plus matérielles – par exemple son implémentation numérique dans les termes d’une « plateforme », terme ambigu qui propose un programme tout autant qu’il promet une forme de neutralité – jusqu’aux plus discursives – notamment via l’omniprésence du « métalangage » latourien dans le texte et sa capacité à faire office de matrice pour une négociation authentique. Elles permettent de questionner l’EME comme une expérimentation à la fois technique, sociale et discursive, et ainsi d’interroger la relation entre les formats qu’elle déploie et la trajectoire méthodologique intrinsèque qu’elle entend poursuivre. Elles invitent également à

5 J’utiliserai ce terme en référence au rôle de Bruno Latour tel qu’il est défini par le financement européen du projet, qui le nomme « Principal Investigator ».
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questionner la dimension performative de tout geste de publication, mettant en regard, d’une part, une interprétation du protocole de l’EME comme la performance (entendue au sens scénique) d’un argument prédéfini par Bruno Latour dont les participants seraient pour ainsi dire les « personnages », et d’autre part une approche de ce même protocole comme condition nécessaire d’une rencontre authentique avec les matériaux d’une question de recherche difficile. Ainsi, le projet EME est -il véritablement une enquête collective, et si oui selon quelles modalités ?
En raison de la particularité de son projet intellectuel, le cas de AIME trouve une place centrale dans ma recherche dans la mesure où l’ensemble de ses dimensions me semble exemplaire du problème du geste de la publication, entre formation de communauté et assemblage de collectifs hétérogènes, portant cette cohabitation conflictuelle à son paroxysme du fait de ses objectifs et modalités spécifiques. C’est par ailleurs un lieu privilégié pour interroger la relation entre pratiques expérimentales et conventionnelles, dans la mesure où le projet fait l’objet d’une forte résonance sociale et médiatique, et ce dès le début du projet. Il est ancré dans une institution reconnue – le laboratoire médialab, et son institution de tutelle Sciences Po – et attaché à la figure de Bruno Latour, massivement lu et cité dans les mondes universitaires français et anglo-saxon. Ainsi, dès ses débuts, l’expérimentation EME se déroule et se déploie ainsi sous les regards d’une communauté de curieux, de « fans », mais aussi de détracteurs ; cette relation de visibilité opère cela dit dans les deux sens : le public du projet ne cesse également de se manifester auprès de l’ équipe du projet elle-même, qui l’observe, s’en étonne et s’en inquiète, modifie ses plans en fonction de ses réactions. Pour ce faire, des dispositifs de captation de l’activité sur les instances numériques du projet sont mobilisés, ainsi qu’une batterie d’étudiants – dont je fais partie6 – qui s’y impliquent pour conduire entretiens et observations auprès des personnes engagées dans cette aventure collective. L’EME est donc un projet dans lequel la publication joue un rôle central et mul-

6 Plus précisément, plusieurs facteurs me semblent avoir initialement motivé l’accueil de ma personne dans l’équipe du projet : certes, l’opportunité de disposer d’une meilleure visibilité des pratiques d’appropriation des instances du projet par ses participants, notamment à travers les traces laissées sur instances numériques ; mais également un besoin de communication plus important dans un contexte où la dimension « ouverte » du projet était discutée et remise en cause ; enfin, un besoin diagnostique d’informer d’autres activités de recherche et de production du laboratoire, notamment en terme d’outils d’écriture et d’enquête collective.
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tiple dans la conduite même de la recherche, mais c’est aussi et surtout, un projet qui se développe avec son public en vue et à la vue de son public, soit encore un projet en train de se faire en public.
Dans le même temps, il serait trompeur de considérer ce public comme une masse homogène mue par des intérêts alignés entre eux et avec ceux de Bruno Latour et du médialab de Sciences Po. Les multiples registres d’expérimentation de l’EME, ainsi que l’extrême diversité des « domaines » à la « redescription » desquels elle s’attèle – « Droit », « Politique », « Science », « Religion », « Art », etc. – attirent à elle une multitude d’individus aux cultures et aux intérêts divergents : philosophes pluralistes, anthropologues de l’ici et de l’ailleurs, économistes, religieux, artistes et designers, etc. chacune de ces incursions dans la communauté des « co-enquêteurs » de l’EME va susciter des attentes, des reconnaissances et des pratiques différentes. Comment, alors, mobiliser la publication de recherche comme une dynamique de recherche participative tout en tirant parti des divergences d’attente et de pratiques à lʼœuvre dans le geste d’une publication ?
EME est enfin un lieu d’investigation privilégié pour cette recherche parce qu’il permet d’interroger de manière précise et détaillée les enjeux de pratiques de design qui entendraient infrastructurer des démarches de recherche par le travail de leurs formats de publication. Il s’agit de comprendre ici les pratiques de design comme un ensemble de manières de faire et de produire qui incluent sans s’y limiter les activités des designers professionnels impliqués dans le projet. Comment dialoguent les problématiques de conception techniques et esthétiques avec le canevas théorique et méthodologique de la recherche ? Comment envisager des pratiques matérielles censées stabiliser l’équipement et l’infrastructure (technique, intellectuelle, sociale, esthétique) de pratiques savantes tout en permettant une enquête authentique dont les finalités ne seraient définies à l’avance ? Quel est le rôle du faire dans l’exécution du « cahier des charges » fixé initialement par le philosophe ? Est-il à entendre seulement dans les termes de l’exécution plus ou moins parfaite d’un plan préalablement conceptualisé, ou plutôt comme une enquête elle-même, au sens où l’entend Tim Ingold, à savoir une expérience de transformation réciproque marquée par l’imprévisibilité et le
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
dialogue ? Jusqu’où le design des formats de publication peut-il participer d’une authentique démarche de recherche dans la conduite socio-méthodologique d’une enquête en SHS et de son écriture ?
Afin de comprendre les enjeux qui sous-tendent l’infrastructure de publication de l’Enquête sur les Modes d’Existence, il est d’abord nécessaire d’en expliquer le projet philosophique du point de vue de ses implications pour les protocoles et pratiques de lecture, d’écriture et de discussion qu’il requiert. Cette recherche ne portant ni sur une discussion conceptuelle et philosophique de ce projet ni sur la pensée de son investigateur principal, il ne s’agit pas d’en faire la critique ou le commentaire exégétique, mais plutôt de faire émerger les enjeux relatifs aux relations multiples établies entre son « contenu » philosophique et conceptuel et le « cahier des charges » de l’infrastructure méthodologique, sociale et matérielle du projet. En ce sens, la spécificité de la dimension collective de l’EME ne prend son sens qu’à la lumière du projet de pluralisme ontologique qui le sous-tend : son insistance sur diverses formes de documentation empirique ne se comprend que parce que la méthodologie de l’EME s’ancre dans une conception locale et située de la métaphysique appelant à des méthodes anthropologiques, et le projet d’une écriture distribuée et partagée avec des « co-enquêteurs » ne se comprend que selon l’ambition diplomatique – et non seulement philosophique – du projet. Il s’agit donc de reconstituer ces diverses connexions pour pouvoir en comprendre les déploiements et les mises en tension par la pratique du projet7.
À partir de cette esquisse conceptuelle, je décris l’infrastructure matérielle du projet Enquête sur les Modes d’Existence, afin de démontrer en quoi son approche implique la constitution d’un collectif ouvert constitué par des pratiques de reprise et de traduction multimodale de l’argument philo­sophique proposé par Bruno Latour. Je présente dans un même mouvement son infrastructure technique et sociale, en détaillant les différentes composantes de cette dernière à un moment précis du projet, correspondant à sa phase la plus riche en termes de publication. Puis, je m’attache à retracer la dynamique processuelle et évolutive de cette infrastructure à travers une remise en contexte généalogique et historique. Il s’agit de décrire le mouvement par lequel le for-

7 À ce titre, les lectrices et lecteurs familiers de lʼœuvre de Bruno Latour et de l’EME pourront éventuellement se passer de la consultation de la première partie de ce chapitre et passer directement à la suivante.
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mat-produit de l’EME se déploie, se complexifie et rencontre progressivement une série de publics, de participants et autres acteurs hétérogènes attirés par l’assemblage des différents éléments de l’Enquête ; il s’agit également de cerner ses bifurcations et ses évolutions, de manière à pouvoir plus tard en évaluer les conséquences sur la constitution des collectifs de lecteurs et de contributeurs. En tant que projet développé en public et partiellement modifié en cours de route, les dynamiques de négociation et de réajustement à lʼœuvre dans l’équipe de développement de l’infrastructure sont indissociables de la manière dont cette dernière a fait geste de publication au sens fort.
Je détaille ensuite le rôle et la position que j’ai été amené à jouer dans le projet, et les activités d’équipement et d’analyse que j’ai mis en place pour saisir les vacillements multiples et mouvants qui animent l’infrastructure de cette entreprise collective. Activité d’enquête tout autant que de participation à la constitution du collectif autour du projet, mon intervention a endossé un rôle intermédiaire et complexe à l’intérieur du groupe : en situation d’observation participante, j’ai opéré, à différents moments du projet, plusieurs opérations de reconstitution visant à retracer et re-présenter publiquement les formes d’implication des différents cercles collectifs en activité auprès du projet.
Sur la base des activités de reconstitution que j’ai menées, il s’agit ensuite de conduire l’enquête à mon tour pour comprendre les modalités de réception et d’appropriation de l’infrastructure de l’EME : à partir des différentes traces laissées par le projet (discursives – issues des textes et des entretiens que j’ai conduit – et pratiques – traces numériques de l’activité des participants), il s’agira de décrire comment le format de l’EME a été reçu et investi par les différents « co-enquêteurs » auxquels il est adressé. Les modalités de description (et donc de compréhension) de ce dispositif complexe, son investissement plus ou moins fidèle aux scénarios d’utilisation initialement imaginés par l’équipe, comme la question de la contribution des lecteurs et la transformation effective de l’enquête de son initiateur en une enquête collective, permettra de préciser les modalités de socialisation d’une telle démarche de recherche.

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Un cahier des charges pour redécrire les expériences des Modernes

Bruno Latour dessine en 1985 la première esquisse d’une théorie des « régimes d’énonciation » dont il dresse un schéma trois ans plus tard (fig. 5 p. ). Ce travail individuel est transformé une première fois en une entreprise collective en 2007 à l’occasion d’un colloque d’une semaine à Cerisy durant lequel un premier manuscrit de l’Enquête sur les Modes d’Existence est soumis à quatre-vingt chercheurs appelés à le critiquer et le discuter. Trois ans plus tard, en 2010, le projet EME est soumis à l’instance de financement de recherche European Research Council (ERC) qui l’accepte sur la base d’un financement de 3 ans. S’ensuit alors l’épisode qui fait l’objet de mon terrain de recherche. Je n’entends pas ici entreprendre une analyse ou une critique de lʼœuvre et de la pensée de Bruno Latour – qui ne correspondrait ni à l’objet ni à la position de cette thèse – cependant il est nécessaire de replacer les choix et les conditions de production et de réception de l’EME en regard avec la trajectoire de son acteur principal. 
D’un point de vue de design, le contexte et la trajectoire de l’EME en tant que dynamique de fabrication et de mise en forme doit d’abord être mise en perspective avec les expérimentations diverses conduites préalablement par son auteur sur le plan des médiums et des formes d’écriture : dʼabord un rapport très libre à l’écriture philosophique et anthropologique, qui n’hésite pas à faire usage de multiples outils littéraires, incluant la mobilisation de (semi-)fictions, d’emprunts et d’interpolation avec des genres tels que ceux de l’échange épistolaire ou du roman policier, ou encore de montages typographiques et graphiques complexes8. Ensuite, un travail également caractérisé par l’expérimentation de formes alternatives au seul texte écrit, via des activités aussi variées que l’organisation d’expositions – entendues comme « expériences de pensée » (Weibel & Latour, 2002) – et de leur catalogue multimédia en ligne9, la

8 On prendra, parmi la production importante de l’auteur, le cas de l’ouvrage Aramis ou l’amour des techniques (Latour, 1992), qui se constitue simultanément comme un essai de sociologie des techniques, un rapport commandé par la RATP, un dossier composé de documents de terrain, et une fiction à l’intersection entre policier roman d’apprentissage.9 Voir par exemple le catalogue de l’exposition « Making things public » publié en 2005 (documentation en ligne dans Studiolo : https://robindemourat.github.io/studiolo/#/cabinet?focus=making-things-public---online-catalog-bruno-latour).
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conduite de performances théâtrales (Latour, Latour, & Ait-Touatti, 2010), ou encore l’expérience de simulations et jeux de rôles divers10. Ce souci constant pour la reformulation et la remédiation des arguments dans une diversité d’idiomes et de médiums, se doit d’être articulé avec le projet intellectuel qui motive et englobe le projet de l’EME. Comment comprendre, dans l’EME, les notions de traduction, de réécriture et d’enquête à la lumière des travaux antérieurs de son initiateur ?
Par ailleurs, la question du pluralisme ontologique, nécessaire à une description des différentes expériences des Modernes, au centre de l’argument et de la finalité de l’EME, appelle un cahier des charges exigeant pour l’infrastructure du projet en termes de « pratiques d’enquête » et de rapport à la dimension « empirique » des activités qu’elle entend soutenir. D’abord, comment l’EME peut-elle être à la fois un projet de métaphysique et d’anthropologie, les deux termes renvoyant généralement à des plans d’existence radicalement différents ? Et, corollairement, comment mener un projet qui consiste à décrire une « ontologie des modernes », quand l’ontologie est d’habitude entendue comme une réflexion générale et indépendante d’un contexte quelconque ? Quelle est la nature des « comptes-rendus empiriques » dont il est question dans le projet ? Comment alors envisager le rôle de l’infrastructure dans la médiation des expériences collectées et discutées à travers elle ?
Enfin, il s’agit de préciser la nature des collectifs appelés à être constitués par l’infrastructure du projet, et de situer la dimension participative de ce dernier, dans son rapport plus large aux finalités et aux modalités de la recherche universitaire. La dimension diplomatique du projet de l’EME – qui se défend d’être exclusivement un projet de connaissance, malgré les nombreux marqueurs universitaires dont il est affublé – implique la distribution des activités de lecture et d’écriture à une diversité d’acteurs et à travers une diversité d’instances. Que signifie cette dimension diplomatique pour les relations établies par les « co-enquêteurs » appelés à participer au projet ? Qu’y a-t-il à « négocier » et quel est le statut de cette négociation dans le projet plus général de l’Enquête ?

10 Voir par exemple l’événement Make It Work – Le Théâtre des négociations, qui a réuni 200 étudiants en sciences politiques pour une simulation décalée des négociations de la COP 21. Les étudiants étaient notamment appelés à représenter non pas uniquement des états mais également des acteurs non-humains tels que des océans, des forêts, des champs pétrolifères, etc. Il s’est déroulé au Théâtre des Amandiers à Nanterre en Mai 2015 (Chardronnet, 2015)
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La reprise comme projet intellectuel et comme pratique de recherche

Le travail de Bruno Latour est marqué par la question de la médiation et de la reprise dès ses débuts. Cette question se retrouve dès sa thèse de théologie soutenue en 1985 portant sur les textes religieux, dans laquelle est proposée une version de Dieu dans laquelle ce dernier n’apparaît pas comme transcendance absolue mais plutôt où « son être même se révèle dans la reprise d’une exégèse par une autre » (Maniglier, 2012a, p. 921) à travers une série de « mini-transcendances » impliquées par les réécritures et les reprises des écrits sacrés. La question de la réécriture est ici comprise comme l’instrument d’une réinvention perpétuelle qui passe par la reprise des textes :
Parce qu’ils échappaient à une forme inexplicable de transcendance et d’immobilité, parce qu’ils devenaient localisés, historiques, situés, artificiels, oui, inventés et constamment réinventés, en se reposant à chaque passage de relais la question de leur véracité, ces textes devenaient enfin actifs et proches.  (Latour, 2012a, p. 551)
Le chercheur se dirige ensuite vers les sciences sociales et l’anthropologie, au moment d’un mouvement plus large de renouvellement de la discipline via le choix de terrains d’étude s’inscrivant dans les pratiques et les cultures de l’Occident du XXème siècle11. Après une étude ethnographique portant sur « l’ivoirisation des cadres » en Côte d’Ivoire (Latour, 2012a), il vient reposer la question de la (ré)écriture et de la reprise déjà engagée en s’intéressant aux pratiques de la science en œuvre dans les laboratoires de recherche. Bruno Latour expérimente alors en compagnie de Steve Woolgar une nouvelle approche sociale de la « Science » qui se fonde sur la présupposition d’une étrangéité et d’un malentendu radical avec les « observés » pour décrire l’activité des scientifiques avec les moyens de lʼethnographie, et la comprendre en termes de pratiques et de

11 Pour des précurseurs de l’application de la démarche anthropologique à des terrains occidentaux, on peut notamment citer le travail de Jeanne Favret-Saada (Favret-Saada, 1977/1985).
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rituels (Latour & Woolgar, 2006). Dans ces premières enquêtes de terrain, il s’agit de décrire le fait scientifique non pas comme une « réalité objective » indépendante des pratiques et pour ainsi dire « découverte » par les méthodes expérimentales, mais plutôt comme le produit d’un ensemble de relations entre des humains et des non-humains qui, par une suite d’opérations de référence et de reprise successives, font se déplacer l’information scientifique depuis les terrains d’observation jusque dans les publications scientifiques. La qualification du fait comme scientifique se définit alors moins par le contenu de l’information ainsi transportée que par la possibilité laissée par l’activité scientifique de reparcourir la « chaîne de références » qui a permis de transporter cette information depuis un lieu éloigné jusqu’à un autre tout en maintenant sa constance – ce que l’auteur nomme un « mobile immuable » (Latour, 2005). Ces travaux font de Bruno Latour l’un des acteurs principaux de l’émergence du champ desdites Sciences & Technology Studies (STS) qui se développe ensuite de manière internationale.
Les travaux de Bruno Latour sur l’anthropologie et l’étude des Sciences lui valent une grande notoriété mais également de nombreux détracteurs, notamment dans les disciplines des Sciences de la Nature, au sein desquelles certains scientifiques voient dans son approche « réaliste » une tentative de décrédibilisation de leur activité et une forme de « relativisation » de la vérité et de la raison moderne héritée de l’histoire des sciences et des lumières. Cette tension trouve son apogée dans la « guerre des sciences », un vif conflit entre universitaires survenu à la fin des années 1990 et mené à coups de canulars, de tribunes médiatiques et même parfois de manœuvres de blocage socio-professionnel et de campagnes de décrédibilisation symbolique (Jeanneret, 2000). Il n’est pas anecdotique de rappeler cet épisode et la question de la réception des travaux du philosophe, dans la mesure où la question de la pluralité des manières d’envisager les rapports au « vrai » et au « faux » ici mise en jeu se voit mobilisée dans l’EME comme un problème cardinal de diplomatie, visant à trouver le moyen de « mieux parler » aux Modernes de ce à quoi ils tiennent mais également de se présenter à d’autres collectifs.
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En tant que tel, le projet de l’EME est l’histoire de deux continuités. D’abord, il s’inscrit dans la suite de l’autre livre philosophique majeur publié par Bruno Latour en 1993, Nous n’avons jamais été modernes (Latour, 1991/2006), marqué par le projet inachevé d’une « anthropologie symétrique ». Dans ce dernier, la notion de Modernité désigne le type de culture qui émerge en Occident conséquemment à lʼinstitutionnalisation de la science aux alentours du XVIIème siècle. Latour s’attaque ici principalement à la division que cette dernière a établi entre Nature et Culture dans la suite de notre histoire moderne et contemporaine. Selon l’auteur, les « modernes » ont construit la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes comme le récit d’une émancipation toujours plus grande vis-à-vis de la Nature, là où, dans la pratique, ces mêmes sciences auraient en fait provoqué la prolifération d’attachements et de relations multiples avec une quantité de « non-humains » auxquels les modernes n’ont cessé de s’hybrider et de se lier depuis tout en les ignorant. Le projet d’une « anthropologie symétrique » que Latour appelle de ses vœux dès cet ouvrage invite à démentir la distinction conventionnelle entre cultures « développées » et « en développement », « modernes » et « bientôt-modernes », impliquant tout collectif dans un processus de « modernisation » et un rapport plus ou moins retardé avec le « progrès » orienté par la perspective téléologique d’une émancipation par la raison. Il s’agit au contraire de retourner en direction de la Modernité les méthodes qu’elle avait établi pour étudier les divers Autres rencontrés son chemin – à savoir celles de l’ethnographie et de l’anthropologie – afin de retrouver le fil d’une description qui tiendrait compte des multiples attachements et relations qui se cachent sous les discours de la modernisation. Si « nous n’avons jamais été modernes », le projet de l’EME est alors de proposer une version positive de la modernité telle qu’elle s’est faite, répondant à la question : « Qui avons-nous été ? » (Latour, 2012b, p. 23)
L’autre continuité dans laquelle l’EME peut être située, relève des travaux de Bruno Latour à propos de la sociologie de la traduction et de la « théorie de l’acteur-réseau », mise en place au Centre de Sociologie de l’Innovation avec Madeleine Akrich et Michel Callon. Celle-ci s’attache à questionner les rapports d’échelle constitutifs de la sociologie et la rela‑
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tion entre « macroacteurs » et « individus » telle qu’elle est abordée dans les compte-rendus sociologiques. Postulant qu’« aucun acteur n’est plus grand qu’un autre sinon par une transaction (une traduction) qu’il faut étudier » (Schaffer & Shapin, 1993, p. 15), la sociologie de la traduction invite à redécrire la production des techniques et des faits scientifiques en termes « d’hybrides » et de « chimères » constitués par des relations de traduction entre une série toujours plus hétérogène d’acteurs, qu’il s’agisse d’individus, d’institutions, de textes, d’êtres vivants ou d’objets scientifiques. Le réseau ici en question est un réseau d’associations entre des acteurs hétérogènes, qui permet de décrire les situations sans faire appel aux catégories postulant la préexistence d’une société et de ses structures, et d’une dichotomie nette entre « le tout » social et ses partie. La méthode de la sociologie de la traduction se présente alors comme un outil d’enquête qui permet de repérer et de découvrir les relations insoupçonnées à lʼœuvre dans la constitution d’une situation sociale ou d’un cours d’action donné. Elle présente cependant, selon les mots de l’auteur, l’insuffisance de n’expliquer en rien le mode d’extension des réseaux et la manière dont s’établissent lesdites « traductions » à lʼœuvre dans la constitution des cours d’action (Latour, 2012b, pp. 45‑47).

Une approche simultanément métaphysique, anthropologique et sémiotique

Pour opérer le travail de continuation impliqué par le projet d’une « anthropologie symétrique » et d’une interprétation métaphysique des assemblages repérés par la théorie de l’acteur-réseau, l’EME se nourrit de nouveaux alliés théoriques en s’inscrivant dans l’empirisme radical ou second empirisme porté par les travaux d’Alfred North Whitehead (Whitehead, 1979) puis de William James dans le champ de la philosophie pragmatique (James, Garreta, & Girel, 1906/2007). Ce qui est en jeu, c’est le rôle de l’expérience dans la définition de l’être, et notamment une critique de la manière dont elle se voit envisagée par la tradition dualiste occidentale. Dans cette tradition, le premier empirisme de Locke puis de Hume propose de réduire la question de l’expérience aux données de la perception et autres sensory data, là où le second empirisme porte également son attention sur l’ensemble des relations, nervures, et médiations
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qui font partie de l’expérience. Pour ces auteurs, il n’y aurait pas d’un côté « un monde », et de l’autre « des sujets », qui échafauderaient dans leur esprit un ensemble de relations à partir des « données » apportées par les sens, ce que Whitehead appelle la « bifurcation de la Nature » pour dénoncer l’opposition instaurée par la culture occidentale entre l’en soi et le pour soi, entre le sujet et l’objet, entre la raison et la non-raison, entre le monde de la Science et celui de la Vie (Whitehead, 1920/2006). Plutôt, lesdites relations feraient directement et pleinement partie de l’expérience, in rerum natura, ouvrant par là-même une pensée métaphysique qui entendrait la question de l’Être selon une forme d’ontologie « plate », qui ne postule pas de différence de « dignité ontologique » a priori entre les êtres et repose plutôt sur les relations qui les font exister dans un monde commun. Cette version de la métaphysique invite alors à entendre la question de l’être sur un registre transitionnel et processuel, un être toujours en train de se faire par les relations par lesquelles il s’établit, ce que Bruno Latour qualifie dans l’EME d’être-en-tant-qu’autre (par opposition à ce qu’il appelle l’être-en-tant-qu’être).
Le concept de modes d’existence est notamment hérité de lʼœuvre de Gilbert Simondon, qui postulait déjà les sujets et les objets comme des constructions ultérieures et contingentes issues de processus d’individuation et de « concrétisation » réciproques (Simondon, 1958/2012). Le « mode d’existence des objets techniques » est alors envisagé comme une manifestation ontologique intimement associée à la formation de l’Homme, et prise dans une généalogie qui le fait s’ajouter aux modes d’être religieux puis esthétiques et ainsi de participer d’une pluralité de manières d’être.  (Simondon, 1958/2012, p. 160).
Mais, plus encore que dans lʼœuvre de Simondon, c’est du travail du philosophe Etienne Souriau, avec son ouvrage Les différents modes d’existence (Souriau, 1943/2009), que se réclame le plus l’EME. Ce dernier, ouvrage d’esthétique tout autant que de métaphysique, échafaude une théorie du « pluralisme existentiel » dans lequel l’être possède une diversité de formes et de modes. Outre la notion même de modes d’existence que Latour reprend en réinterprétant les cinq modes initialement proposés par Souriau (Latour, 2007b) et leur en adjoignant de nouveaux, il lui emprunte également les notions de préposition et d'instauration
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qui sont cardinales pour interpréter l’infrastructure conceptuelle du projet.
La préposition permet d’envisager la question du pluralisme de l’être sans segmenter ce dernier en domaines ou en substances, mais plutôt en la posant sur le registre de la modalité. Une préposition « engage tout ce qui suit et pourtant ne participe pas directement à ce qui suit » (Latour, 2012i), et permet de penser l’expérience en termes d’adverbes plutôt que de substantifs : elle permet de se demander ce que signifie de parler « religieusement » plutôt que de parler des religions instituées, de parler « politiquement » plutôt que de parler de sujets politiques, etc. Ainsi, la préposition infléchit sur les propositions et les oriente sans pour autant les constituer, permettant de questionner les situations en termes de « comment » plutôt que de « quoi ».
L’utilisation latourienne du concept de préposition est fortement marquée par la culture de la sémiotique, et il la fait explicitement équivaloir aux concepts de force illocutoire développée par Austin (Austin, 1962/1991). Ce n’est pourtant pas uniquement de « manière de parler » dont il s’agit ici, entendues comme des représentation d’une réalité qui serait par ailleurs invariante et indépendante. Il s’agit au contraire de « joindre les questions de langue et celle d’être » pour « différencier la recherche des prépositions de celle des substances ou des fondements » (Latour, 2007b, p. 7) à travers des modes de description appropriés. Les prépositions engagent tout autant des modes d’énonciation que des modes de l’être.
Les prépositions, ou modes d’existence, ou régimes d’énonciation de l’être, nécessitent par ailleurs d’établir une théorie de la relation qui permette d’envisager les termes d’une constitution réciproque des acteurs. À ce titre, le concept d’instauration permet d’équiper l’enquête sur les modes d’existence d’un outil qui ne repose pas sur la distinction entre un objet et un sujet – une œuvre et son artiste, un fait et son savant, etc. – mais d’envisager ces deux positions comme le résultat d’une action réciproque et constitutive12. Elle implique également une relation de symétrie

12 Il est aussi défendu par Bruno Latour comme une alternative plus acceptable à la notion de constructivisme, qui mettrait trop en avant la place du sujet dans les situations décrites – et expliquerait ainsi par exemple la violente réception d’une conception « constructiviste » de la pratique scientifique – là où l’instauration ferait le contraire : « Dire, par exemple, qu’un fait est ‹ construit › c’est inévitablement (et je suis bien payé pour le savoir)
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entre chacune des parties dans l’établissement de la situation, également impliquées dans la construction d’une situation sans que l’une soit « l’acteur » unidirectionnel de l’autre. Ainsi écrit-il :
L’artiste, dit Souriau, n’est jamais le créateur, mais toujours l’instaurateur d’une œuvre qui vient à lui mais qui, sans lui, ne procéderait jamais vers l’existence. S’il y a une question que ne se pose jamais le sculpteur, c’est la question critique : « Est-ce moi ou est-ce la statue qui suis, qui est l’auteur de la statue ? » On reconnaît là le redoublement de l’action d’une part, l’oscillation du vecteur de l’action, d’autre part. Mais ce qui intéresse Souriau avant tout, c’est le troisième aspect, celui qui porte sur l’excellence et la qualité de lʼœuvre instaurée : si le sculpteur se réveille la nuit, c’est parce qu’il doit encore se laisser faire pour achever lʼœuvre ou la rater.  (Latour, 2012b, p. 166)
Les processus d’instauration sont alors compris comme l’expression de trajectoires particulières dont les prépositions seraient le « fluide » ou la « tonalité » adéquate. Fidèle au projet multi-réaliste ou pluri-ontologique de Souriau, le projet de Bruno Latour consiste alors à engager une enquête visant à extraire une série de valeurs auxquelles les Modernes disent tenir (les différents modes dʼexistence), en qualifiant les prépositions qui ont permis les diverses trajectoires d’instauration par lesquelles s’est faite la modernité. Ce projet d’investigation se double alors d’une dimension anthropologique.
C’est parce qu’elle est fondée sur une approche de l’ontologie qui entend l’être-en-tant-qu’autre que l’EME peut et doit relever d’une enquête anthropologique. L’anthropologie fonde ses opérations de connaissance sur le repérage de différences dans les cours d’action vécus directement sur le terrain. Elle permet ainsi de poser des questions de métaphysique au sens de l’EME dans la mesure où les différences ainsi repérées permettent de distinguer des trajectoires aux modalités divergentes. L’analyse de l’EME proposée par le philosophe Patrice Maniglier éclaire bien la

désigner à l’origine du vecteur le savant, selon le modèle du Dieu potier. Mais à l’inverse, dire d’une œuvre d’art qu’elle est « instaurée », c’est se préparer à faire du potier celui qui accueille, recueille, prépare, explore, invente —comme on invente un trésor— la forme de lʼœuvre. » (Latour, 2007b, p. 9).
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complémentarité nécessaire entre le projet de pluralisme ontologique de Bruno Latour et la méthode anthropologique, entendue comme une science des différences, que ce pluralisme implique :
Il n’y aurait donc pas d’un côté l’esprit (ou la culture ou le langage), et de l’autre l’être (ou la réalité ou le monde), mais plusieurs manières d’être. L’ontologie devient le discours de l’anthropologie, parce que la notion d’être apparaît comme le comparant le plus puissant. Cela ne signifie pas qu’il est le plus indéterminé, mais au contraire qu’il est le plus intense, celui qui nous oblige au déplacement et au dépaysement le plus grand. L’ idée de culture n’est qu’une conséquence d’une certaine « ontologie ». Il faut ici être radical : par « ontologie » nous n’entendons pas une « théorie » quant à l’Être, ni même des idées ou une « entente » de l’Être ; nous entendons bien des manières de déterminer quelque chose comme étant. […] La question n’est donc pas d’accepter comme étant tout ce qui est déclaré tel par les uns ou les autres, mais plutôt de mieux comprendre ce qui est effectivement dans notre monde par différence avec ce qui est dans les autres.  (Maniglier, 2012a, p. 919)
Ainsi, parce qu’elle est processuelle et pour ainsi dire passée par les trajectoires d’instauration que l’on peut détecter, la métaphysique proposée par Bruno Latour n’existe non pas sur un plan de transcendance mais est contenue dans l’expérience. C’est à ce titre que cette métaphysique n’est pas une métaphysique générale mais une métaphysique locale et située, qui peut être la métaphysique d’un collectif particulier, celui des Modernes. Le projet de l’EME consiste alors à conduire une Enquête pour distinguer, mais également accorder ou composer, les diverses manières d’êtres qui ont tenu ensemble la modernité et son déploiement. Cela implique également que l’ensemble des « modes d’existence » peut être limité en nombre et en définition, dans la mesure où il s’adresse à un agencement particulier de situations :
Seulement, Souriau ne faisait aucun effort pour être anthropologique, il croyait parler de toute ontologie. Moi, je m’adresse à des gens qui ont extrait de toutes les altérations
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possibles de l’être-en-tant-qu’autre, un tout petit nombre, en tout cas qui en ont élaboré un tout petit nombre, et qui ont ensuite encombré le monde avec ce petit nombre.  (Latour & Marinda, 2015, p. 8)
L’enquête sur les modes d’existence est donc simultanément métaphysique, anthropologique, et sémiotique. Pour pouvoir être conduite, elle nécessite l’équipement d’outils de description et de comparaison permettant à une démarche collective de se mettre en place.

Une « sorte de grammaire de l’existence » pour se rendre sensibles à une pluralité de manières d’être

L’infrastructure conceptuelle de l’EME s’articule via une grammaire systématique permettant de comparer et de croiser les modes d’existence au moyen du « métalangage de l’enquête ». Ainsi, l’hypothèse de l’être-en-tant-qu’autre suppose une description de l’expérience comme la « libre association » d’un ensemble d’acteurs hétérogènes, ceux-là mêmes étudiés par la sociologie de la traduction et permettant d’envisager la description d’une situation donnée comme un réseau d’associations qui peut être étendu indéfiniment par l’enquêteur. Ces derniers s’incarnent alors dans ce que l’enquête nomme le mode [RES] pour Réseau.
Parce que le réseau est nécessairement constitué d’associations hétérogènes, il implique une série de décrochages et de déraillements dans l’expérience. Pour comprendre l’existence des réseaux d’acteurs malgré de telles discontinuités, il est donc selon Latour nécessaire de penser l’existence de « mini-transcendances » qui expliqueraient la continuité des cours d’action sans pour autant nier l’hétérogénéité des réseaux. Ce qu’il nomme hiatus intervient alors comme le nom de ces décrochages. Ces derniers sont appelés à être comblés par des passes qui représentent les différents modes de passage entre les interruptions impliquées par un hiatus. À chaque mode d’existence l’épreuve d’un hiatus particulier, et le type de passe qui permet de le surmonter, de telle sorte qu’« un mode d’existence se caractérise par la nature des passes qu’il entraîne » (Famy, 2017). Les passes spécifiques à chaque mode d’existence se caractérisent alors par une trajectoire, qui permet au mode d’être instauré selon les « conditions de félicité et d’infélicité » qui définissent comment le mode
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de l’être en question engage ce qui est de l’ordre du « vrai » ou du « faux ». Hiatus, passe, trajectoire et conditions de félicité constituent la grammaire de description des modes d’existence abordés par l’enquête. Ce mode de description est lui-même instauré par son propre mode d’existence, le mode [PRE] pour préposition, « nécessaire à l’enquête puisqu’il permet de revenir en arrière vers les clefs d’interprétation qui permettent de se préparer à ce qui suit. » (Latour, 2012h). Ainsi :
Si l’on résume, un mode d’existence quelconque est un réseau [RES] spécifié et identifié par une préposition [PRE], la seconde donnant la clef d’interprétation du premier. Cette clef d’interprétation, cette tonalité propre au mode d’existence, entraîne un type de passes particulier et donc une trajectoire particulière, qui elle-même implique l’instauration d’êtres spécifiques propre au mode concerné.  (Famy, 2017)
À partir des méthodes d’investigation du mode [RES] pour réseau et du protocole de description de PRE13, l’ensemble du texte de l’EME présente successivement et sous une forme narrative une série de 12 autres modes visant à faire un bilan provisoire – mais le plus cohérent possible – des différentes « prépositions » utilisées par les modernes pour composer la pluralité de leurs manières d’être. Les douze modes d’existence décrits par le « métalangage de l’enquête » sont alors décrits sous la forme de quatre groupes visant à complexifier et reconfigurer ce qui aurait été sinon décrit par le biais des grands dualismes entre Sujet et Objet ou encore Nature et Culture. On y trouve ainsi, les modes « sans quasi-objet et sans quasi-sujet », les « quasi-objets », des « quasi-sujets », et enfin les « liens entre quasi-objets et quasi-sujets ».
Dans le premier groupe des modes, le mode de la reproduction (REP) vise à décrire les situations d’engendrement et de continuation – des vivants, mais également des institutions, des personnes, etc. – et la manière dont ces derniers entendent continuer d’exister, alors que celui de

13 À ces deux méta-modes se rajoute Double-Clic, un « personnage conceptuel » manié dans la rhétorique de l’Enquête pour représenter le « mauvais génie » des situations dans lesquelles les médiations se voient niées et remplacée par l’idéologie d’un accès direct aux choses et aux êtres. Ainsi « Il s’agit moins d’un mode que d’un anti-mode puisqu’il est défini par la négation des transformations, des traductions nécessaires à l’achèvement de tout cours d’action » (Latour, 2012c).
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la métamorphose (MET) intervient « chaque fois que l’on s’adresse à la façon dont les existants sont transformés ou transforment pour parvenir à subsister » (Latour, 2012g). Celui de l’habitude (HAB), enfin, permet de se rendre attentifs aux situations d’uniformisation par la répétition, dans lesquelles « hésitations et ajustements » se voient surmontés par le sentiment de l’habitude.
À partir du second groupe des modes d’existence, on retrouve progressivement un compte-rendu et un réinvestissement synthétique de l’ensemble des enquêtes de terrain de Bruno Latour. Au premier rang de ces dernières, la question de la référence (REF), mode d’alignement de « chaînes de références » qui permet de transporter de l’information au cœur de la description de certaines pratiques scientifiques. Celui de la technique (TEC) désigne non pas un ensemble de dispositifs technologiques ou même « socio-techniques » mais plutôt une manière de conjurer des obstacles par une série de « détours » et de « zigzags » inventifs, « ce que l’on fait saillir chaque fois que l’on s’intéresse aux détours inattendus par lesquels les existants doivent passer pour parvenir à subsister » (Latour, 2012j). Le mode de la fiction (FIC), enfin, confondu à tort avec les domaines de l’Art ou de la Culture, désigne les rapports conflictuels entre matérialité et figures, ces « petits mondes qui ne peuvent ni se détacher de ces matériaux ni s’y réduire », et leur manière de les déjouer par les jeux du « faux semblant » et de la « multiplication des mondes » (Latour, 2012f).
Le troisième groupe redéfinit le « quasi-sujet » moderne à l’aune des modes d’existence politiques (POL), religieux (REL) et juridique (DRO). Le premier, POL, s’attache à décrire les situations combinant représentation et obéissance de manière problématique, invitant un « parler politique » pour faire constamment reprendre le cercle qui unit et mélange les représentés et les obéissants – mode par ailleurs développé dans l’ouvrage Politiques de la Nature (Latour, 2004b). Le second, REL, permet de suivre la trajectoire des modes d’être religieux comme le maintien d’une forme de fidélité à un message constamment transformé et converti, et résulte des enquêtes conduites dans l’ouvrage Jubiler ou les tourments de la parole religieuse (Latour, 2002). Vient enfin le « passage du droit » (DRO) qui
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« relie aux yeux du juriste de façon continue des sources qui, aux yeux des plaignants, n’ont aucune espèce de relation (par exemple une maison avec un titre de propriété) » (Latour, 2012e) préalablement étudiée dans son enquête de terrain sur le Conseil d’Etat (Latour, 2004a).
Le tour d’horizon des modes tels que présentés dans le texte initial de l’EME s’attache enfin à la description du « continent économique » à travers la distinction entre trois manières d’être propres aux relations que ce dernier implique entre les « quasi-sujets » et les « quasi-objets ». L’attachement (ATT) décrit les relations entre ce que l’on pourrait nommer des « personnes » et ce que l’on pourrait nommer des « biens », à travers une modalité « d’intérêts passionnés » qui s’instaurent dans des situations de consommation, d’achat ou de production (Latour & Lépinay, 2008). À l’attachement répond l’organisation (ORG) qui permet de suivre des « scripts » (programmes ou séquences d’opérations qui lient les différents acteurs d’une situation) malgré la confusion impliquée par les ordres qu’ils impliquent. Le mode de la « morale » (MOR), enfin, porte sur les relations entre fins et moyens et la recherche d’une composition optimale pour arriver à une finalité déterminée.
Ainsi, partiellement alignés avec des institutions qui nous sont familières – Droit, Religion, Politique, etc. – l’enquête consiste à démêler une série de confusions entre les modes d’existences et les « domaines » établis par les modernes pour rendre compte des valeurs qui les sous-tendent. Dans le récit latourien, ils sont difficiles à saisir notamment parce qu’ils sont recouverts par une série de « compte-rendus officiels » qui ne correspondent pas aux trajectoires qu’ils entendent protéger. Un travail est alors nécessaire pour spécifier les modes et en préciser la définition au-delà des expériences ayant permis à Bruno Latour de les esquisser.
Par ailleurs, à la différence d’autres pensées tournées vers la valorisation d’une forme de pluralisme ontologique, le projet de Bruno Latour est compositionniste en ce qu’il vise non seulement à reconnaître une diversité de manières d’être, mais également à trouver le moyen de les faire cohabiter sur un sol commun. Le nombre et la définition des modes d’existence déployés au début du volet collectif du projet est à la fois présenté
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comme une contingence de son enquête et de l’histoire occidentale14, et défendus comme une proposition cohérente et solide qu’il sera difficile de réévaluer15. La dimension collective de l’enquête consiste alors à proposer à d’autres enquêteurs de remettre en jeu la première définition des modes faite par l’auteur initial. 

Équiper collectivement un protocole d’enquête et de diplomatie

La thèse des modes d’existence s’accompagne d’une nécessité méthodologique quant à la manière de les saisir et de mieux les instituer collectivement. Trajectoires d’être subtiles plutôt que royaumes fièrement signalés, les modes d’existence se déploient au cœur des pratiques mais ne se dévoilent pas de manière évidente. En accord avec la méthode anthropologique impliquée par le pluralisme ontologique des modes d’existence, EME suppose donc qu’ils ne peuvent pas être détectés directement mais uniquement lorsque sont commises des « erreurs de catégories » qui mettent en lumière la concurrence de deux prépositions ou clef d’interprétation pour résoudre une situation donnée – ce que l’enquête nomme des croisements. Dans ce cas, leur dissonance dans l’expérience produit des « malentendus métaphysiques » (Maniglier, 2012a, p. 928) à propos du type d’être engagé dans la situation en cours et la méthode anthropologique peut être mobilisée pour démêler la situation et rétablir la trajectoire propre à chacun des deux modes rencontrés16. Cette détection n’est

14 « Comme je crois au petit avantage d’une enquête systématique, tout en me méfiant de l’esprit de système, je considère ce nombre de modes comme l’effet fortuit d’une contingence historique chez ceux que j’étudie aussi bien que chez l’enquêteur. » (Latour, 2012b, p. 477).15 La rhétorique du défi est omniprésente dans les parties du texte original adressées au futur collectif des « co-enquêteurs » : « Pour prendre une métaphore plus récente, disons qu’avec ces quinze couleurs, on obtient de l’expérience moderne prise en bloc une résolution d’image suffisante. Ce serait mieux avec cent trois mille quatre cent quatre couleurs ? Soit, mais alors vous vous chargez de dresser par vous-même le Tableau Croisé. […] Je suis le premier à reconnaître la faiblesse de mes formulations, mais si on prétend s’en défaire, il faut que le challenger s’engage à répondre à ces trois contraintes… » (Latour, 2012b, pp. 477‑478).16 Les différents types de « croisements » possibles ne sont pas explicitement qualifiés dans le texte original, cela dit Aurore Fanny a proposé de les classer a posteriori dans une taxonomie tripartite (Famy, 2017) : les situations manifestant l’amalgame entre deux modes et la lecture d’un mode dans la « clef d’interprétation » d’un autre ; les situations d’interpolations, dans lesquelles un mode vient juger l’autre en fonction de ses propres conditions de félicité (par exemple, un cours d’action politique envisagé selon la trajectoire de la Référence scientifique ou du Droit) ; enfin des situations de collaboration dans lesquelles deux modes se nourrissent et se renforcent. 
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ainsi rendue possible que par la saisie des aspérités d’un terrain construit grâce à un corpus de documents progressivement collectés et rassemblés pour documenter les croisements entre modes dʼexistence. C’est en cela que l’infrastructure d’EME requiert un équipement pour la collecte des situations permettant une meilleure définition des modes d’existence à travers leur croisement.
Ainsi, dans le cahier des charges de l’EME, les « co-enquêteurs » sont appelés à une série d’activités dont l’hétérogénéité n’est pas complètement explicitée. Il s’agira pour eux de « proposer d’autres comptes rendus […] pour interpréter les expériences que nous aurons collectivement retracées » (Latour, 2012b, p. 7), mais également de « proposer d’autres métaphysiques, que celles proposées dans ce rapport provisoire ». Il s’agit enfin pour eux de participer à une scène de négociation pour établir une composition dans laquelle chacun des modes d’existences repérés trouverait une trajectoire d’instauration satisfaisante sans pour autant imposer un mode d’énonciation hégémonique à chacun des autres modes.
L’EME est en effet inscrite dans la tradition pragmatique dans la mesure où l’enquête n’est pas un pur « projet de connaissance » mais vise à résoudre un problème, que Latour identifie comme celui de « la préservation de la diversité des modes », contre l’hégémonie possible de l’un d’entre eux (Latour, 2012b, p. 479). L’Enquête pose ainsi la question du « que faire ? » plutôt que du « qu’est-ce que ? »17, et envisage comme sa finalité la négociation collective de la fameuse définition positive de la modernité déjà appelée dans Nous n’avons jamais été modernes. C’est pourquoi l’auteur propose, outre la dimension empirique et anthropologique de la transformation de son enquête en entreprise collective, de la qualifier de procédure diplomatique. La notion est à entendre contre l’idée d’une enquête scientifique ou philosophique qui mettrait en scène un sujet à la recherche d’une vérité destinée à être dévoilée. Elle est diplomatique dans le sens où, dans l’approche d’empirisme radical de l’enquête, « il n’y a pas d’arbitre extérieur – la raison du plus fort, la raison universelle, l’État, la loi, les lois de la nature, etc. » (Latour, 2012d) à même de faire prédominer un mode dans la recherche en cours. C’est

17 « Que faire ? C’est l’objet de la conclusion générale, forcément très brève puisqu’elle dépend du sort de la plateforme de recherche collaborative auquel cet ouvrage, simple abrégé d’une enquête, a l’ambition d’intéresser le lecteur. Cette fois-ci, l’anthropologue se mue en chef de protocole pour proposer une série de « représentations diplomatiques » qui permettraient d’hériter de l’ensemble des valeurs déployées dans les parties deux et trois – et qui toutes définissent l’histoire si locale et si particulière des Modernes —, mais dans des institutions et selon des régimes de parole renouvelés. » (Latour, 2012b, p. 11).
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également parce que l’altérité radicale postulée par le pluralisme ontologique implique « d’organiser le repérage tâtonnant des positions négociables et non-négociables des uns puis des autres » sans en connaître à l’avance de définition exacte (Latour, 2012d). Parce qu’ils sont l’expression d’une altérité toujours renouvelée par l’expérience, les modes d’existence ne doivent pas être seulement détectés mais également négociés dans un collectif fait de parti-prenantes aux valeurs divergentes.
La dimension d’enquête et la dimension collective de l’EME se voient donc indissociablement liées dans un projet qui est à la fois celui d’une détection des modes d’existence par leurs croisements et celui de la négociation de leur composition au sein d’un monde commun à tous et à chacun d’entre eux. En ce sens, la dimension collective de l’infrastructure de l’EME doit donc être comprise selon au moins deux directions. La première relève de la tâche de collecte qui consiste à re-décrire les modernes, et de la somme des documents – et expériences afférentes – à rassembler pour mener à bien son programme. En ce sens Bruno Latour décrit-il l’EME comme la transformation du « travail d’un ethnographe solitaire en l’aventure d’un collectif élargi de co-enquêteurs » (Ricci, De Mourat, Leclercq, & Latour, 2014). Le second sens de cette dimension collective est celui impliqué par la nécessité d’une négociation diplomatique entre les représentants des différents modes à lʼœuvre dans la modernité, une fois ce travail de clarification effectué. Dans cette enquête collective, les documents rassemblés opèrent donc non seulement comme lieux de détection et d’observation mais également comme un lieu de partage des expériences. Ce partage s’opère à la fois dans le sens d’une mise en commun, d’un constat partagé entre les représentants des différents modes (à la manière d’un constat à la suite d’un accident quelconque, « nous nous accordons sur le fait qu’il y a là un problème ») ; et dans le sens d’un partage diplomatique entre les différents modes d’existence, celui d’une négociation authentique. Cette négociation est présentée comme la finalité du processus collectif appelé à se déployer par le projet :
Il faut être naïf pour croire au succès de tels pourparlers ? Eh oui, mais le diplomate est une figure hybride, naïve autant que retorse. Je prétends que le seul moyen de vérifier s’il s’agit là d’une illusion ou non, c’est de mener pour de vrai, en face à
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face, ces négociations avec ceux qui sont directement intéressés à formuler d’autres versions de leurs idéaux ; ce que nous allons pouvoir faire avec ce projet de recherche collaborative dont la troisième année suppose de tels pourparlers menés sur les zones de conflit de valeurs les plus « chaudes ».  (Latour, 2012b, p. 482)
EME se présente donc comme une enquête collective à plusieurs dimensions. À la lecture de l’édition de l’EME écrite par Bruno Latour, il n’est cependant pas évident de savoir qu’attendre exactement des contributions d’un public encore peu visible, ni les modalités de facilitation envisagées pour permettre un dialogue avec une proposition aussi large et touffue sur le plan théorique. Par ailleurs, la scène diplomatique « parfaitement imaginaire » (Latour, 2012b, p. 25) reste encore à définir, et doit être équipée et concrétisée pour transformer l’enquête individuelle en enquête collective. Il s’agit maintenant de revenir sur l’instauration – pour reprendre le vocabulaire du projet de manière peut-être cavalière – effectuée par la mise en place conjointe de l’infrastructure matérielle, sociale et discursive de l’EME et du collectif que cette dernière a assemblés.

Situer le format d’une infrastructure
de publication-comme-enquête

Il s’agit maintenant de décrire les différentes modalités de rencontre possible avec l’infrastructure de l’EME telle qu’elle est pratiquée par le collectif appelé à l’utiliser pour mener l’enquête dite collective. Je propose de nommer publication-comme-enquête le type d’instrumentation des pratiques éditoriales effectué par l’EME, et ce dans au moins deux des sens de la notion de publication. D’abord, il s’agit d’insister sur l’intégration des pratiques d’enquête avec les pratiques d’écriture et d’édition convoquées – la publication est ici entendue au sens d’un processus éditorial qui prend ici une valeur heuristique en mobilisant et en retravaillant les matériaux de la recherche. Ensuite, la notion de publication-comme-enquête permet également dans s’inscrire dans une approche deweyenne de l’enquête qui entend le terme comme la constitution d’un collectif face à une situation problématique (Zask, 2008) – la publication est alors en‑
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tendue dans le sens politique et épistémologique de la construction d’un public de parties-prenantes concernées par un problème donné. Il s’agit ainsi de désigner les documents-publications produits par les pratiques des collectifs de recherche non pas comme des objets visant à communiquer des résultats établis, mais comme des lieux d’élaboration et d’investigation individuelle et collective.
Le projet de l’EME se déploie de 2012 à 2014 sous la forme de plusieurs « éditions » reprenant et retravaillant l’hypothèse des modes d’existence sous diverses formes, mais également d’un protocole d’investigation impliquant les personnes intéressées au projet dans une diversité de pratiques : lire, naviguer, écrire, discuter, etc. Ce protocole repose à la fois sur son inscription dans des instances matérielles diverses (spatiales, imprimées, numériques) permettant de fréquenter et d’interagir avec l’enquête – ce que je nomme l’infrastructure du projet pour insister sur la dimension pratique de ces éditions dans la perspective de l’enquête collective – et dans une série de rencontres et d’activités menées par le biais de ces instances.
L’infrastructure de l’EME fonctionne comme un instrument pour la négociation et la détection des modes d’existence. Elle fonctionne cela dit également comme un format, dans le sens où elle oriente et facilite des pratiques de lecture, d’écriture et de discussion, par le truchement de sa présence matérielle et sociale auprès du public qui la fréquente. Elle le fait parfois de manière intentionnelle et maîtrisée, mais aussi parfois de manière spontanée et exploratoire, déstabilisée notamment par les dynamiques de collaboration et de fabrication qui sont nécessaires à son établissement et qui viennent « perturber » le plan initial. Cette partie est donc découpée en deux temps. Dans un premier temps, il s’agit de décrire sur un mode synchronique l’infrastructure de l’EME, constituée par l’ensemble de ses éditions, telle qu’elle a été décrite par notre équipe comme la pratique idéale de l’enquête et en vue de participer à son aventure collective. Dans un deuxième temps, Il s’agira ensuite de replacer la question de la fabrication au centre de la description, en adoptant cette fois une approche historique permettant de restituer les hésitations, les épaisseurs et les transformations effectuées par l’équipe constituée au cœur du projet simultanément à la constitution de son public.
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Fréquenter un ensemble d’éditions distribuées : l’infrastructure EME, 22 Mai 2014

Au 22 Mai 2014, le curieux qui décide de s’intéresser au projet EME – et peut-être, à terme, devenir l’un de ses co-enquêteurs – se voit invité à fréquenter un assemblage hétérogène d’éditions distribuées et pourtant complémentaires. Ces dernières diffèrent d’abord de par leurs dimensions et leurs qualités – d’un « livre » imprimé à une salle dédiée à un atelier philosophique, d’un écran d’ordinateur au complexe réseau de contenus présentés sur les instances numériques de l’enquête – mais également de par leur rôle et le type d’activités qu’ils entendent susciter et permettre.
Pour les besoins de la démonstration, notre curieux est dans une disposition que l’on pourrait qualifier d’« idéale » du point de vue de l’équipe, c’est-à-dire conforme aux conditions envisagées par les concepteurs du projet pour entraîner les lecteurs vers l’activité de contribution à l’enquête. Il a à sa disposition toutes les éditions de l’EME et se trouve donc, en ce 22 Mai 2014, dans un lieu précis, au 13 rue de l’Université dans les locaux de Sciences Po, salle dite du Conseil, où se déroule ce jour-là un « atelier philosophique ».

Édition imprimée

Notre curieux a à sa disposition un premier élément matériel de « l’écosystème » de EME, appelé dans le vocabulaire du projet le « rapport provisoire », mais que j’appellerai l’édition imprimée pour laisser ouverte aux interprétations la fonction et les qualités propres à cet artefact. Ce dernier existe à ce moment en deux versions : la version française publiée aux éditions de La Découverte, publiée sous la forme d’un ouvrage imprimé de 17,2 x 3,1 x 24,2 cm à couverture souple, et la version anglaise publiée aux éditions Harvard University Press, publié sous la forme d’un ouvrage imprimé de 6-1/8 x 9-1/4 pouces à couverture rigide. Si les dimensions et les couvertures différent, on retrouve la même organisation des contenus et les mêmes caractéristiques de design éditorial – fontes de
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caractère, organisation des sections, éléments tabulaires et diagrammatiques. Celui-ci se présente comme un texte offrant trois entrées et modes de lecture complémentaires.

fig. 6 (p.)

La première des entrées de l’édition imprimée est un texte linéaire organisé comme une succession de paragraphes découpés en parties, chapitres et sous-chapitres. Ainsi qu’énoncé précédemment, cette première entrée se présente, dans sa forme, comme un argument qui vacille entre le récit à la première personne (notamment dans l’introduction), le récit ouvertement fictionnel d’une anthropologue effectuant une étude sur la modernité18, et le développement d’une argumentation qui déplie progressivement les différents modes d’existence proposés. Après l’introduction qui présente les enjeux anthropologiques et politiques d’une meilleure définition des modernes, une première partie introductive porte principalement sur la déconstruction et la dénaturalisation d’un mode qu’il intitule Double-Clic et qui porte une conception du monde divisée entre « représentations » et « choses », ou « sujets connaissants » et « choses connues », et refuse de voir le rôle transformateur des médiations de tous types ; elle se concentre également sur la description de la connaissance scientifique comme un mode d’existence particulier intitulé REF. La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse aux « quasi-objets » en revisitant le mode d’existence des êtres invisibles ([MET]amorphose), ceux de la [TEC]hnique, de la [FIC]tion et de l’[HAB]itude. La troisième partie et dernière partie s’adresse enfin aux « quasi-sujets », en abordant les questions du [REL]igieux, du [POL]itique, du [DRO]it, de la [MOR]ale, de l’[ORG]anisation. Enfin, un long épilogue vise à resituer les enjeux du continent économique via le mode [ATT]achement. La conclusion de l’ouvrage se présente comme un programme qui explicite le cahier des charges de la phase collective du projet et en dessine les enjeux.
La seconde entrée de l’édition imprimée est une table des matières qui se présente elle-même comme un texte en prose – à la manière de certains rapports d’état ou d’entreprise qui cherchent ainsi à se présenter sur deux niveaux de lecture imbriqués – et permet de lire une version abré-

18 Mode de restitution déjà utilisé par Bruno Latour dans l’ouvrage L’espoir de Pandore (Latour, 2007a).
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gée du mouvement du livre. Cette deuxième vue est non seulement utilisée au titre d’un mode de lecture alternatif, et comme une carte qui sera facilement connectée aux éditions numériques du livre.

fig. 7 (p.)

 La troisième entrée, enfin, est un « tableau croisé » qui reprend chacun des modes d’existence en les décrivant systématiquement selon la grammaire de l’enquête – hiatus, passes, trajectoires,… Si l’on prend par exemple le mode de la référence – abrégé [REF] dans l’enquête – on peut apprendre à reconnaître dans une situation les « hésitations et dissemblances des formes » (hiatus) qui malgré tout génèrent un « pavage des inscriptions » (passe) pour permettre des « constantes par transformations » (conditions de félicité). C’est ainsi une présentation systématique des modes qui est proposée, en grand contraste avec le mode narratif des deux autres entrées de l’instance écrite, et que l’on retrouvera par ailleurs faire écho aux instances numériques de l’enquête.

fig. 8 (p.)

Du point de vue de son organisation textuelle, l’ouvrage ne présente aucune note de bas de page, ni glossaire, ni liste de références bibliographiques. D’autre part, du point de vue de sa mise en page, l’organisation des pages laisse environ ⅓ de la largeur de la page pour l’annotation et présente un certain nombre de pages blanches en fin de rapport. Enfin, d’un point de vue typographique, les corps de texte se voient ponctuées par une série de mots en gras et/ou en majuscule qui signalent la mention des modes d’existence ou d’un terme de vocabulaire auquel répondent des contenus supplémentaires sur les éditions numériques.
L’édition imprimée est donc un objet complexe qui joue de manière ambigüe entre le récit anthropologique, le traité philosophique et le rapport d’ordre technique ou administratif. Cet artefact propose à la fois plus et moins qu’un livre philosophique traditionnel dans la mesure où une série d’absences – au premier rang desquels celle d’un apparat critique – opèrent comme des appels pour le lecteur afin d’établir une complémentarité entre les différentes éditions à fréquenter pour participer au projet. 
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence

Éditions numériques

Le deuxième élément matériel de l’EME est un site web, caractérisé par le nom de domaine modesofexistence.org, auquel notre curieux accède par le biais d’un ordinateur portable. Si ce site est qualifié de « plateforme » dans le vocabulaire de l’équipe, on peut y distinguer au moins trois types d’entrées bien distinctes. L’arrivée sur le site donne accès à une première entrée, que nous appellerons « le blog », qui fait office de présentation d’ensemble du projet. Elle en détaille les finalités, l’équipe, mais aussi et surtout le déroulement historique, en proposant une frise chronologique constamment mise à jour. Elle présente par ailleurs une série de publications datées, écrites par le chef de projet Christophe Leclercq, qui portent sur des sujets et des registres variés : annonce et restitution des rencontres physiques du projet19, informations pratiques portant sur les contributions et les relations avec les contributeurs20, textes de mise au point et de complément produits directement par Bruno Latour au cours de l’enquête21. Ces dernières entrées de blog sont ouvertes à un commentaire sans modération.

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La plateforme est ensuite composée d’une interface distincte dénommée « entrée livre ». Deuxième mode d’accès à l’enquête en ligne, elle est composée au 22 Mai 2014 d’une interface organisée en quatre colonnes, chacune composée d’une liste d’items pouvant être dépliés et manipulés par le lecteur. La colonne de gauche, dite « Texte », présente un découpage des contenus présentés dans l’édition imprimée au niveau des parties, sous-parties et paragraphes qui le constituent. Si l’on parcourt cette dernière, une complexe animation permet de visualiser un paragraphe donné tout en gardant en vue la partie et la sous-partie dans laquelle il est placé. La deuxième colonne, intitulé « Vocabulaire », liste une série d’entrées qui correspondent à des points de vocabulaire utilisés dans l’enquête, l’équivalent d’un glossaire. La troisième colonne, « Documents » présente une série d’items rendant compte d’expériences empiriques par le truchement d’éléments multimédias variés, tels que images, vidéos, documents textuels, et autres éléments embarqués depuis le web. La quatrième colonne enfin, intitulée « Contributions », est

Le vacillement des formats
composée de contenus écrits par les internautes et publiés par l’équipe, dont la finalité théorique est de réviser ou d’enrichir une partie du texte original. Suivant l’orientation empirique de l’ensemble de l’enquête, ces contributions sont formatées selon une organisation bien précise composée d’un résumé de 500 mots, puis d’une série de « diapositives » qui associent chacune un document à son commentaire.

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Au premier abord très structurée et synthétique, l’ensemble de l’interface se reconfigure et change d’organisation spatiale dès lors que l’on commence à la parcourir. L’ouverture de l’un des « items »22 dans une des colonnes provoque la recomposition des 3 autres en fonction des connexions qui lui sont attachées. En effet, chacun de ces éléments – qu’il s’agisse d’un paragraphe de texte, de vocabulaire, ou de contribution – est associé par des liens hypertextuels à un ou plusieurs autres éléments de l’enquête. Ainsi, par exemple, les items de paragraphe correspondant au texte de l’instance imprimée se voient annotés avec des liens vers des points spécifiques de vocabulaire dont la définition est détaillée dans leurs sections afférentes, et à des documents qui donnent accès à des expériences empiriques des modes et de leurs croisements – surlignés en vert. Le clic sur un élément en particulier provoque un réagencement des contenus dans lequel ne sont plus visible que l’élément sélectionné, présenté sur la moitié de l’espace disponible, et la liste des éléments qui lui sont reliés, sous une forme condensée. La navigation dans l’EME se présente donc comme une succession de configurations (typo)graphiques présentant sur deux dimensions une section et les différents éléments qui lui sont rapportés. Si l’on clique sur l’un de ces éléments rapportés, ce dernier devient à son tour l’élément organisateur d’une nouvelle composition, dans lequel il se voit présenté sous une forme étendue et ses éléments connexes sous une forme condensée. Il est à noter que, si l’interface propose dans l’une de ses colonnes une liste d’items qui correspondent à l’enchaînement séquentiel et narratif que l’on retrouve dans l’édition imprimée de l’enquête, ce mode de navigation par recomposition autorise des logiques de lecture multiples, qui peuvent certes choisir l’enchaînement des paragraphes comme fil de lecture, mais aussi se lancer dans une trajectoire de lecture associative qui ne suivrait pas du tout l’organisation initiale du livre.

22 Durant mon terrain, ces items seront successivement appelés : « éléments », « blocs », puis « tuiles » suivant les individus et l’avancement du projet.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
Pendant les évènements de la journée, notre curieux ne se contente pas de naviguer silencieusement entre les différentes configurations graphiques qui se présentent à lui alors qu’il reparcourt le chapitre du rapport préliminaire dédié au mode religieux – thème de la journée. Il dispose également d’une série de fonctionnalités avec lesquelles il travaille sur le contenu que lui propose l’interface « livre ». Dans la colonne de droite, dans laquelle figure la liste des contributions effectuées par les co-enquêteurs, figurent des items légèrement grisés ou bleutés qui représentent les contributions qu’il a lui-même écrit à propos de passages du livre qui l’intéressent. Ces derniers, attachés à un élément précis de l’une des trois autres colonnes, sont des contenus écrits par le lecteur et restés à l’état privé, ou bien en cours de modération par le dispositif de médiation de l’équipe. 
Enfin, il dispose également de deux manières distinctes de modifier encore une fois l’apparence des contenus de l’enquête comme ils se présentent à lui. Premièrement, s’il clique sur l’icône de valise présent en haut de son écran, notre curieux pourra également disposer d’une autre vue des contenus fondées sur les passages qu’il a surlignés grâce à la fonction afférente proposée par l’interface. Cette vue, intitulée « calepin », lui donne à voir une version abrégée, toujours en 4 colonnes, des contenus qu’il a, durant sa lecture, « mis de côté » pour une lecture ultérieure, ravivant la pratique des commonplace books, ces carnets de citations et d’extraits consignés pour une remobilisation ultérieure (Blair, 1992).
En revenant à l’entrée « blog » du site, notre curieux accède maintenant au troisième point d’entrée de l’enquête proposé par la plateforme numérique, intitulé « croisements ». Ce dernier propose une interface vers les mêmes unités de contenu que celles de l’entrée « livre », mais sous un mode de présentation et de manipulation différent. Les unités sont en effet alors présentées sous la formes de « tuiles » ou blocs typographiques, entre lesquels il est impossible de distinguer au premier abord ce qui désigne un paragraphe issu de l’édition imprimée, un élément de vocabulaire, un document, ou une contribution proposée par un co-enquêteur. S’il clique sur l’une des tuiles, le curieux accède à une nouvelle mise en page qui lui présente, sous la forme d’un contenu en une seule colonne et plein écran, le contenu d’une seule unité.
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Si la composition et l’ordre des « tuiles » présentes à l’écran lors de l’arrivée sur l’entrée « croisements » n’est pas évidente, ils n’ont pourtant rien d’aléatoire et correspondent à un choix précis. Sur la droite de l’écran, un panneau informatif affiche en gras l’acronyme « [TEC-FIC] » qui correspond dans le vocabulaire de l’enquête, au croisement entre le mode d’existence propre aux êtres techniques et à ceux de l’art. Les « tuiles » présentées sur la colonne principale correspondent en fait à l’ensemble des éléments de l’enquête qui sont associés au point de vocabulaire correspondant à ce croisement précis, soit dans ce cas toutes les tuiles qui permettent de mieux détecter le croisement « [TEC-FIC] ».
En haut du panneau latéral figure une liste, avec, dans ce cas, deux choix intitulés « explore » et « possible introduction ». Le clic sur l’un d’eux provoque la réorganisation des tuiles affichées à l’écran selon un ordre nouveau, au moyen d’une animation qui rappelle les interpolations d’un jeu de carte. Ces différents agencements correspondent à autant de « scénarios » qui proposent de rendre compte de ce croisement selon divers enchaînements de contenus. La colonne latérale, outre son interface de navigation, liste d’ailleurs une série de points (« prises et défis », « institution dans l’histoire », « ce qu’on apprend des modes », ..) qui répondent à un questionnaire que l’on retrouvera dans d’autres états de l’interface23. En la faisant basculer au moyen d’un bouton dédié, il est possible d’accéder à une représentation graphique de l’ensemble des quinze modes et de leurs 225 croisements, et de mettre à jour la liste des tuiles en fonction d’un mode ou d’un croisement en particulier.
L’entrée croisements propose donc encore un autre mode d’entrée dans l’enquête, faisant cette fois-ci davantage écho au tableau récapitulatif de l’instance imprimée qu’à son texte en prose. De la même manière que l’entrée « livre » permettait de filtrer les contenus pléthoriques de l’enquête au moyen d’annotations ou d’une recherche, l’entrée « croisements » propose un autre type de filtre pour lequel les mêmes contenus se voient redistribués selon une série de « coupes » qui proposent un abrégé séquentiel selon le point de vue spécifique d’un mode d’existence ou d’un croisement. Les différents scénarios alternatifs d’agencement pour les tuiles visant à décrire un mode ou un croisement font office d’autant de « tests » proposés à l’internaute pour en faire l’expérience.

23 Notamment dans le glossaire de l’entrée « livre », pour chaque croisement.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
Notre curieux, absorbé par l’exploration de l’entrée « croisement » et de ses ballets interactifs complexes, lève alors la tête de la complexe « plateforme » qui se présente à lui sur l’écran de son ordinateur, et se rappelle alors qu’il était également présent dans un autre lieu, physique cette-fois, où se déroulait et se déployait une autre édition du projet EME baptisée par l’équipe successivement de « rencontre face-à-face », « d’atelier philosophique » ou de « rencontre diplomatique ». 

Rencontres diplomatiques

La Salle du Conseil est une pièce allongée, occupée par une large table en bois de forme ovoïde flanquée de diverses prises et micros. La pièce elle-même, pourtant agrémentée d’une baie vitrée sur un de ses murs les plus longs, est baignée dans une certaine obscurité que percent difficilement les éclairages jaunâtres du mur qui se disputent leur lumière avec les murs recouverts d’une épaisse moquette noire. Dans cette ambiance intimiste, un film est projeté sur l’écran déployé sur un des murs : il s’agit d’une des rares captations vidéos du rituel de la réclusion initiatique conduite dans le cadre du Candomblé, une religion syncrétique répandue au Brésil et objet de plusieurs expériences de terrain de l’anthropologue Patricia de Aquino, qui présente le film lors de cette rencontre (De Aquino, 1998).
Les différents participants de la journée – une dizaine, allant et venant suivant les disponibilités de chacun – sont disposés autour de la table, accompagnée d’une petite quantité d’observateurs venus à l’atelier en tant que spectateurs – dont notre curieux – ainsi que de membres de l’équipe. Parmi eux se tiennent une majorité de chercheurs universitaires spécialisés dans l’anthropologie et l’étude des pratiques religieuses, mais également un prêtre jésuite. Je circule pour ma part entre l’extérieur du cercle de parole, duquel je fais ce jour-là office de photographe, et le centre de la pièce au centre duquel nous avons installé un nécessaire de captation vidéo, et nous nous relayons avec Pierre Jullian de la Fuente, alors ingénieur informatique sur le projet. Bruno Latour se tient en bout de table, absorbé dans une prise de note en compagnie de Milad Doueihi, qui a organisé avec l’équipe cette double journée d’ateliers dé-
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diée au mode d’existence de la [REL]igion autour d’un aphorisme de Nietzsche, auparavant communiqué aux participants via un document Google Drive24.

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Avant et après le visionnage commun du document vidéo, Patricia de Aquino présente en détail le culte du Candomblé et ses particularités rituelles. Elle complète son exposé par la présentation d’un exemplaire papier d’article de Paris Match écrit en Mai 1951 et proposant un premier mode de dépiction du culte au grand public, et par la présentation des cauris, coquillages rituels utilisés par ce culte du Candomblé qui se situe à la croisée entre croyances chrétiennes et animismes importés depuis l’Afrique noire, et dont elle est la spécialiste. Les matériaux passent entre les différentes mains durant la discussion. Autant d’éléments empiriques qui sont dans un deuxième temps utilisés comme matière de discussion pour explorer le croisement problématique entre [REL]igion et [MET]amorphose, remarquablement incarné par ce culte du Candomblé.

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Les présentations et discussions s’alternent au fil de la journée. L’écran de projection est fortement mobilisé à chacune d’entre elles pour afficher images, vidéos et autres documents attachés aux expériences – majoritairement inscrites dans la discipline universitaire de l’anthropologie – rapportées par les divers participants. Un compte-rendu est réalisé en direct sur un document Google Drive25 sur la base des échanges de la séance. Il est ouvert à tous ceux présents dans la salle, cette journée édité par les membres de l’équipe – Christophe Leclercq, Pierre-Laurent Boulanger, Clémence Coursault, et moi-même. La suite d’outils de stockage et d’édition en ligne – dite de « cloud computing » – fournie par Google, fait office de quatrième instance du projet, et elle est aussi l’un des lieux indéniables de déroulement du projet, notamment en amont et pendant les rencontres physiques. Pendant la journée, une cinquième instance est activée : le compte Twitter du projet, identifié par le nom de @AIMEproject26. Tenu alternativement par Bruno Latour et par le chef de projet Christophe Leclercq, celui-ci est utilisé pour rendre compte de réactions et d’avancées remarquables en direct au cours de la rencontre.

24 Voir le document partagé aux participants : https://docs.google.com/document/d/1-gPlq6IMGBg-5eqLePrGEhJlwGgAo8bFELZ-5aAnYJI/edit?usp=sharing.25 Voir : https://docs.google.com/document/d/13XJGVfPtuxvGkO1V0wz3IMVohQEODSe6xCvcaT8FZzU/edit?usp=sharing.26 Ce compte est depuis la fin du projet renommé @BrunoLatourAIME (voir https://twitter.com/BrunoLatourAIME)
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Au cours des échanges, l’écran central est utilisé à des fins multiples pour reconnecter l’édition en cours d’utilisation – « l’atelier philosophique » – aux autres éléments de l’infrastructure de l’EME : rapport, plateforme, google drive, compte twitter. En début de séance, Christophe Leclercq affiche sur l’écran un récapitulatif de la série de documents préparatifs qui leur sont proposés sur l’instance Google Drive. À un autre moment, quand un point précis du texte initial de l’édition imprimée sera discuté, c’est l’instance « livre » qui est affichée selon la vue correspondante de manière à fournir à tous un point de discussion commun – un exemplaire de l’édition imprimée tournant toujours dans la pièce. À la fin de la journée, une période de 30 minutes est dédiée à accompagner les participants qui en manifestaient le besoin, dans la transformation de leur expérience de la journée en une contribution formatée pour être intégrée au corpus global de l’enquête via sa plateforme numérique. Les participants sont invités à se connecter sur la plateforme, et pour certains d’entre eux, à apprendre à utiliser l’interface complexe qui leur est proposée pour écrire une contribution. Dans les faits, cette phase n’aboutit à l’écriture d’aucune contribution sur le moment mais donnera lieu ultérieurement à la production de plusieurs d’entre elles27. Un dernier jeu de correspondance s’observe alors que les tweets publiés lors de la journée seront quelques jours plus tard rassemblés et publiés sur l’instance « blog » du projet pour faire office de compte-rendu28.

Développer en/un public

Les éditions qui composent l’infrastructure EME pour accueillir l’enquête collective sont appelées à se répondre et se soutenir mutuellement afin de permettre un ensemble d’activités distribuées. Cependant, l’infrastructure de l’EME ne se construit pas de manière séquentielle – telle une gestation à l’ombre des regards suivie par une phase d’enquête au moyen d’un outil propre et stabilisé. Au contraire, elle se construit en même temps que la trajectoire d’enquête qu’elle porte et les collectifs qu’elle mobilise, invitant à penser conjointement les dynamiques de fabrication, de modification et de mobilisation publique dont elle est l’objet. 

27 Voir la contribution : http://modesofexistence.org/inquiry/#a=SET+DOC+LEADER&c[leading]=DOC&c[slave]=VOC&i[id]=#doc-1252&i[column]=DOC&s=0.28 Voir : http://modesofexistence.org/workshop-rel-brief-report/.
Le vacillement des formats
La transformation progressive de la recherche solitaire de Bruno Latour en un dispositif collectif donne lieu à des processus de publication plus ou moins contrôlés qui s’ajustent en cours de route. La multiplication des rencontres et des communications alors que l’infrastructure continue d’être développée implique un entremêlement constant entre construction des énoncés et construction des contextes d’énonciations, expérimentation de modalités d’écriture et de négociation, et mise en correspondance des différentes instances et mécanismes de l’infrastructure. Il s’agit donc d’éloigner une présupposée représentation de l’infrastructure de l’EME comme un tout cohérent et évident, en retraçant la trajectoire de développement de sa lourde infrastructure sociale, technique et esthétique, pour en restituer les hésitations, les bifurcations et les épaisseurs matérielles et temporelles. Il s’agit aussi, de manière concomitante, de décrire l’effet de la socialisation progressive – et précoce – du projet sur ces dernières. Une telle description devrait permettre d’éclairer de manière plus précise les dynamiques de co-construction à lʼœuvre entre les dimensions sociales, méthodologiques, technologiques et esthétiques de l’infrastructure de l’EME.
Cette partie est construite sur la base de trois sources, en plus des éléments accessibles à tous que sont les interfaces numériques publiques du projet ainsi que les ouvrages imprimés. La première est une série d’entretiens semi-dirigés que j’ai conduits en juin et juillet 2014 avec dix des personnes impliquées dans le projet à divers stades de son dévelop­pement. Je me fonde également sur l’analyse de la très dense documentation privée du projet – réunie par le chef de projet et par ailleurs historien de l’art Christophe Leclercq. J’ai eu ainsi accès à une grande part des documents de travail du projet, aux captations effectuées durant les réunions de conception privées et les rencontres publiques, à l’archive des échanges mails avec les contributeurs, ainsi enfin qu’au code source des plateformes numériques. La dernière source utilisée pour la construction de ce récit est mon expérience de première main du projet concernant tous les événements ultérieurs à mars 2014.
L’exposition progressive du projet à un public de plus en plus hétérogène et important a dû être segmentée afin de pouvoir mieux en percevoir la dynamique de déploiement. Je propose donc, pour faire ce récit,
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
de diviser l’histoire du projet en quatre périodes distinctes. Durant la période d’incubation, le projet se développe dans des formats de données utilisés personnellement par Bruno Latour, sous la forme d’une base de données personnelle et d’un manuscrit – alors que l’environnement social dans lequel le projet collectif sera mené, est esquissé. S’en suit une phase de développement durant laquelle une équipe de concepteurs – ingénieurs, designers, et autres « scénographes de concepts » – se constitue pour mettre en scène l’infrastructure et les matériaux produits précédemment sous la forme d’un ensemble d’éditions. La troisième phase, que j’appelle « la rencontre », commence avec la publication du livre et le début des rencontres en face-à-face. La dernière phase, la « négociation », concerne la période la plus intense des échanges puis le processus de préparation de la semaine de négociation et de réécriture, suivie de la « conférence d’évaluation finale ».

L’incubation (avant 2011)

Un projet développé au médialab de Sciences Po

Le projet EME, en tant qu’enquête collective, est développé dans l’enceinte du médialab, nouvelle unité scientifique placée sous la tutelle de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (« Sciences Po »). Le médialab est créé en 2009 par Bruno Latour et Valérie Pihet avec la première mission d’être un centre visant à expérimenter de nouvelles méthodes numériques pour les sciences sociales. Sous l’action de Bruno Latour, alors également directeur scientifique de l’École, il deviendra progressivement un laboratoire de recherche développant son propre programme scientifique. Le projet scientifique du laboratoire consiste, dans la lignée des travaux précédents de Bruno Latour sur les questions d’échelle et de l’approche « associationniste » proposée par la sociologie de la traduction, à exploiter les traces numériques disponibles sur le web pour construire de nouvelles représentations du fait social qui se libéreraient de la traditionnelle opposition entre individus et sociétés (Latour, Jensen, Venturini, Grauwin, & Boullier, 2012). Il s’agit alors de développer des méthodes « quali-quantitative » permettant d’explorer des modalités d’association et d’agrégation intermédiaires, rendues explorables et manipulables par des formes d’instrumentation et de publication web dénommées datascapes.
Le vacillement des formats
Le terme de datascape désigne à la fois une méthodologie et un genre de publication. La méthodologie consiste à conduire simultanément et collectivement la définition d’une question de recherche dans une discipline définie – histoire de l’art, sciences politiques, etc., l’élaboration d’une base de données nourrie et structurée selon la perspective interprétative induite par cette question, et le développement d’une publication web interactive apte à faire office d’instrument d’analyse et d’interprétation. Cette dernière publication permet de naviguer entre plusieurs perspectives à l’intérieur de la base, sous la forme de visualisations de données qui peuvent être recomposées selon le point d’un vue d’un acteur en particulier dans le phénomène observé (Leclercq & Girard, 2013). Le datascape se présente donc à la fois comme une méthode de collaboration entre chercheurs et concepteurs (ingénieurs et designer), aptes à affiner leur perspective sur un phénomène par le développement itératif du datascape, et comme une publication-instrument destinée à un public de chercheurs spécialistes de la question traitée par le site.
La conception des datascapes requiert l’exploration de configurations de travail interdisciplinaires dans lesquelles les pratiques professionnelles du design, notamment, consistent à concevoir des outils de visualisation et d’exploration des données numériques mais aussi à faciliter la collaboration interdisciplinaire par des pratiques de reformulation et de mise en forme distribuées tout au long du processus de fabrication.
Du fait de la nature expérimentale et fortement technique de la démarche scientifique à l’origine du médialab, l’organisation tire une forme de spécificité dans sa composition et son approche professionnelle de la recherche, qui tente de conjuguer sur un même plan méthodologique des activités de design, d’ingénierie et de sciences sociales. C’est l’environnement du médialab – et l’expérience des datascapes en termes de formes de collaboration et de restitution – qui pousse Bruno Latour à imaginer la publication de son manuscrit sur les modes d’existence sous une forme incluant une instance numérique :
Cʼest seulement quand jʼai vu ce que le médialab était capable de faire, et quand jʼai vu toutes les choses sur le travail collaboratif – wiki et toutes ces choses – jʼai pensé que si je voulais rendre la tâche publique, ma propre limitation serait trop évidente, et il serait vraiment intéressant de partager le
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projet, lʼintérêt, aussi lʼénergie, avec les autres. Et je me suis dit : ‹ Comment tu fais ça ? › – Eh bien, le support numérique était un moyen évident de le faire. Jʼavais en quelque sorte exploré – et cʼétait un échec total – lʼoutil numérique dans la grande exposition sur ‹ Making things Public › que jʼai faite à Karlsruhe – donc, ça a échoué mais jʼai réalisé quʼil y avait beaucoup dʼautres moyens de connexion, car nous avions une exposition spéciale dans lʼexposition avec la première – cʼétait en 2005 – plateforme collaborative précoce.29
Le médialab constitue donc l’environnement intellectuel et technique, articulant théorie et pratiques notamment numériques, depuis lequel est appelé à se développer l’enquête collective. La contribution de l’organisation est envisagée avant tout selon une perspective instrumentale visant à contribuer à des questions formulées par son créateur. Cela dit, dans le même temps, le médialab fait également une place à une forme dʼexpérimentation dans les dispositifs méthodologiques qui engage parfois à explorer leur logique propre et leur intérêt intrinsèque. Dans cette trajectoire, le médialab avance dans un équilibre précaire entre le développement instrumental de méthodes de recherche au service de projets scientifiques définis dans les sciences sociales, et le développement expérimental des qualités et des valeurs interférentes – qu’elles soient esthétiques, technologiques, ou sociales – que ces dispositifs méthodologiques portent en soi et pour soi. Il s’agit ainsi d’interroger comment dialoguent les nécessités d’un équipement impliquées par le cahier des charges établi par l’investigateur principal avec les pratiques de fabrication et d’expérimentation propres à l’élaboration de l’infrastructure de l’EME.

29 Citation originale : « Itʼs only when I saw what the médialab was able to do, and when I saw all the things about collaborative work – wiki and all these things – I sort of thought that if I wanted to make the task public, my own limitation would be too obvious, and it would be really interesting to share the project, the interest, also the energy, with other the all. And I thought ‹ how do you do that ? › – well, the digital medium was an obvious way of doing it. I had sort of explored – and it was a complete failure – the digital tool in the big exhibition on ‹ making things public › I did in Karlsruhe – so, it failed but I realized that there was there lots of other ways of connecting, because we had a special exhibition inside the exhibition with the early – this was in 2005 – early collaborative platform. »
Le vacillement des formats

… sous la forme d’un projet de recherche européen

Le projet de l’EME en tant qu’enquête collective démarre par un dossier de demande de financement. Dans le cadre proposé par l’European Research Council (ERC), il est demandé aux chercheurs de définir à l’avance un budget, des rôles et un calendrier fait de « workpackages » et de « milestones » pour baliser et planifier la conduite attendue de la recherche. Ce format à la grammaire complexe fait peser sur le projet l’attente d’une ponctualité et d’une efficacité rythmées par la production de « livrables » publiés régulièrement afin de justifier du bon usage de l’investissement dans le projet. Il nous permet également de disposer d’un instantané du projet avant son déroulement effectif, utile pour faire office de point de comparaison avec ce qui se développe par la suite dans la pratique. Dans ce dernier, une finalité est déjà énoncée de manière explicite :
Lʼobjectif principal de lʼAIME est de trouver un moyen de trouver une définition alternative acceptable de ce quʼa signifié lʼaventure de la modernité maintenant quʼelle est largement terminée en raison du double phénomène de la perte de lʼhégémonie idéologique occidentale et de la montée des crises écologiques. Pour atteindre cet objectif, je veux construire un instrument spécifique conçu spécifiquement pour aborder cette double question de théorie sociale et dʼanthropologie comparée. Cʼest cet instrument qui devrait pouvoir transformer une poursuite individuelle en une enquête collective. Je ne mʼappuierai cependant pas sur un ensemble quantitatif dʼessais car il nʼy a aucun moyen dʼextraire des opinions avant dʼavoir renégocié les termes du débat. Cʼest précisément parce que la définition des modes dʼexistence nʼa pas de sens commun et quʼelle exige néanmoins dʼêtre empiriquement ancrée quʼil faut inventer un dispositif très spécifique et original.30

30 Citation originale : « The main objective of AIME is to find a way to come up with an acceptable alternative definition of what has meant the adventure of modernity now that it is largely over because of the dual phenomena of the loss of Western ideological hegemony and the rise of ecological crisis. To reach this goal, I want to build a specific instrument uniquely devised to tackle this dual question of social theory and comparative
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
Dans le dossier, si la demande se présente directement comme le projet de combiner un ouvrage imprimé, des rencontres physiques et des espaces en ligne, elle insiste particulièrement sur la dimension numérique du projet qui se formule alors comme le projet de deux plateformes numériques complémentaires, visant respectivement à fournir une documentation étendue complémentaire au livre, et à conduire les négociations nécessaires sur la composition des modes d’existence. Cet ensemble est baptisé l’instrument AIME, pour insister sur la dimension ouverte et non-finalisée de l’hypothèse des modes d’existence.
La première plateforme est présentée au moyen d’un argument quantitatif qui repose principalement sur l’incapacité du médium imprimé à restituer correctement l’ampleur de l’enquête à restituer, soit à permettre aux lecteurs de proprement enquêter sur le travail et la proposition de l’auteur. Le texte met ainsi en avant la profusion des matériaux déjà disponibles pour accompagner le texte qui sera celui de l’édition imprimée : un « vaste fichier […] d’environ 1500 pages », un « document d’environ 2000 pages » détaillant les modes d’existence, celui qui « comprend un Vocabulaire général (800 pages) », sans compter celui qui consigne « les commentaires que j’ai reçus pendant les vingt-deux années du projet ». Elle est également promue comme un moyen de proposer une logique de navigation tirant partie de l’hypertexte pour permettre une lecture associative de l’ensemble de la proposition. C’est à cette tâche qu’est mentionnée une première fois la nécessité de compétences en design pour concevoir ces systèmes de navigation et de visualisation31.
La seconde plateforme envisagée dans le projet est dédiée à la construction d’un public et de contributeurs et la réception. L’investigateur principal y détaille le paradoxe de sa démarche – une thèse tentant de rendre compte d’une réalité touchant l’ensemble des modernes, à partir d’expériences ethnologiques situées et individuelles – tout en présen-

anthropology. It is this instrument that should be able to transform an individual pursuit into a collective inquiry. I will not however rely on a quantitative set of trials since there is no way to extract opinions before having renegotiated the terms of the debate. It is precisely because the definition of modes of existence are not common sense and nonetheless demand to be empirically grounded that a highly specific and original set up has to be invented. »31 « For this first objective, as I will make clear in the methodology, what is needed here is expertise in software and hypertext, digital design and state of the art visualization. »
Le vacillement des formats
tant le projet de l’EME comme une manière de dépasser ce paradoxe en mettant en place un processus de révision collective. Pour ce faire, il propose de renverser le processus de réception traditionnel de l’édition en intégrant l’épitexte de son ouvrage – recensions, commentaires, présentations – comme une modalité méthodologique d’évolution de la recherche faisant du texte publié un point de départ davantage qu’une finalité :
Ainsi, au lieu de publier dʼabord un livre et dʼattendre que la critique fasse son travail plus ou moins au hasard, lʼidée mʼest venue de transformer la critique en un protocole de recherche organisé pour tester et, surtout, réviser les propositions que jʼavais faites initialement dans le livre.32
Il s’agit, par le biais de la seconde plateforme, de « recueillir lʼexpérience des autres par un protocole de recherche original afin de réviser les propositions faites au départ »33 mais aussi de conduire à « imiter le plus fidèlement possible les ‹ pourparlers de paix › et les ‹ parlements › nécessaires pour accepter de pluraliser lʼensemble des conditions de félicité qui doivent être simultanément respectées sans multiplier les erreurs de catégorie ni se perdre dans le dédale des hybrides »34. À partir du fonctionnement de l’instrument AIME et de son utilisation dans une série d’ateliers de recherche dans lesquels seront présentés de nouveaux « comptes-rendus » et leurs appuis empiriques, une dernière étape est envisagée qui devrait aboutir à la réécriture du livre et la restitution de l’enquête enfin collective :

32 Citation originale : « So, instead of first publishing a book and then wait for the critique to do its work more or less haphazardly, the idea came to me to turn the critique into an organized research protocol to test and, above all, to revise the propositions I made initially in the book. »33 Citation originale : « The second operational objective, the second part of the AIME-instrument, is the most ambitious and the most risky: AIME does not aim at offering to the public my personal version of which modes of existence have been differentiated in the course of European history: it aims at collecting the experience of others through an original research protocol in order to revise the propositions made at first. This, by definition, should be a collective work. »34 Citation originale : « This is why I need to devise a practical tool which is able to mimic, as accurately as possible, the ‹ peace talks › and the ‹ parliaments › necessary for accepting to pluralize the set of felicity conditions which have to be simultaneously respected without multiplying the category mistakes or being lost in the maze of hybrids, as was the case before with the narrative of ‹ modernity › (Latour 2004). This is out of necessity a collective judgment and like any such collective work an instrument has to be devised on purpose. »
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
La deuxième partie de lʼinstrument AIME est finalisée. A travers une conférence – et probablement une petite exposition sur les rouages du projet AIME du début à la fin – toutes les reformulations et re-descriptions des propositions originales seront proposées et rapportées dans lʼenquête originale (si possible le livre original sera réécrit et republié).35
Dans ce texte projectif, les métaphores et le champ lexical des sciences expérimentales sont omniprésents pour décrire le fonctionnement de « l’instrument AIME ». Il s’agit de « comparer » des jugements pour en « tester la validité » afin de « confirmer, falsifier ou compléter des essais précédents », pour enfin proposer une version « révisée » du travail initial. Cela dit, d’autres pans de l’infrastructure sont encore décrits avec un vocabulaire hésitant. Les expérimentations envisagées sont rapportées avec prudence à des genres existants, l’« anthropologie philosophique » pour la démarche globale, « l’enquête » pour la méthodologie36. Les futurs « co-enquêteurs » sont alors appelés des correspondants. Des points d’appuis sur des pratiques et genres associés à l’édition scientifique sont convoqués de manière répétée pour décrire ce qui est envisagé, comme la pratique de la recension de monographies37. Ces hésitations laissent à voir un ensemble de choix et de développement appelés à se préciser dans le fabrication de l’infrastructure.
Les activités des co-enquêteurs à venir sur l’instrument EME, plus grandes inconnues à ce stade du projet, sont également décrites de manière assez ouverte et spéculative. Il est envisagé de convoquer les services de designers de service pour préciser les fonctionnalités nécessaires, comme leur permettre de « fournir des balises, leur permettre

35 Citation originale : « The second part of the AIME-instrument is finalised. Through a conference – and probably a small exhibition on the machinery of the AIME project from its inception to the end – all the reformulations and re-descriptions of the original propositions will be proposed and fed back in the original inquiry (if possible the original book will be rewritten and republished). »36 « Since this project pertains roughly to the genre of philosophical anthropology, the methodology should be adjusted to the genre of the inquiry. »37 « This is of course the most difficult, risky and tentative aspect. It is the equivalent of organizing systematically what is usually done through the criticism and scholarly discussion of a published monograph. »
Le vacillement des formats
dʼajouter des documents, de créer leurs propres chemins dans la documentation, de partager leurs commentaires avec les autres utilisateurs, etc. »38. L’identité des « co-enquêteurs », quant à elle, est envisagée de manière plus précise comme relevant de ce que l’auteur appelle « des praticiens », pour désigner une série d’acteurs extérieurs aux mondes de la philosophie et de l’anthropologie et appelés à rendre compte des croisements entre les différents régimes d’énonciation auxquels ils tiennent dans leur pratique, comme par exemple « des biologistes confrontés à des opposants religieux ; des artistes en conflit avec des revendications politiques ; des économistes et des écologistes ; des ingénieurs obligés de prendre en compte les avocats ; etc. ».39 Le texte de demande de financement fait état du risque principal d’échouer à faire participer de tels co-enquêteurs, à cause de l’exigence théorique de l’ensemble de l’entreprise mais aussi de la difficulté à obtenir de leur part des contributions dépassant la seule expression d’opinion pour participer de la négociation des modes d’existence :
Cʼest la partie la plus difficile et la plus risquée puisquʼil faut parier, dʼune part, sur le fait que toute lʼenquête nʼest pas idiosyncrasique au point dʼexclure toute collaboration et, dʼautre part, sur la possibilité de concevoir une plateforme suffisamment riche pour permettre un jugement partagé. Je nʼai pas lʼintention de laisser les gens réagir ouvertement dans le genre de Wikipédia ou dans la culture des blogs qui est maintenant si bien établie. Dʼune part, lʼoriginalité des définitions des différents modes exige un prix dʼentrée trop élevé ; dʼautre part, si les conditions à remplir pour participer sont trop étroitement définies, aucun outsider ne pourra y accéder. (…) Cʼest bien sûr la partie la plus difficile puisquʼil sʼagit de repérer les lignes de front qui sont assez chaudes pour intéresser les gens à participer à une

38 « It will be thus necessary to use the expertise of service designers and specialist of data mining so as to allow many different readers in different languages and fields to exploit the platform for their own usage (providing tags, allowing them to add documents, to make up their own paths through the documentation, to share their commentaries with other users and so on). »39 « The plan so far is to select correspondents whose trade put them in direct conflicts with the usual definition of their felicity conditions as is done in focus group procedures. For instance biologists confronted with religious opponents; artists in conflicts with political demands; economists and ecologists; engineers obliged to take into account lawyers; etc. »
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
telle entreprise et pas assez chaudes pour quʼaucune rencontre diplomatique ne soit possible. Lʼautre difficulté est de trouver des participants prêts à essayer le dispositif, même sʼil a été défini, au moins au début, par un philosophe individuel.40
En accord avec le format méthodologique imposé par les financements de recherche européens, les temps du projet sont définis à l’avance sous la forme d’une série « d’étapes » ou milestones et de livrables, conditionnant pour l’avenir les indicateurs d’évolution qui seront utilisés par l’Union Européenne pour contrôler le bon usage de ses crédits. Au bout de douze mois, une plateforme numérique devra être en ligne. Puis six mois plus tard, le lancement des « négociations » via la combinaison de fonctionnalités de collaboration et de rencontres directes autour du projet.
Quelques mois plus tard, la demande de financement est acceptée et un budget confortable est attribué à l’EME pour une période de trois ans. En 2011, une équipe constituée de Christophe Leclercq, chef de projet, et de Dorothea Heinz, assistante de recherche, est intégrée au sein du médialab, et l’organisation de la dimension numérique du projet est confiée à Paul Girard, alors directeur technique du médialab. S’engage un premier travail d’état de l’art et de prospection autour des formes à attribuer au dispositif.

Le développement (2011 – 20 Septembre 2012)

Quand le projet EME commence officiellement, en 2011, certaines parties de l’infrastructure sont déjà en place : un texte, écrit et révisé une première fois, déroule la thèse des modes d’existences sur un mode nar-

40 Citation originale : « This is the most difficult and risky part since we have to bet, first, on the fact that the whole inquiry is not so idiosyncratic as to preclude any collaboration, and second, on the possibility of devising a platform rich enough to allow shared judgment. I am not planning to simply let people react openly in the sort of Wikipedia or blog culture now so well established. On the one hand, the originality of the definitions of the various modes requires too high a prize of entry; on the other hand, if the conditions to be met for participating are too narrowly defined, no outsider will be able to get in. […] It is of course the most difficult part since it means to ferret out front lines which are hot enough to make people interested in participating in such an undertaking and not so hot that no diplomatic encounter be possible. The other difficulty is to find participants that are ready to try out the set up even though it has been defined, at least at first, by an individual philosopher. »
Le vacillement des formats
ratif. Sa documentation, organisée selon le canevas théorique des modes et de leur croisement, existe déjà en partie sous la forme d’une base de données dans un logiciel intitulé NoteTaker (« NoteTaker », 2002) qui permet d’organiser une base de connaissances personnelles sous la forme d’un ensemble d’entrées textuelles connectées par des liens hypertexte. Le médialab constitue une ressource identifiée et relativement stable, et un répertoire d’expériences voisines. Bruno Latour dispose également d’une relation privilégiée avec deux maisons d’édition, celle française de La Découverte et celle américaine de Harvard University Press, qui permettent d’entrevoir l’environnement de déploiement des éditions imprimées du projet.

Formater les contenus …

        Les contenus sont construits progressivement à partir de documents écrits dans des formats numériques préexistants : un fichier word pour le rapport préliminaire de l’enquête, et un fichier tiré du logiciel de base documentaire personnelle NoteTaker. Intervient alors un double travail de définition éditoriale et de conception technique, puisqu’il demande déjà d’établir un modèle de données à même de rendre compte de la diversité des éléments de contenu – texte, éléments de vocabulaires, documents, critiques établies sur les premiers manuscrits de l’enquête – mais aussi d’envisager le caractère bilingue de l’ensemble du projet.

fig. 14 (p.)

Le travail engagé est alors un travail de complétion et de reconstruction à partir des notes de terrain de Bruno Latour. L’équipe constituée autour de Christophe Leclercq, assisté à partir de 2012 par Anne-Lyse Renon, effectue un travail de documentation et de mise en récit visant à structurer, enrichir et vérifier l’appareil documentaire de la future base de données. Le travail à effectuer est à la fois un travail de formatage41 mais également un premier travail de réécriture collective dans la mesure où l’ensemble de la documentation est recomposée et augmentée à six mains à l’intérieur du tableau partagé via le service Google Spreadsheet (Renon, 2016, p. 298). Parallèlement à cette entre-

41 « Donc on avait un ensemble de choses qui étaient déjà disponibles, mais quʼil fallait complètement souvent reformater. Alors pour le texte ça a été assez facile, pour le note taker cʼétait un export ça a pas posé de grosses difficultés, la partie la plus intéressante cʼétait le formattage de documents, de notes de bas de page, […]. » .
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
prise, la conception des deux « plateformes numériques » annoncées par la demande de financement peut s’engager.

… tout en imaginant une infrastructure à venir …

        En janvier 2012, l’équipe est rejointe par Donato Ricci (designer) et Heiko Müller (développeur), qui se lancent dans la conception de l’ouvrage imprimé et de la plateforme numérique. La recherche qui est menée par l’équipe commence d’abord par l’exploration de différentes modalités de représentation du réseau constitué par le texte et ses multiples couches d’explicitation conceptuelle, de documentation empiriques, et de commentaires divers. Le défi qui se présente alors consiste à trouver une échelle intermédiaire de lecture dans l’hypertexte des contenus alors construits, permettant à la fois de lire qualitativement une portion de contenu de l’enquête et les divers éléments « voisins » auxquels cette dernière est liée.

fig. 15 (p.)

        Les esquisses alors réalisées ne permettent pas toujours de distinguer ce qui relève de la représentation schématique de la structure technique des contenus, de principes de navigation, ou d’esquisses d’éléments d’interface à proprement parler. Elles donnent à voir des tentatives différentes visant à investir le réseau selon différentes méthodes ou métaphores de spatialisation et de visualisation de la topologie des contenus, qui se stabilisent progressivement dans des métaphores visuelles et kinétiques reposant sur des dynamiques de déploiement ou de dépliage progressif.
Le travail de design participatif et interactif de la plateforme est conduit conjointement avec la constitution des contenus et la mise en place de choix techniques pour le développement des éditions numériques. Cette conjonction d’activité se heurte à des différences de culture et de modes de travail, mais aussi à une difficulté partagée de compréhension du projet de Bruno Latour et d’intégration des enjeux qu’il implique. Ainsi, la conception du projet se confronte également à des problèmes de communication importants. Les activités de design sont alors
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mobilisées comme une manière de produire une représentation partagée du projet à travers des représentations et des propositions dessinées. Ainsi, Donato Ricci évoque la difficulté à partager une vue d’ensemble de l’infrastructure à concevoir :
Tout le monde venait dʼhorizons différents, donc le tout début était dʼétablir clairement quel sens donner à tous les mots que nous utilisons dans le projet. Et cela a pris un certain temps, dans le sens où cela a été un processus vraiment douloureux, parce quʼil est évident que construire un fond commun est presque la tâche la plus difficile dans un projet. Mais nous y sommes parvenus, et cʼest à ce moment-là que nous avons commencé à planifier, ou à… de nouveau à prévoir lʼensemble de la machine, ou tout lʼécosystème des technologies aurait pu être mis en place. […] Et même dans ce cas, le processus ne sʼest pas déroulé sans heurts, en ce sens que pour prévoir quelque chose qui nʼa jamais été vu auparavant, il suffisait que les gens imaginent quelque chose, et chacun imagine quelque chose de différent, on ne peut homogénéiser lʼimagination ou la volonté dʼatteindre un but donné dʼune certaine manière par tous les participants du groupe.42
Le design est ainsi mobilisé pour faire une proposition apte à articuler les composantes éditoriales, techniques et scientifiques de l’équipe. En Mars 2012, le livre et les deux plateformes annoncées par le projet se sont transformées en cinq « instances » dédiées à des finalités différentes : la première, l’ouvrage imprimé, doit maintenant faire office de « rapport préliminaire » au moyen d’un texte annoté de symboles typographiques

42 Citation originale : « Everybody was coming from a different background, so the very very beginning was to make clear which sense should be given to all the words that we are using in project. And this took a while, in the sense that it has been a really painful process, because obviously build a common background is almost the most difficult task in a project. But we managed to achieve this, and at that point we started to plan, or to …. again to foresee the entire machine, or the entire ecosystem of technologies could have been set up. […] And even in this case, the process was not so smooth, in the sense that foreseeing something that has been never seen before just required people to imagine something, and everybody is imagining something different, you cannot homogeneize the imagination or the will to achieve a certain goal in a certain manner by all the participants in the group. »
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
« special words », et d’un tableau croisé représentant les rencontres de modes ; à celle-ci s’ajoute une interface intitulée « trail » (qui deviendra par la suite l’interface « enquête », « livre » ou « colonnes ») qui représente la connexion entre le texte initial et la documentation de Bruno Latour ; cette dernière doit être accompagnée d’un ensemble de visualisations interactives intitulées « concept clouds », permettant de naviguer spécifiquement à travers le vocabulaire de l’ensemble, et d’une entrée « laboratoire » représentant l’ensemble des contenus sous la forme d’un réseau ; ces deux premières entrées numériques, qui ne traitent pas la question de la participation à l’enquête en propre, sont pensées en corrélation avec une entrée intitulée « cube » qui permettrait aux lecteurs d’assembler les concepts sous la forme d’assemblages entre portions de textes et documents. On retrouve dans cette proposition certains des éléments de l’infrastructure telle qu’elle s’est ensuite développée, mais également une dimension distribuée plus importante que ce que le calendrier de l’ensemble de l’entreprise a finalement permis.

fig. 16 (p.)

Les croquis et maquettes du projet montrent également comment est perçu le futur « co-enquêteur », encore imaginé et fantasmé à ce stade. Celui-ci est envisagé selon une typologie séparant le public en trois catégories distinctes : « chercheur », « étudiant » et « praticien ». L’approche universitaire est privilégiée dans la mesure où l’interface prévoit une fiche de renseignements très précise pour ces derniers à même de permettre un suivi « disciplinaire » des intérêts universitaires dans le projet par la suite, alors que ces informations ne sont pas demandées pour les autres « catégories » de co-enquêteurs amenés à être intégrés au collectif du projet.

fig. 17 (p.)

La modélisation des interfaces s’accompagne en parallèle d’une modélisation technique qui prend forme peu à peu. Cette question est cruciale car elle pèsera énormément sur l’ensemble des points de contact de l’infrastructure. Les choix méthodologiques et de design induisent progressivement des spécifications techniques sur les programmes à développer. Ainsi, face au modèle de données très densément hypertextuel des contenus apportés par l’investigateur principal, l’équipe se retrouve face à un choix déterminant concernant le type de base de données à implémenter. Elle a le choix entre des technologies de base de données « relationnelle », consistant à représenter les données sous la
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forme d’une série de tables pouvant être connectées entre elles par des pivots, et une base de données en « graphes » qui stocke paragraphes, chapitres et autres entrées de vocabulaires sous la forme d’une série de noeuds et de liens. La première est robuste et facilement manipulable, mais elle s’applique mieux à des cas d’usages dans lesquels les données sont tout convoquées sous la forme de « listes » d’objets et leurs relations exploitées de façon moins importante. L’autre, la base de données en graphes, est beaucoup plus expérimentale et difficile à manipuler, mais plutôt adaptée au parcours hypertextuel de réseaux d’informations complexes. L’équipe fait le choix de la première option, et met alors en place un schéma de données fixant et matérialisant une certaine forme de représentation des données, adaptée à ce choix technique. Les éléments de design des interfaces doivent alors être ajustés en fonction de ces contraintes et limitations techniques, et des ressources de développements à disposition, participant de stabilisations et de déstabilisations constantes entre le travail de modélisation technique, la conduite méthodologique de l’enquête et les choix effectués en termes de mise en forme et en pratique.

fig. 18 (p.)

fig. 19 (p.)

Alors que les fondements techniques et les contenus de la base de données de l’EME se stabilisent, au printemps 2012, à quelques mois de la sortie du livre, commence le développement d’une première interface centrée sur le livre, organisée selon une logique de colonnes présentant le texte et sa documentation. L’enjeu principal de la conception est alors de permettre un jeu de navigation dans la documentation de Bruno Latour, visant à éviter de perdre les lecteurs dans la masse des contenus. Le choix est fait de mettre en scène au moyen d’animations une métaphore visuelle représentant les contenus comme une grille pliée et dépliée selon la navigation du lecteur. Cette métaphore implique des transitions très complexes. En Avril et Mai 2012, une première esquisse de l’édition numérique « livre » de la plateforme ainsi qu’une proposition globale pour l’écosystème des instances est effectuée par Donato Ricci. Elle est
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présentée à un petit collectif de « testeurs »43 qui en font l’expérience sous la forme d’une maquette en papier. Le projet commence alors à être présenté à différentes occasions publiques. Alors qu’elle est encore en train d’être définie, l’infrastructure rencontre petit à petit un public de curieux qui s’intéressent tant à son projet philosophique et anthropologique qu’aux mécanismes numériques qu’elle déploie pour mettre en œuvre ce dernier.
Sur le plan du développement informatique, les mécanismes de l’interface numérique concernant l’entrée « livre » amènent l’équipe à expérimenter en cours de route de nouveaux procédés, tout en étant contrainte de publier régulièrement des mises à jours. Le choix d’une interface de lecture originale – et non tirée de technologies stabilisées telles que moteurs de blogs et autres modèles de livres numériques – conduit les développeurs à multiplier les essais et les bricolages pour arriver au résultat projeté par les activités de design, mais met en péril le respect des délais nécessaires pour établir une complémentarité entre les instances imprimées et numériques. Daniele Guido, designer et développeur sur le projet, témoigne en ce sens :
Nous avons tout expérimenté, du modèle à la façon de faire défiler… Au début nous utilisions beaucoup de plugins et à la fin nous nous sommes débarrassés de tout et nous avons reconstruit une structure plus solide. Il y a donc eu beaucoup dʼexpérimentation. Le code de l’interface doit être suffisamment flexible pour supporter cette charge. On attendait beaucoup des expérimentations qui ont échoué, et nous avons dû réfléchir à nouveau à la structure. Cela nous a obligés à suivre un processus étape par étape afin de publier, donc des règles strictes ont été mises en place afin de ne pas produire de bazar– parce qu’avec beaucoup de gens [du projet], cela pouvait devenir le bazar…44

43 Emilie Hermant, Dominique Boullier, Philippe Pignarre, Simon Ripoll-Hurier, Bernhard Rieder, Michael Hutter.44 Citation originale : « We experimented everything, from the model to the way to scroll, … At the beginning we used a lot of plugins and at the end we got rid of everything and we rebuilt a more solid structure. So there were a lot of experimentation. The front-end should be flexible enough to handle this load. There were great expectations from the experimentations which failed, and then we had to think again about the structure. It forced us to follow a step-by-step process in order to publish, so there were some strict rules put in place in order to not to produce a mess – because with a lot of people it could be a mess. »
Le vacillement des formats
Ainsi, le début du développement de la plateforme implique un appesantissement dans lequel les choix techniques et pratiques effectués se transforment en investissements temporels importants, faisant peser sur les développeurs le poids d’un dilemme sans cesse renouvelé entre prise de retard et « endettement technique » (développer vite au détriment de la qualité du code, au risque de rendre les prochaines modifications plus difficiles). Ce dilemme est progressivement compensé par l’adoption de méthodologies plus strictes issues de l’industrie informatique, imposant la publication et la revue régulière du code de l’équipe45. Alors que le design et le développement de la plateforme bat encore son plein, l’ouvrage Enquête sur les modes d’existence est publié aux éditions de la Découverte le 20 Septembre 2012. Le projet est désormais développé sous le regard d’une communauté en attente et la pression sur l’équipe n’en est alors que plus grande.

fig. 20 (p.)

La rencontre (20 Septembre 2012 – Octobre 2013)

La plateforme numérique n’est pas prête …

Le 30 novembre 2012, deux mois après la sortie de l’édition imprimée de l’enquête, une version « bêta » de l’instance « livre augmenté » est mise en ligne. Elle comporte deux colonnes qui présentent respectivement le texte du rapport préliminaire et l’ensemble des éléments de vocabulaire. Elle est cependant alors extrêmement lente et présente des problèmes de fonctionnement très fréquents, dont se font l’écho les premières recensions du livre (D. Berry, 2014). Au fur et à mesure de l’avancement du projet, et alors que la date de sortie de la plateforme annoncée dans le projet ERC approche rapidement, l’équipe qui était originellement composée d’un seul développeur, agrège alors progressivement un nombre conséquent de nouveaux ingénieurs et designers déjà présents au sein du médialab – Daniele Guido, Alexis Jacomy – ou engagés pour l’occasion – Dario Rodighiero, afin de ne pas prendre trop de retard sur le calendrier. L’équipe technique du médialab doit alors apprendre à se reconfigurer au contact de dates limites très exigeantes, d’une équipe plus importante et

45 Notamment, les méthodes dites « agiles » qui invitent les équipes de développement à publier une nouvelle version de leur projet logiciel toutes les deux semaines, les contraignant à découper les tâches à accomplir en petites avancées progressives.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
d’une attente de résultats très forte. L’intégration de « designers-développeurs » hybrides dans le groupe permet d’améliorer les interactions entre la conception visuelle du site et sa structure sous-jacente. Le rôle des premiers « co-enquêteurs » du projet consiste alors notamment à rapporter les problèmes et les retours techniques et visuels permettant de corriger l’édition en cours de route.

fig. 21 (p.)

Le caractère expérimental du projet transparaît bien dans la structure technique de ses modules. Un schéma réalisé ultérieurement par l’ingénieur Pierre Jullian de la Fuente (engagé plus tard dans le cadre de la stabilisation de la plateforme) rend compte de cette complexité, représentant sous la forme d’un archipel les différentes parcelles de l’infrastructure technique. Dans chacune des « îles » de la structure on peut reconnaître des Urls (adresses faisant office de point d’entrée pour l’un des services utilisés par le projets), des noms de formats et de technologies utilisées (« json », « xml ») et des noms de personnes. Ce schéma correspond à la fois aux différentes parties de l’infrastructure destinées à la faire fonctionner, et à l’histoire du projet et de son développement contraint dans le temps et réalisé par une équipe croissante de développeurs. Il permet de lire l’entrelacement entre technologies et personnes, et donne une visibilité à la masse de code, de ressources et de temps que représente l’infrastructure technique à manœuvrer de concert avec l’enquête et les activités du collectif, évoluant maintenant « au grand jour ».

fig. 22 (p.)

L’étude du code source de la plateforme durant cette période nous révèle par ailleurs la longue succession d’essais, de corrections et de restructurations qui ponctue l’histoire technique du projet. À titre d’exemple, sur un ensemble de 3100 versions successives enregistrées sur le répertoire du code source de la plateforme de l’époque46, on note à l’étude des libellés 140 mentions du mot « bug », 330 du mot « fix » (réparer), 63 du mot « problem », 119 du terme « remove ». L’historique des versions et la quantité de lignes de code ajoutées et supprimées au fil des versions, présentées dans la figure suivante, témoignent également du caractère mouvementé du développement et de son histoire expérimentale.

46 Le répertoire est hébergé sur la plateforme github. Dans le cadre de cette plateforme et de la technologie de versionnage informatique qu’elle utilise, intitulée Git, il est possible d’enregistrer une multiplicité de versions pour un même code source afin de pouvoir revenir en arrière dans le développement ou développer des versions alternatives d’un même code. Ce répertoire est resté privé afin de ne pas exposer des failles de sécurité présentes dans cette première version, et en raison de l’inutilisabilité du code, par trop brouillon et confus. Voir la dernière partie de ce chapitre.
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fig. 23 (p.)

De manière concomitante à la sortie de la « première plateforme », l’équipe commence à organiser une série de « journées d’enquête » qui sont des séminaires ouverts consistant à présenter l’avancement du projet et à travailler les thématiques du livre. En parallèle, à partir d’août 2012, lʼéquipe collabore avec plusieurs artistes – dont le photographe Armin Linke – afin de commissionner différentes productions multimodales originales (notamment à des artistes, designers ou architectes, et étudiants en arts politiques) faisant écho à certains points du rapport préliminaire. Une série de vidéos et d’images exclusivement produites pour le projet sont progressivement intégrées à la base de données de la plateforme. Par ce biais, l’infrastructure prend forme grâce à ces premières interactions entre le versant collectif et évènementiel de l’infrastructure et sa plateforme numérique, encore en gestation. La publication de l’édition imprimée jette sur cette dernière une lumière qui attire un public de plus en plus hétérogène.

… mais le public est déjà là…

La parution et la promotion de l’édition imprimée donne l’occasion d’une série d’articles de presses et de recensions universitaires qui portent l’EME rapidement à la connaissance d’un public d’abord francophone élargi. Elle s’accompagne de l’attribution, en 2013, du prix Holberg de sciences sociales à Bruno Latour, qui lui donne alors une visibilité supplémentaire. La publication est alors l’objet de nombreuses recensions à la tonalité contrastée, entre éloges dithyrambiques et critiques acerbes, certaines soulignant le caractère novateur de la proposition sur le plan philosophique (Maniglier, 2012b) et sociologique (Boltanski, 2012) alors que d’autres s’agacent du caractère spectaculaire et intimidant du projet et de ses promesses, auxquels il est reproché en creux d’empêcher une véritable discussion du texte (Rumpala, 2013)47.
Au moment de la publication de la plateforme, cette dernière ne propose qu’un mode d’entrée dans le réseau des contenus, et pas les autres modes d’entrées davantage « participatifs » et détachés de l’édition imprimée, envisagés au début du projet. Du fait du temps demandé par les

47 L’intervention du design est alors identifiée avec scepticisme comme une forme de promotion ou de diversion étrangère à l’écriture de l’enquête : « Latour veut subvertir les codes académiques. Tous les ingrédients sont ici assemblés pour que le lectorat ‹ branché › trouve son compte : le design du livre est original, la typographie et la mise en page sont élégantes. C’est un bel objet, le packaging est soigné. » (Saint-Martin, 2013, §4).
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développements techniques, l’entrée « livre » prend ainsi une place centrale inattendue dans le versant numérique de l’infrastructure de l’EME. Les présentations publiques du projet et les ateliers doivent ainsi opérer une forme de médiation et d’explication visant à préserver l’intérêt des « co-enquêteurs » à venir malgré l’inachèvement de l’infrastructure et l’impossibilité pour eux de participer à l’enquête comme on le leur avait annoncé. Le chef de projet Christophe Leclercq expose ainsi la situation de l’équipe de développement :
Donc on est un peu dans cette situation inconfortable où on mène une expérimentation, mais une expérimentation à une certaine échelle – le public sʼest retrouvé dans la position de bêta testeur – cʼest quelque chose quʼon a dû gérer.
Afin de mitiger les décalages impliqués par la difficulté de l’entreprise, les propositions de design sont réajustées en cours de route pour couvrir une superficie moins grande et ne comprendre que deux des quatres plateformes envisagées à des stades antérieurs du projet, ainsi qu’en témoigne Dorothea Heinz :
Par exemple au début avec la mise en question de lʼinstitution scientifique, si on avait organisé le livre à partir des controverses réelles et puis on avait élaboré autour le dispositif conceptuel, lʼenvironnement avec les quatre colonnes aurait peut-être pu mieux faire avec la diplomatie, et il est un peu limité par rapport à cela. […] Finalement les quatre colonnes ont dû absorber des choses qui nʼont pas été prévues pour cet environnement-là.48
Parallèlement à ces rencontres qui constituent l’infrastructure « officielle », financée, contrôlée, du projet, une série de blogs de lecteurs créés à l’extérieur de l’écosystème humain de l’équipe se développent pour discuter et commenter le projet. Certains relèvent de groupes de lecture49, d’autres d’une critique et d’une exégèse de la démarche et du positionnement philosophique du projet50. Ils constituent un deuxième

48 Entretien avec Dorothea Heinz, 23 Juillet 2014.49 Le groupe de lecture AIME reading group, commence en Août 2013: https://aimegroup.wordpress.com/.50 Ainsi le blog « agent swarm » de Terence Blake, durant le temps du projet, a publié extrêmement fréquemment à propos de ce dernier (Terrence Blake, 2014).
Le vacillement des formats
cercle autour de l’assemblage initialement construit par l’équipe qui dialogue de manière croissante avec l’infrastructure au fur et à mesure qu’elle s’ouvre à la participation.

… et la rencontre se formalise progressivement…

À partir de Mars 2013, le principe des rencontres avec le public se stabilise, et les rencontres physiques sont renommées « ateliers » pour insister sur la finalité contributive de ces événements – la rédaction de nouvelles contributions et leur versement dans la plateforme numérique. À partir de ce moment, les ateliers commencent à se dérouler à raison d’un tous les deux mois, puis à un rythme plus rapide. Il y en aura au total vingt-six. Pour chaque atelier, une procédure est mise en place. Un appel à contribution est publié sur le blog du site, et envoyé à la liste de quelques milliers de personnes ayant créé un compte sur le site de l’EME, afin de demander aux personnes intéressées d’envoyer un document à même de mettre à l’épreuve l’un des chapitres du texte initial ou de proposer directement des contributions sur la plateforme. Les documents sont déposés à l’avance sur l’entrée livre ou sur un dossier Google Drive, qui servira ensuite de support lors de la séance. S’en suit une présentation et une discussion lors de la rencontre en face à face. Une fois l’atelier terminé, les propositions sont parfois rédigées et archivées sous la forme de contributions en bonne et due forme (constituées de diapositives associant pour chacune un document et son commentaire) sur la plateforme numérique.

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… pour l’accueil des contributeurs et autres « praticiens » des modes d’existence

L’équipe est rejointe en Septembre 2013 par le philosophe Pierre-Laurent Boulanger, qui a pour mission d’animer le collectif de co-enquêteurs et de coordonner la prise en charge des propositions de contribution sur la plateforme numérique. Il est notamment en charge de coordonner une équipe de « médiateurs », analogue à un comité de relecteurs, qui doivent faire la revue des contributions proposées et accompagner leurs auteurs dans leur révision. Ces derniers – Milad Doueihi, Vincent Lépinay, François Cooren, Noortje Marres, Didier Debaise, Nicolas Prignot, Aline Wiame – sont choisis dans le voisinage
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socio-intellectuel de Bruno Latour, mais également parce qu’ils sont susceptibles dʼapporter des critiques constructives au projet et ainsi en mesure d’apprécier l’originalité de propositions non parfaitement alignées avec le cadre théorique initial.
L’arrivée des contributions invite également l’équipe de conception à envisager plus précisément les modalités permettant de faire évoluer les éditions numériques dans le sens d’une démarche participative. À ce sujet, la captation par Christophe Leclercq d’une réunion de travail datant de Septembre 2013 impliquant designers, ingénieurs et médiateurs autour de Bruno Latour à propos des modalités de contribution en ligne éclaire bien les problématiques rencontrées à ce stade du projet. Dans cette dernière, l’équipe discute des contributions valides et non valides. Bruno Latour y rejette les expériences de « scholastique » ou de description formelle des modes. Les personnes présentes font alors une typologie des contributions envisagées : sont attendues celles proposant une « expérience » empirique à même de rendre compte d’un croisement51, et une deuxième catégorie de contributions qui recouvre celles concernant le travail de « diplomatie », c’est-à-dire visant à critiquer les comptes-rendus proposés par l’enquête à propos des modes. On se demande comment « formater » le protocole de contribution afin de centrer la discussion sur le texte original et son amélioration, plutôt qu’une critique d’ordre général (« ce qui nous intéresse c’est l’ancre. Pas d’ancre pas de contribution. »). Les membres du groupe cherchent des exemples de contributions valides pour envisager les interactions entre ateliers et contributions. Ils abordent également la question de la réécriture, et notamment celle du texte original de Bruno Latour :
Paul Girard : ‹ est-ce que ça irait jusqu’à réécrire des parties du livre ? ›
Bruno Latour : ‹ Non on touche pas au texte [rires]. On vient pas me saloper mon texte [rires]. ›
Ils envisagent la relation au public à venir. Les outils pour l’imaginer sont minces, malgré la sortie des premières instances. Les contributeurs sont imaginés à partir des premières mesures de fréquentation de la plateforme, dont l’affluence alors à hauteur de 300 « visiteurs uniques »

51 Bruno Latour : « Si sur ce chapitre fiction on avait cinq ou six nouvelles contributions de l’expérience rendue… pour nous le travail est fini. »
Le vacillement des formats
par jour permet d’estimer l’ordre de grandeur des contributions à venir. Leur profil et leur provenance est encore inconnue, et ils sont toujours décrits selon une typologie ambiguë qui recherche à la fois des « praticiens » des domaines associés aux modes d’existence mais également des personnes capables d’en rendre compte dans un cadre universitaire (« ce qui m’intéresse ce sont des praticiens du sujet, ou des académiques du sujet, gênés par le fait qu’il n’y a pas de pluralisme des modes. »). Ils sont imaginés selon leurs capacités en termes de philosophie et de sciences humaines mais également selon leurs compétences techniques ( « faut pas oublier qu’il y a un énorme effort pour les gens un peu académiques, ou un peu âgés, d’aller sur le web. »). Concernant le processus de modération, il est envisagé de modérer les contributions avant ou après leur publication voire d’éviter de les modérer totalement (Bruno Latour demande : « Est-ce que ça ferme trop d’avoir toujours un médiateur ? ou alors au contraire est-ce que ça donne bien l’esprit ? »)52. Les participants de la réunion se demandent également s’il faut laisser la possibilité aux lecteurs d’engager une discussion entre eux, via le commentaire des contributions effectuées. Ils se demandent par ailleurs comment rétribuer – au moins symboliquement – leur investissement (« à la fin on fige et on met la liste des gens en contributeurs […] c’est vrai que les gens contribuent à titre gracieux »). Le public pointe alors à l’attention de l’équipe sans vraiment apparaître, et il n’a pas encore la parole.
        Le 30 septembre 2013, une quatrième colonne autorisant des contributions est mise en ligne sur l’entrée de la plateforme intitulée « livre ». Elle est structurée par un format très net qui impose aux participants une série de contraintes : chaque contribution doit être attachée à une portion précise des contenus existants, qu’il s’agisse de portions du texte principal ou d’éléments de vocabulaire. Par ailleurs, la contribution

52 Le 19 Octobre 2013, le projet est présenté à la communauté des Humanités Numériques françaises, par Paul Girard et Christophe Leclercq, à l’occasion du thatcamp de Saint-Malo. Y est notamment discuté le processus de modération des contenus et l’opportunité « d’adoucir » le filtrage opéré par l’équipe, en effectuant une modération a posteriori ou en permettant par exemple à des « co-enquêteurs » ayant déjà vu l’une de leur contributions acceptées de participer à nouveau sans passer systématiquement par un système de validation. Ces propositions sont entendues mais ne seront finalement pas implémentées dans la suite de projet, principalement par manque de temps et de ressources techniques.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
elle-même doit être structurée sous la forme de « diapositives », qui associent chacune un document (vidéo, images, référence bibliographique ou fichier pdf, etc.) avec un commentaire à même de développer le sens de la contribution proposée. Cette contrainte est pensée pour obliger les contributeurs à ancrer leur contribution dans la même démarche empirique que celle de l’enquête initiale, et décourager l’expression de simples opinions, ou des considérations « exégétiques » visant à commenter le texte plutôt que participer à la négociation des modes d’existences. Par défaut, les « contributions » rédigées par les lecteurs ont un statut privé et peuvent rester au stade de notes personnelles, à moins que ces lecteurs en demandent la publication via l’interface. Une fois qu’une contribution soumise par le lecteur via le clic d’un bouton dédié, cette dernière est traitée selon un protocole hybride durant lequel un mail automatique est envoyé à l’équipe pour initier une correspondance privée dédiée à la révision ou l’acceptation de la contribution. La contribution est alors envoyée à l’un des « médiateurs » – choisi en fonction du contenu et de l’objet de la contribution – qui engage un dialogue éditorial avec le contributeur jusqu’à la fabrication d’une contribution conforme au « protocole » proposé pour faire fonctionner le mécanisme de collaboration de l’enquête. C’est en fin de compte l’administrateur de la plateforme qui valide, à travers une interface de back-office, les contributions à même de devenir publiques et visibles pour l’ensemble de la communauté de lecteurs.

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Le déroulement de la contribution et son articulation avec la plateforme numérique et les ateliers d’enquête sont l’objet d’une démarche de conception dans laquelle interviennent les activités de design – ici exclusivement conduites par Donato Ricci – au-delà de la conception exclusive des éléments matériels des éditions. Ces activités portent à la fois sur la médiation de la négociation interne du protocole, sur sa communication auprès du public mais également auprès des médiatrices et médiateurs censés en assurer la majeure partie. Dans les faits, cependant, ce processus ne se déroule pas comme prévu et une part de la modération est finalement assurée par Bruno Latour, qui prend en charge la « médiation » de parties importantes de l’enquête, et de l’équipe, qui se charge de convertir les « communications » présentées durant les rencontres en contributions renseignées dans la plateforme. 
Le vacillement des formats

La négociation (Octobre 2013 – Juillet 2014)

Les ateliers se multiplient et les contributions arrivent modérément …

En réaction aux difficultés rencontrées face aux contributions proposées exclusivement en ligne – et non associées à des rencontres physiques à l’occasion des ateliers diplomatiques du projet – le format des contributions sur l’interface numérique évolue en cours de route en fonction des propositions reçues, pour réagir aux pratiques des contributeurs. Par exemple, l’équipe introduit une limitation à 500 caractères pour les diapositives des contributions, en cours de route. Pierre-Laurent Boulanger raconte les évolutions et les inquiétudes de l’équipe quant à la lisibilité et la stabilité du dispositif, à cette occasion, qui ne cesse d’être questionné dans son ajustement avec les activités des contributeurs :
Et donc le format a évolué et toute la difficulté étant dans un projet expérimental comme celui-là de savoir faire bouger les choses sans non plus avoir lʼimpression dʼun manque de rigueur, dʼun manque de stabilité ou de fermeté sur des principes dʼinvestigation scientifique.
        À partir de Janvier 2014, les ateliers continuent et s’accélèrent, passant à un par mois, puis à deux (sur les mois de février, mars, avril, mai, juin). En raison de l’urgence de la procédure mais également d’un désir de renouer avec le projet de convier des « praticiens » des modes d’existence aux négociations, le modèle des premiers ateliers, fondés sur des appels à contribution, est supplémenté par des présentations directement commissionnées par Bruno Latour, des membres de l’équipe ou des médiateurs, parfois en suite de contributions remarquées sur la plateforme numérique53. Le processus de documentation de la plateforme se stabilise autour de l’utilisation de documents col-

53 Ainsi, par exemple, le médiateur « Walter » – entretien publié dans (Nyrup & Thomsen, 2015) – témoigne-t-il d’un atelier organisé à propos du mode RELigieux : « Well, we had a very diverse [participant].. It was over two days, which is quite long. We had a documentary filmmaker, we have theologians, we had philosophers, sociologists and so on, anthropologists as well, and we had someone who worked on legal stuff related to the use of fetish objects in international court, because of their religious dimension, and so it was quite varied. It took some time to set it up obviously, but thatʼs perfectly what happens in these things. »
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
laboratifs tels que Google Documents lors des présentations, et du blog lors des restitutions : la plateforme de « l’entrée livre » est ainsi articulée avec un assemblage étendu d’outils et de formes d’écriture, et prend de fait une place moins centrale dans la conduite de l’enquête collective. À travers ces différentes instances, divers modes de restitution sont expérimentés, utilisant des enregistrements vidéos, des compte-rendus écrits ou des agrégations de tweets54 publiés sur le blog du projet.

… alors que l’infrastructure se stabilise…

À partir de la rentrée 2013, l’équipe, rejointe par l’ingénieur Pierre Jullian de la Fuente, commence le développement d’une nouvelle interface numérique dans les contenus, intitulée « croisements », qui correspond à ce qui avait été initialement labellisé comme le « laboratoire » de l’EME. Cette dernière, aux dires de l’équipe, correspond à ce qui aurait dû être la pierre angulaire de l’infrastructure numérique de l’enquête collective dès son commencement, permettant notamment aux lecteurs de réassembler les différents documents proposés par Bruno Latour afin de produire différentes formes de comptes-rendus des modes d’existence. 

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Pour le développement de la seconde partie de la plateforme numérique, l’équipe adopte une organisation différente de la première phase dans laquelle des itérations quotidiennes sont organisées entre designers et ingénieurs. En parallèle du développement de cette seconde entrée, le projet est alors « refactorisé » en cours de route, c’est-à-dire que certaines parties de son code informatique sont re-développées afin d’atteindre une meilleure stabilité et de meilleures performances techniques. Ces « refactorisations » sont périlleuses dans la mesure où elles ne doivent pas mettre en danger les données déjà produites par le public ou en cours de rédaction ou modération, et éviter de mettre en panne l’ensemble du site.

… et que la réécriture prend la forme d’un « cahier des charges » …

Alors que le projet approche de la fin de sa troisième année d’existence, la question de la réécriture et de l’aboutissement du processus collectif occupe toutes les discussions au sein de l’équipe. Faut-il envisager de réécrire le rapport préliminaire en fonction des contributions, comme cela a été plusieurs fois avancé au cours du projet ? L’archive des échanges

54 Voir par exemple : http://modesofexistence.org/workshop-law-report/
Le vacillement des formats
et des contributions enregistrées sur la plateforme et le blog ne suffisent-elles pas à rendre compte de cette contribution collective ? Ou faut-il produire un document complètement différent ?
À l’approche de l’été 2014, l’équipe éditoriale et l’équipe des médiateurs se lance dans un travail de synthèse de l’ensemble des ateliers et des contributions proposées sur la plateforme numérique. Elles en tirent une série de « doléances » organisées sur un modèle standardisé qui vise à décrire précisément les points du rapport préliminaire nécessitant un « amendement », les documents empiriques permettant de faire l’épreuve de cette nécessité, ainsi que des propositions relatives à une meilleure version. La revue des 84 propositions ainsi rédigées permet aussi de voir l’étendue de l’infrastructure mobilisée alors, puisqu’on y trouve, dans la section « document » de chaque doléance, à la fois des extraits d’interviews, des références à des ateliers philosophiques, des portions de la plateforme numérique ou des documents restés sur le versant « Google Drive » de l’enquête. Ce moment est également l’occasion d’observer un glissement depuis un vocabulaire essentiellement inspiré des sciences expérimentales vers un vocabulaire juridico-politique qui marquera toute la fin du processus de négociation.

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Le 21 Juillet 2014 se tient la semaine « d’écriture diplomatique » visant à réécrire un cahier des charges pour les parties les plus problématiques du rapport préliminaire55, et labellisé « specbook », visant à mieux présenter les Modernes face des « chargés d’affaires » lors d’une « conférence d’évaluation finale » du projet organisée les 28 et 29 juillet. L’équipe constitue un collectif de vingt-quatre chercheurs, sélectionnés par l’équipe à partir de membres du réseau de collaborateurs de Bruno Latour, mais également des personnes rencontrées à l’occasion des ateliers philosophiques ainsi que quelques-uns des contributeurs ayant participé au projet uniquement sur son volet numérique. Un ensemble de 6 ateliers est créé autour d’autant de « faux problèmes » à travailler via l’enquête – « nature », « politique », « religion », « économie au sens ATT », « économie organisation », « méta ». Chaque atelier se voit ainsi attribuer, comme point de départ, une sélection issue des doléances et des contributions publiées sur la plateforme. Dans l’urgence et selon le déroulement décrit précédemment dans ce texte, la semaine de réécri‑

55 Voir l’annonce de cette phase finale sur le blog du projet : http://www.modesofexistence.org/diplomatic-writing-workshop-ateliers-decriture-diplomatique.
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ture aboutit au « Specbook » qui se compose de deux parties distinctes : une première signée collectivement, et une seconde intitulée « nos désaccords sur tout ce qui précède » dans laquelle chaque personne explicite ses oppositions et ses objections au texte ainsi fabriqué. La « conférence dʼévaluation » de deux jours, qui vise à simuler le moment de « retour » des diplomates vers les personnes qu’ils sont censés représenter conclut ainsi provisoirement cette séquence. L’évènement réunit dans cette perspective un collectif de huit « chargés dʼaffaires »56 de pays et d’intérêts différents, qui se voient solennellement remettre le « Specbook », et sont invités à y réagir et éventuellement à le ratifier.

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Durant les mois qui suivent les « négociations finales », différentes parties des textes produits dans le cadre de l’enquête sont remaniés pour être publiés dans les circuits institutionnels de la communication scientifique. Une partie du « Specbook » est publiée par Stephen Muecke dans la revue Environmental Humanities (Muecke, 2017). Le 18 septembre, Vincent Lépinay présente la partie du « Specbook » intitulée « Notre économie » lors d’une rencontre à l’Université de Goldsmith (Boulanger et al., 2015). Par ailleurs, de multiples publications issues des contributions et des interventions durant les « rencontres face-à-face » se retrouvent également progressivement essaimées sous la forme d’articles de revues universitaires, de chapitres d’ouvrages voire même d’ouvrages entiers conduits en fonction du programme proposé par l’EME sans pour autant y être directement affiliés (Thoreau & D’Hoop, 2018).
En août 2014, le projet reçoit une extension de dix mois pour l’année 2014-2015. Cette dernière est consacrée à la valorisation du travail effectué (notamment la publication de contributions issues du travail de la semaine de réécriture), la reprise technique du site en vue de sa pérennisation, et la conduite du projet « Open AIME » dont je traiterai plus loin dans ce texte. L’interface d’écriture de l’EME est notamment reprise afin de permettre à son auteur principal de continuer à l’augmenter, et de gérer seul les contributions à venir, sans l’assistance des huit médiateurs, dans un souci de stabilisation et de pérennisation que le directeur technique Paul Girard nomme « décroissance heureuse ». Sur le

56 Les « chargés d’affaire » de cet évènements étaient Barbara Cassin, Eduardo Viveiros de Castro, Deborah Danowski, Annemarie Mol, Peter Weibel, Simon Schaffer, Clive Hamilton et Dipesh Chakrabarty.
Le vacillement des formats
plan informatique, la plateforme est par ailleurs une nouvelle fois « refactorisée » avec l’arrivée dans l’équipe de l’ingénieur Guillaume Plique, qui assure le nettoyage et la publication du code source de la plateforme en open source. Son travail consiste notamment à revenir sur le choix effectué en début de projet pour préférer une base de données dite « de graphe » à la base de données relationnelle initialement développée pour soutenir la plateforme. Outre ses qualités en termes de performance technique, ce changement permet notamment à l’équipe de disposer de modes inédits de visualisation des contenus – jusqu’ici principalement manipulés au moyen de tableaux – donnant à voir la complexité du réseau bilingue de paragraphes, documents et autres éléments de vocabulaire, manipulés par le collectif pendant trois ans d’enquête collective. L’infrastructure, enfin stabilisée, se donne finalement à voir alors que le projet est quasiment terminé.

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… puis d’une exposition, entre bilan et nouvelle direction de recherche, conçue comme une « expérience de pensée »

La réécriture de l’EME, prévue depuis les débuts du projet et pour ainsi dire constitutive de la méthode de recherche de son auteur principal, prend une forme inattendue, puisque la réécriture du « rapport préliminaire » initialement prévue est abandonnée. À la place, ce qui devait être une « petite exposition portant sur la machinerie du projet EME depuis son inception jusqu’à sa fin » devient un projet d’envergure qui porte à la fois sur un dispositif scénographique et sur un nouvel ouvrage collectif impliquant une partie des « contributeurs » de l’enquête sur les modes d’existence. À partir de Décembre 2015, l’équipe s’investit dans la préparation de ce qui devient l’exposition Reset Modernity!, au Zentrum für Kunst und Medien (ZKM) de Karlsruhe, du 15 avril au 21 août 2016, et qui participera d’une conclusion partielle et ouverte du projet, dans la mesure où elle évite de mobiliser explicitement le vocabulaire de l’Enquête, et ouvre de nouvelles directions de recherche.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
Cette dernière se présente comme une « exposition de pensée »57 visant àéquiper les visiteurs d’une série d’outils culturels et conceptuels leur permettant de « réinitialiser » (reset) leurs repères et représentations de la condition moderne. Ce décalage dans le cadrage conceptuel et narratif de l’enquête – et la mise en retrait du très important appareil philosophique qui l’a permis – participe du développement d’une métaphore spatiale et navigationnelle que l’on retrouvera dans les publication antérieures de Bruno Latour, notamment avec l’ouvrage Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (Latour, 2017). Le dispositif scénographique de Reset Modernity! est ainsi composé comme un parcours ordonné pour donner à expérimenter aux visiteurs une série de six « dysfonctionnements » du programme descriptif et prescriptif de la Modernité (on retrouve les « erreurs de catégorie » au centre de la détection des « croisements de modes » de l’EME, sans pour autant que ce concept soit mobilisé) et six « procédures » permettant d’y remédier par une forme de « réinitialisation » (reset). Chacune des sections de l’exposition est alors l’occasion d’une rencontre entre pratiques scientifiques et artistiques, mêlant un ensemble de « stations documentaires » présentant certains des documents discutés durant l’EME avec des œuvres artistiques contemporaines (filmiques, spatiales, ou photographiques). Afin de suivre le protocole proposé, les visiteurs sont munis à l’entrée de l’exposition d’un « carnet de terrain » faisant office de mode d’emploi très guidé et « dogmatique », ainsi que le qualifie Bruno Latour lors de l’inauguration de l’exposition.

Une construction à la fois matérielle et discursive

Dans cette partie, j’ai retracé l’histoire du développement en public de l’Enquête sur les Modes d’Existence. Il en ressort deux conclusions principales. La première révèle la dimension heuristique et productive de la fabrication de l’infrastructure, observable via le décalage et les bifurcations productives opérées entre le projet initialement envisagé dans le cadre de la demande de financement et le déploiement effectif du processus d’écriture collective et de négociation visé par le projet. La secon-

57 Le terme d’expérience de pensée ou Gedankenexperiment est un procédé spéculatif issu de la philosophie analytique permettant d’explorer des hypothèses théoriques par leur mise à l’épreuve fictionnelle. Bruno Latour et Peter Weibel le reprennent pour créer le néologisme de Gedankenausstellung ou « exposition de pensée » afin de désigner les finalités de ses expériences curatoriales (Latour, 2016).
Le vacillement des formats
de, concomitante de la première, est l’intrication intime entre les trois lignes d’activités ayant ponctué l’histoire de cette aventure collective, à savoir la conception et le développement informatique, le design graphique et interactif des instances, et la conduite des discussions, des échanges et des activités d’écriture. Ce qui aurait pu être pensé initialement comme une « cascade » de spécifications émanant directement des besoins méthodologiques de Bruno Latour, pour se traduire en spécifications de design, pour enfin être implémentées par des activités de développement techniques, se révèle dans la pratique relever d’un jeu perpétuel d’ajustements et de reprises dans lequel chacune de ces activités a infusé les autres de son vocabulaire, de ses métaphores et de ses modes de travail, faisant de l’EME dans son ensemble un produit singulier et profondément interdisciplinaire.

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Dès sa formulation en tant que demande de financement, le projet EME s’écrit lui-même – non sans un certain sens du tragique et de l’ironie caractéristique de son auteur – comme une « entreprise risquée » qui entend toucher à un (trop) grand nombre de domaines et champs d’expertise simultanément – risquant et trouvant bien souvent une incompréhension totale de la part de ses contemporains – et expérimenter sur un (trop) grand nombre de plans58. La multiplication des registres, des métaphores, et des pratiques, produit un « labyrinthe » dans lequel le curieux non « initié » peut facilement voir des airs de mystagogie voire d’hermétisme énigmatique. La réinscription de l’EME dans le travail de Bruno Latour permet pourtant de reconnaître une grande partie des concepts, des propositions, mais aussi des procédés déjà mis en œuvre dans d’autres expériences d’écriture et de publication. Son étrangeté et son idiosyncrasie n’en rendent pas moins la conduite de l’enquête collective difficile.
La généalogie de l’enquête révèle par ailleurs un projet marqué par une série de paradoxes : il est fortement centralisé autour de son investigateur principal tout en se pensant comme l’instrument de formation de collectifs authentiquement pluriels et d’altérités radicales ; par ailleurs il est marqué par le sceau de l’urgence alors même que la ligne d’action qu’il propose relèverait plutôt du ralentissement et de la sensibilisation à la profusion des manières d’êtres qui vivent sous les marches bruyantes du progrès moderne. Au milieu de ces paradoxes, le rapport aux « pu-

58 « There is no way to hide the fact that AIME is as risky as it is innovative since it wishes to innovate on content as well as on the process of testing this content. »
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blics », si importants pour le caractère diplomatique de l’enquête, est alors marqué par une dichotomie entre, d’une part, les « ateliers » dont les participants appartiennent souvent préalablement à l’entourage socio-professionnel de Bruno Latour, et, d’autre part, les diverses parties-prenantes « extérieures » attirés par le projet grâce à la renommée et la résonance médiatique de son investigateur principal, et mis en situation de critiques, de commentateurs ou tout simplement de lecteurs. Entre ces deux pôles, les composantes numérique de l’infrastructure de l’EME interviennent comme un point de contact et de rencontre entre les deux collectifs – les « proches » et les « lointains » – permettant la participation à l’enquête moyennant une modération et une centralisation contestée. Mon rôle dans l’EME est alors de mener une investigation au cœur de cette zone de frontière ou d’indécision pour reconstituer les interactions entre les diverses dimensions de l’infrastructure de l’EME et du format de publication qu’elle a produit au contact de ses publics.

Enquêter sur l’enquête : tactiques
de reconstitution

L’histoire collective de l’Enquête sur les Modes d’Existence est celle d’une succession mouvementée de reprises et de transformations dans laquelle une infrastructure instable se modifie au fur et à mesure qu’elle rencontre ses participants. Sa construction auprès des publics médiatiques et universitaires est indissociable de l’histoire de sa conception, de son design et de sa fabrication collective. Afin de comprendre empiriquement comment dialoguent les dimensions respectivement technique, esthétique, sociale et diplomatique du projet, il me faut initialement trouver une position intermédiaire permettant de comprendre le projet du double point de vue des acteurs mobilisés au sein du médialab de Sciences Po d’une part, et des lecteurs, commentateurs et contributeurs intéressés à l’Enquête d’autre part. 
Pour ce faire, je suis impliqué dans le projet de l’EME en tant qu’observateur participant sur une période de dix mois qui s’étend de mars 2014 à janvier 201559. J’entre en recherche avec une connaissance très restreinte

59 J’ai été impliqué directement dans le projet à nouveau deux années plus tard sur une période de deux jours en juin 2017, en tant que designer & développeur employé par le médialab de Sciences Po pour un an à la suite de mon contrat doctoral – et mobilisé à cette occasion pour la refonte de l’interface d’écriture de la plateforme à l’occasion du départ à la retraite de Bruno Latour. Cette expérience n’est pas relatée dans ce texte.
Le vacillement des formats
de l’EME, du médialab et de Bruno Latour, mais avec le projet de travailler de manière expérimentale et empirique les relations entre pratiques de recherche, pratiques d’écriture et pratiques de publication. Je pense dans un premier temps pouvoir contribuer directement au design et au développement des éditions de l’EME en y développant des prototypes d’interface nouveaux, avant de me détourner de ce projet à cause de l’organisation du groupe aux positions clairement fixées d’abord, du calendrier du projet ensuite, enfin de doutes sur la pertinence d’une telle démarche au vu du caractère unique de l’EME et de la liberté offerte par mon statut de doctorant. Je me transforme alors en enquêteur, et dois trouver une autre place dans ce collectif. J’entreprends en ce sens de parler le langage du médialab en m’équipant d’outils permettant d’approcher les différentes traces numériques de l’infrastructure de l’EME. Je consacre, simultanément à mes activités d’investigation et de participation au projet, un temps très important à améliorer mes compétences en programmation informatique et en design d’information et d’interfaces, pour être capable d’analyser ces dernières, mais aussi pour construire une certaine légitimité au sein du collectif dans lequel je m’inscris. Dans ce contexte, j’effectue une série hétéroclite d’activités. Ma position est participante dans la mesure où je contribue à la documentation du projet – archivage, captations diverses lors des évènements physiques, entretiens multiples – et à son analyse réflexive via les traces d’activité numérique laissées dans le sillage du projet ; de manière corollaire, mon activité participe également de la communication de l’équipe vers ses publics via la production de contenus pour le blog, la newsletter et quelques communications orales du projet.
Pendant mon « terrain », l’avancée et les résultats de mes activités sont présentées de manière régulière à l’équipe, entraînant parfois des ajustements dans sa stratégie de communication en suite de mes retours. Mon rôle au sein de l’équipe, peu balisé et mobile du fait de mon intervention hors du cadre défini par le projet de recherche et son financement, me conduit à endosser de nombreux rôles. Ainsi, lors des présentations de l’équipe aux visiteurs extérieurs, je suis successivement labellisé comme : ethnographe, photographe, cameraman, analyste des usages, communiquant, informaticien, doctorant, ergonome, analyste, designer. Ces désignations me semblent éclairantes pour refléter la variété de positions depuis lesquelles j’ai été en mesure d’approcher le projet pour tenter de

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comprendre son agencement complexe60. Mon étude de l’EME pourrait ainsi être décrite comme un jeu de « triangulation » visant à saisir une chimère en mutation perpétuelle grâce à un système de positions que j’ai établies autour de cet objet, et pour lesquelles j’ai tenté de développer à chaque fois des instruments appropriés.
Ma recherche s’inscrit dans le contexte d’une grande attention médiatique et universitaire pour le projet, et la visite de nombreux étudiants, intéressés et autres curieux. Avant mon arrivée, le projet EME fait l’objet d’un premier terrain de doctorat mené par Anne-Lyse Renon, en 2012-2013, dans le cadre d’un travail portant sur la place du design et de l’imagerie dans les pratiques de la Science (Renon, 2016). Ce travail propose une observation des dynamiques de collaboration entre ingénieurs, designers et chercheurs au sein de l’équipe du médialab ainsi qu’un récit de son expérience de terrain portant sur la constitution des contenus de ce qui allait devenir la colonne « document » de la plateforme en ligne. Mon étude couvre une phase un peu plus tardive de l’expérience – celle du développement de sa plateforme puis de sa rencontre avec les publics. Je ne suis par ailleurs pas le seul à étudier le projet durant mon séjour, et collabore notamment avec Joachim Presn Thomsen et Thomas Nyrup, deux étudiants en Science & Technology Studies à la IT University de Copenhague, venus également rejoindre l’équipe pour explorer les modalités et les effets du processus de contribution à l’intérieur du projet.
L’histoire de ma rencontre avec le projet de l’EME est d’abord celle d’un vertige et d’une sidération face à un environnement et des connaissances qui me sont alors totalement étrangères. Démuni et intimidé par le texte de l’édition imprimée, la profusion des éditions numériques, et toute la tradition pragmatiste, spéculative et anthropo­logique qu’elles convo­quent, je suis très rapidement pris par un dilemme vis-à-vis de ma recherche sur les enjeux de design de la publication universitaire d’une

60 J’ai également été impliqué de manière limitée dans d’autres activités et projets du médialab durant mon séjour, tels que le projet Make It Work portant sur une simulation des négociations de la COP21 ; et le projet Médéa, portant sur l’analyse des activités des scientifiques du GIEC et leur publication sous la forme d’un site web liant des visualisations avec un texte linéaire. J’ai tenté de comparer ces deux cas avec AIME, car ces derniers déploient également des expérimentations du point de vue des formats de publication, mais ce travail ne m’a finalement pas paru pertinent pour contribuer à l’enquête développée dans ce texte. 
Le vacillement des formats
part, et la dynamique très spécifique du projet d’autre part. Se pose notamment la question de ma relation avec le « contenu » de l’EME et son influence rétroactive sur le cadre théorique de mon travail : je ne veux pas transformer mon enquête en un commentaire, une apologie ou une critique universitaire des thèses de Bruno Latour – travail déjà engagé dans d’autres disciplines et par des individus mieux équipés que moi pour ce faire – sans pour autant vouloir réduire mon approche de design à une série de questionnements tactiques qui ne verraient dans le projet qu’un cas d’étude générique apte à être l’objet de méthodes d’expérimentation et d’évaluation. S’agit-il d’évaluer une implémentation du projet de « pyramide éditoriale » rêvé par R. Darnton (Darnton, 2012), enfin expérimenté en conditions réelles ? Ou encore de rapprocher l’EME d’un projet de recherche citoyenne ou contributive, et tenter d’établir des correspondances avec ce type de pratiques ? Chacune de ces questions trouve une certaine pertinence sans pour autant pouvoir pleinement être détachée de l’idiosyncrasie et de la cohérence matérielle et discursive de l’EME, ainsi que des multiples jeux de rétroaction qu’elle demande pour pouvoir être étudiée dans les termes d’une recherche en design. 
L’autre difficulté méthodologique de ma position est liée aux marqueurs d’autorité symbolique qui peuplent cet environnement – « Sciences Po », « Bruno Latour », sans parler de la renommée universitaire d’une part importante des « co-enquêteurs ». Mes compétences préexistantes et mon attitude d’enquête par le design me conduisent à rapidement produire des visualisations et autres dispositifs d’interprétation « montrables » dans le cadre de ma recherche. Or durant les présentations de mes travaux – intervenant dès avril 2014 – j’expérimente très rapidement une difficulté à faire exister mes questions et expérimentations propres « à l’ombre » des associations polarisantes suscitées par le projet, au premier rang desquelles celles avec la figure de Bruno Latour – qui m’était très peu familière au début de mon terrain – dont je découvre progressivement qu’elle fait de moi un intermédiaire de premier ordre pour approcher (pour ses admirateurs) ou pour attaquer (pour ses détracteurs) le personnage. La dimension « participante » de mon observation révèle alors des enjeux insoupçonnés et est ainsi tout autant un facilitateur qu’un générateur de difficultés méthodologiques.
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La dernière difficulté méthodologique réside dans la multiplicité des matériaux rencontrés et fabriqués au cours du développement de mon étude sur l’EME : textes, traces d’activité numérique, recueil de paroles à travers des entretiens, observation directe à l’occasion de ma participation, voire remise en jeu à l’occasion d’activités dans laquelle j’ai repris le rôle de designer… la nature de ces matériaux de recherche hétérogènes implique nécessairement un « bricolage méthodologique » et une écriture hétéroclite. C’est par l’approche de la reconstitution des associations plurielles à lʼœuvre dans la dynamique de publication que j’ai tenté d’aborder cette dernière difficulté et d’en faire sens dans le présent texte.

Reconstituer l’enquête au prisme des traces
de son public

La formation d’un collectif au contact de son infrastructure demande d’utiliser toutes les traces à disposition pour essayer de cerner ce qui, dans les pratiques et dans les discours, traduit l’influence du format sur ses modes d’appropriation et d’implication dans le projet. Certaines de ces traces se sont présentées à moi déjà constituées, d’autres ont dû être produites avec les participants.
Mon enquête sur l’EME repose d’abord sur les traces numériques laissées dans le sillon du projet : les activités de consultation des visiteurs de la plateforme numérique telles que reflétées par les métriques de fréquentation Google Analytics du site ; la collecte, la lecture et l’analyse des tweets associées aux discussions entourant le projet ; les traces d’activités des participants inscrits sur l’entrée « livre » via sa base de données – et notamment les activités d’annotation et de contribution privées qu’elle autorise ; enfin une analyse du code source des différentes versions de cette même plateforme numérique.
Ce volet numérique est complété par la conduite d’une série d’entretiens semi-dirigés, d’abord avec douze membres de l’équipe de développement et d’animation du projet, puis avec les contributeurs et autres personnes intéressées au projet, dans le cadre de ma collaboration avec Joachim Thomsen et Thomas Nyrup61. Ces deux séries permettent de

61 Joachim Presn Thomsen et Thomas Nyrup ont conduit les entretiens en présence ou téléprésence auprès de douze lecteurs et contributeurs du projet. Nous avons défini ensemble les guides d’entretien avec les contributeurs et collaboré à la transcription et à l’analyse des résultats. Je respecterai, concernant les entretiens conduits par ceux-ci, le choix d’anonymiser les noms des enquêtés, ce que je ne fais pas en ce qui concerne les entretiens que j’ai réalisés avec les membres de l’équipe.
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disposer d’une diversité d’informations et de discours sur les questions d’appropriation et d’implication impliquées par la dimension publique de l’EME.
Cette enquête par entretiens est complétée par mon expérience d’observation directe, qui couvre notamment une partie des activités de développement – à travers l’observation de réunions de conception notamment, une demi-douzaine d’ateliers philosophiques et la phase finale du projet composée de la « semaine de réécriture » et de sa « conférence d’évaluation finale » en juillet 2014. 
Elle s’adjoint par ailleurs un questionnaire envoyé aux 4000 participants du projet qui comptabilise 261 réponses et porte à la fois sur les pratiques effectives générées par le caractère distribué du projet, et sur la récolte de retours qualitatifs sur les modalités et l’expérience de la « contribution » au projet.
L’ensemble de ces matériaux est mobilisé dans le cadre de mon enquête à travers une série de « reconstitutions » mettant en relation, sous la forme d’applications numériques, différentes dimensions du projet. Il s’agit ainsi de situer les propos récoltés durant les entretiens par rapport à l’évolution du développement des instances matérielles, de comparer la configuration graphique des interfaces de la plateforme numérique avec leur fréquentation par le lectorat, ou encore de mettre en regard le calendrier des rencontres et autres ateliers philosophiques avec l’activité numérique de contribution sur le site.
Le dernier matériau qui nourrit mon enquête est la préparation et la conduite de l’évènement Open AIME en 2015 (Leclercq et al., 2015), un projet spéculatif visant à traduire l’infrastructure de l’EME pour trois autres situations et projets de recherche. Dans ce cadre, je reprends un rôle plus familier de designer de participation et d’interaction en tentant d’accompagner des « binômes » constitués de membres de l’équipe et de nouveaux chercheurs dans la sélection et la remobilisation de portions de l’EME – par exemple, le principe d’écriture conjointe à la constitution d’une base de données de matériaux de recherche. Cette dernière activité ouvre la voie à l’activité de production logicielle expérimentale relatée

Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
dans la suite de cette thèse, mais elle permet également de questionner, d’une nouvelle manière encore, les relations intimes entre le projet diplomatique, l’infrastructure et le public de l’Enquête sur les Modes d’existence.

Une enquête sur les statistiques de fréquentation

        Ma première activité consiste à analyser l’ensemble des données de fréquentation de la plateforme numérique, collectée au moyen du service Google Analytics62. Ce dernier service permet d’injecter un script dans les pages d’un site afin d’y suivre les activités et la provenance des visiteurs, de la localisation de leur page d’arrivée à leur comportement de navigation en passant par leur temps de présence sur le site ou leur origine géographique. J’en ai produit une série d’analyses statistiques révélant un nombre conséquent d’utilisateurs uniques sur le site mais ne permettant pas d’avoir des indications très précises sur les pratiques des lecteurs au vu de l’interface proposée par le service Google Analytics.
        Ce service propose en effet différents modes de représentation visuelle des données de fréquentation, fondées sur des techniques de visualisation standards telles que des histogrammes ou des cartes thématiques. Le jeu de données produit par Google Analytics permet d’aborder ces données selon plusieurs approches incluant des points de vue démographiques, géographiques ou comportementaux. C’est ce dernier aspect qui entrait dans le champ d’investigation de ma recherche : comment l’édition « livre » a-t-elle été parcourue et pratiquée ? La plateforme Analytics propose, en 2014, un onglet « comportement » qui permet de visualiser les statistiques attachées à différentes pages du site analysées. Elle propose différentes techniques de visualisation de l’évolution des fréquentations de page dans le temps et leur répartition63, des parcours et des temps de lecture des visiteurs sur les éditions numériques du projet.

fig. 31 (p.)

Malgré la sophistication de son interface, l’outil en ligne proposé par Google pour visualiser les données collectées au moyen de son service est très mal adapté à la structuration spécifique du site web attaché à

62 Voir https://analytics.google.com/.63 Ces statistiques sont à prendre avec précaution une première fois à cause de l’affluence de robots d’indexation sur le web contemporain. Toutefois, la nécessité de s’enregistrer pour accéder aux interfaces permettant d’interagir avec les contenus de l’enquête fait que les données sont relativement fiables, au moins concernant cet aspect.
Le vacillement des formats
l’EME. En effet, ce dernier, et en particulier son interface « livre », ne se présente pas sous la forme d’une série de pages mais au contraire comme une interface dynamique reconstruite et recomposée à la volée. Outre les vues spécifiques telles que la vue de bloc-note, le projet présente autant de « compositions » possibles qu’il y a d’éléments constitutifs du réseau hypertexte des contenus. À chacune des 1200 « vues » possible correspond une adresse URL possible. Il faut alors rajouter à ce décompte toutes les vues rendues possibles par la fonction recherche de l’interface, dont les statistiques révèlent qu’elle a été utilisée de manière assez importante. En conséquence, l’analyse du site de l’EME révèle un peu moins de 4257 adresses de navigation différentes enregistrées dans les statistiques de fréquentation sur la période du 30 Novembre 2012 au 1er septembre 2014. L’analyse des pratiques de lecture de l’interface demande donc de déployer une démarche d’analyse et une technique de visualisation propre.
J’ai effectué une analyse et un retraitement des données liées aux statistiques de comportement de navigation sur le site. Il m’a fallu d’abord les récupérer64 puis analyser leur structure. Ces dernières étaient organisées sous la forme d’une liste représentant l’ensemble des adresses web mobilisées lors de la navigation sur le site, qu’il s’agissait alors de regrouper au moyen d’une série de règles à appliquer sur les adresses selon une procédure itérative afin de repérer tous les « patterns » ou principes sous-jacents à l’organisation des URLs. Dans cette démarche, j’ai regroupé l’ensemble des adresses en quatre groupes – « inquiry » pour les adresses associées à l’entrée livre, « crossings » pour les entrées associées à l’entrée croisement, « site » pour les entrées associées au mini-site de présentation et au blog, « autres » pour les adresses de maintenance telles que les confirmations d’inscription et les changements de mots de passe. J’ai par ailleurs également extrait des informations telles que les termes les plus recherchés au moyen de l’interface de recherche du site.
Ce travail de traitement de données s’est avéré aussi être un travail d’archéologie technologique, puisque la richesse du corpus d’URL n’est pas uniquement due à la richesse des contenus mais aussi aux très forts changements dans l’organisation des URLs impliqués par l’histoire de son développement difficile.

64 En contournant les limitations imposées par Google Analytics qui interdit le téléchargement de données trop précises pour son outil.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
Après avoir produit une analyse statistique générale du site et de sa fréquentation, j’ai tenté de produire un instrument d’analyse plus adapté à la spécificité de l’interface de l’édition numérique de lʼEME. J’ai donc produit une visualisation interactive dont l’objectif était de comparer les statistiques de fréquentation à la structure particulière de « l’entrée livre » et ses quatre colonnes (pour rappel : texte, voca­bu­laire, docu­mentation, contributions). Ces dernières sont dimensionnées (dans leur largeur) en fonction du nombre de vues qui leur sont attachées pour une période de temps définie. Cette visualisation est mise en regard avec une frise temporelle qui conjugue une représentation des différents évènements ponctuant la vie du projet avec les statistiques de fréquentation globales de ce dernier pour chaque jour, exprimées en nombre de pages consultées. Cette première permet de mettre en relation les différentes variations du taux de fréquentation du site avec les évènements, qui semblent être corrélés en partie.

fig. 32 (p.)

Cette approche ne manque cependant pas de poser plusieurs problèmes. Des étrangetés dans les structures des données et leur discussion de concert avec les ingénieurs du projet font émerger des doutes quant à la précision des mesures, et agissent au cours de mon terrain comme des révélateurs de problèmes à régler65. Par ailleurs, la forte évolutivité technique du site en ce qui concerne l’organisation des adresses web rend très difficile une analyse homogène des statistiques d’utilisation, pour lesquelles il faut à chaque fois retracer la typologie de variations. Ces premiers tâtonnements jouent cependant un rôle déterminant dans mon expérience de participation, dans la mesure où ils permettent de donner à l’équipe du projet une première présence à des groupes partiellement invisibles associés au projet.

Retracer les choix de design à travers la documentation

En parallèle de mon travail sur les métriques, j’opère également un travail de mise en relation de l’ensemble des documents de conception du projet. Ces derniers ont été produits par les différents designers du projet

65 Par exemple, on se rend compte progressivement que les données de fréquentation correspondent principalement aux pages d’arrivées des visiteurs, mais que leur navigation à travers le ballet des pliages et dépliages des quatres colonnes de l’interface ne sont pas très finement capturées par le dispositif d’enregistrement.
Le vacillement des formats
(Donato Ricci, Daniele Guido et Dario Rodighiero) et les autres concepteurs (Paul Girard, Dorothea Heinz, et bien sûr Bruno Latour). Je les ai ensuite organisés et connectés, avec le concours de l’équipe, selon une forme de généalogie permettant de retracer les pistes envisagées et rejetées, les différentes formes de représentation de l’architecture globale du projet et de ses interfaces particulières. J’ai tenté d’en produire une représentation permettant de les afficher sous la forme d’un réseau d’éléments dirigés. Cette activité permet de nourrir les entretiens conduits sur le registre de lʼélicitation visuelle, en reconstruisant avec les participants la trajectoire de conception du projet au moyen de la reconstitution des trajectoires et du commentaire des documents archivés.

fig. 33 (p.)

Réunir les voix des multiples membres de l’équipe

Durant le temps de mon terrain, je conduis une série d’entretiens semi-dirigés avec les différents individus employés dans le cadre institutionnel du projet de l’EME. Mes questions portent principalement sur deux points. D’abord, sur les dynamiques de formation interdisciplinaire et les relations entre design, ingénierie et philosophie dans les choix effectués : il s’agit, en s’aidant notamment des documents de conception, de comprendre pourquoi et comment s’est stabilisée l’infrastructure que je découvre. Deuxièmement, mon intérêt se porte sur les contributeurs et la relation globale du projet au collectif ouvert, appelé à permettre la réécriture de l’EME. 

fig. 34 (p.)

Après avoir effectué la retranscription manuelle des entretiens, je développe un outil numérique permettant d’effectuer des recherches dans le discours des personnes questionnées et de naviguer dans la vidéo en sélectionnant des extraits liés à un point en particulier. J’utilise cet outil afin d’étiqueter le contenu, de le découper en séquences signifiantes et de dégager des thématiques communes.

fig. 35 (p.)

Je synthétise ensuite l’ensemble de ces observations sous la forme d’un site web intitulé « Enquête sur AIME » (de Mourat, 2014b) qui présente les différents entretiens sous une forme permettant d’en parcourir simultanément la transcription et l’enregistrement vidéo. Il s’agit à la fois d’une
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démarche d’écriture visant à faire le point sur cette série vis-à-vis de la ma recherche, et d’un instrument réflexif à destination de l’équipe, qui le visionne et le discute dans le cadre d’une réunion de conception de l’EME.

Rendre visible la rencontre avec le format de « l’entrée livre »

Grâce à mon implication dans l’équipe du projet, je récupère une copie de la base de données de la plateforme numérique sous la forme d’un fichier de données purgé de toutes données personnelles (noms d’utilisateurs, etc.). J’obtiens un fichier très complexe, héritant sa structure de son histoire technique difficile, et je m’engage dans sa réorganisation en vue d’en faire ressortir les activités des inscrits de la plateforme. À partir du travail effectué, je fabrique un outil d’exploration permettant d’observer et de reclasser les différents profils anonymisés de la base, en retraçant la nature et la localisation de leurs activités d’écriture et d’annotation dans la matrice de « l’entrée livre », et en étant en mesure de la comparer à des informations minimales les concernants.

fig. 36 (p.)

        Dans la visualisation, les participants sont représentés par une série de points à la couleur et la taille variable dont les informations peuvent être affichées au survol. Il est possible de les filtrer selon plusieurs critères comme leur « profil » tel que déclaré lors de l’inscription (« universitaire », « étudiant », « autre profession »), selon le nombre de surlignages qu’ils ont effectués sur la plateforme ou encore selon les contributions écrites et éventuellement soumises à la publication. Par ailleurs, l’interface permet de regrouper ces derniers en grappes en fonction de divers paramètres permettant de croiser les données et de chercher des corrélations. En bas de l’instrument, une frise chronologique permet de visualiser l’état de la communauté des utilisateurs sur une période temporelle définie, et un encart intitulé « insights » (trouvailles) permet d’accéder à des vues choisies et incorporées dans l’interface à la suite de mon analyse.
Je m’attache ensuite à remobiliser les mêmes données en centrant l’attention davantage sur les contenus de l’enquête et les formes d’appropria-
Le vacillement des formats
tion auxquelles ils sont soumis dans le temps du projet. L’expérimentation « entrées livre » consiste à matérialiser les informations des activités des lecteurs et co-enquêteurs au prisme de la structure visuelle et interactive du site. Pour ce faire, j’ai construit un jeu de données reconstituant l’ensemble des items composant l’interface, en stockant pour chacun d’entre eux l’historique des surlignages et des contributions publiques, refusées et privées66. J’ai ensuite construit une interface reproduisant de manière schématique la structure visuelle de « l’entrée livre » à différentes périodes de l’année scolaire 2013-2014, durant laquelle cette dernière est passée de trois à quatre colonnes. L’interface produite à partir de cette démarche permet de déformer la représentation de la structure de l’interface en fonction des traces qui y sont attachées, et ainsi de déformer notre perception de la plateforme numérique à la lueur des activités effectives du public qui l’a investie.

fig. 37 (p.)

        Les déformations proposées par l’interface permettent de mettre en regard des informations d’ordre morphologique (longueur de texte et nombre de connexions entre les items) et des données de l’ordre de l’activité du public (annotations, contributions). À cela s’ajoutent des modes de déformations thématiques qui tentent de fournir une perspective précise à partir d’un calcul croisant des données issues de ces deux catégories. Le premier consiste à déformer les items en fonction du nombre de surlignages divisé par le nombre de connexions hypertextes, ce qui permet de normaliser la lecture des activités d’annotation des éléments par rapport à la centralité des items en question dans le réseau des contenus. Ainsi, il est possible d’estimer si tel item fortement annoté l’a été en raison de sa position dans la liste des items sur l’interface, de sa centralité dans le réseau, ou, le cas échéant, si sa popularité doit s’expliquer par un autre facteur (mention dans un atelier ? connexion à un élément particulièrement remarqué du rapport préliminaire ? etc.). Un second mode de déformation par agrégation permet de visualiser les rapports entre contributions refusées et acceptées sur certains éléments pour faire voir les zones les plus « contestées » de l’enquête.

66 Les données et le contenu des contributions privées et refusées ont été entièrement anonymisées (auteur, titre, contenu) pour des raisons évidentes de confidentialité. 
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Reconstituer les désaccords matérialisés par le « Specbook »

Enfin, j’ai conduit une expérience de reconstitution du « Specbook » – ce document signé collectivement à l’issue de la « semaine de réécriture » du projet de lʼEME – en matérialisant les différences et divergences entre les co-signataires. Pour ce faire, j’ai traité de manière normalisée les différentes déclarations de chacun des participants consignées dans la section « nos désaccords sur tout ce qui précède » qui faisait suite à la ratification du texte. Pour chacun des auteurs, j’ai identifié les paragraphes sur lesquels est exprimé un sentiment mitigé, et ceux sur lesquels est exprimé un désaccord profond. J’ai ensuite construit une interface permettant de visualiser l’ensemble du texte et de le déformer en fonction de ces informations.

fig. 38 (p.)

À travers ce dispositif, l’analyste peut dans le même temps lire le contenu de cette déclaration finale et visualiser la géographie de la consensualité sur le document de réécriture collective. Il peut le faire en modifiant la couleur, la taille ou l’opacité du texte en fonction de la quantité d’accords et de désaccords pour chaque paragraphe. Par ailleurs, s’il clique sur un paragraphe, les noms des co-auteurs de la colonne de gauche sont colorés en fonction de leur déclaration à propos de ce paragraphe particulier (affichés en vert s’ils n’ont pas exprimés de désaccord, en orange pour une déclaration réservée, en rouge pour un désaccord), permettant de deviner les groupes et les factions qui se sont assemblés lors de la construction du texte. Dans l’autre sens, en cliquant sur le nom d’un auteur particulier, il est possible de voir le texte s’afficher en fonction de sa déclaration particulière à propos du « Specbook » et ainsi obtenir une vision kaléidoscopique du texte collectif.
Ainsi, mon enquête à propos du projet EME s’est construite à mi-chemin entre analyse, documentation et reconstitution. À travers mes diverses expérimentations, j’ai tenté, pour moi comme pour ce texte, de re-produire le projet selon la double perspective de ses animateurs et de ses participants, et de faire place à chacune des facettes multimodales de ses diverses éditions.
Le vacillement des formats

La reconstitution comme un geste analytique et réflexif

Les pratiques d’enquête que j’ai présentées dans cette partie participent davantage d’un tâtonnement expérimental que de l’application ou de la formulation d’une « méthodologie » d’analyse définie. Je développe mes premières expérimentations dans l’enceinte du médialab, en contact quotidien avec l’équipe et en parallèle de mes activités d’observation et d’aide sur le projet. Cependant, alors que mon analyse se précise, je rencontre une série de déconvenues concernant la capacité des données récoltées à rendre compte de l’activité des publics et de la complexité du projet, dont les différentes dimensions sont inextricablement liées. J’en viens alors à pratiquer les différents projets de reconstitution que j’ai présentés. Ces diverses activités permettent de restituer l’EME comme une histoire polyphonique, en rendant audibles une multitude de discours, et visibles une diversité de pratiques, donnant ainsi à l’EME le relief qui serait facilement gommé par le temps et la lumière braquée sur son investigateur principal. 
Les diverses expérimentations méthodologiques que j’ai conduites résultent d’une démarche conjointe d’appropriation et d’équipement face à l’analyse d’un projet de recherche à la configuration alors peu commune. Elles sont simultanément le lieu d’activités d’interprétation dans le cadre de mon enquête, d’un apprentissage professionnel en terme de développement informatique et de design de l’information, et d’une pratique visant à fluidifier l’acceptation et les échanges avec l’équipe – notamment de développeurs – du médialab. Elles sont également, via le geste de la reconstitution, l’occasion d’un geste qui me semble faire sens vis-à-vis de la résonance qu’il implique avec son objet d’étude. De la même manière que le projet de l’EME réécrit et reprend une même hypothèse philosophique et diplomatique dans une diversité de médiums et la teste auprès d’une diversité de collectifs, j’ai tenté de poursuivre le cycle des transformations du projet en contribuant à la « réécriture » de l’enquête avec mes outils de recherche par le design.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
À ce titre, le geste de reconstitution en tant que tel est à la fois un outil de documentation, d’archivage, et de dialogue permettant de développer une perspective réflexive sur le projet tel qu’il s’est déroulé. En commentant les pratiques en train de se faire, il participe d’une « pratique réflexive » (Schon, 1984) qui utilise le réfléchissement du projet au service d’une réflexion collective sur le rapport de l’équipe à des questions telles que celles de la contribution, de l’ouverture, ou de l’expertise des parties prenantes du projet.

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        Les différentes pièces de reconstitution présentées dans cette partie permettent d’apprécier les liens entre conception visuelle et interactive, choix techniques et informatiques, et animation sociale à lʼœuvre dans la co-constitution de l’infrastructure de l’EME et la rencontre de son format par une diversité de publics. Il s’agit maintenant de restituer mon enquête sur un mode davantage séquentiel, en décrivant les formes d’appropriation de l’infrastructure EME par les divers collectifs qui l’ont rencontrée, et les modalités de participation qu’elle a impliquées pour son public.

Sur les traces des publics de l’EME

La scène diplomatique imaginée par l’équipe de l’EME demande et promet la rencontre d’une variété d’intérêts et de valeurs à même de constituer le public de l’enquête des modes d’existence. Cette partie vise à décrire comment ce collectif « étendu » investit et pratique l’infrastructure mise en place par l’EME. Il s’agit de comprendre, au prisme des traces empiriques disponibles et des témoignages récoltés, comment le format du projet dialogue avec ses diverses formes d’appropriation, au premier rang desquelles la question de la contribution des « co-enquêteurs ». Comment a été investie la dimension multimodale impliquée par la multiplicité et la complémentarité des éditions du projet ? Comment l’infrastructure a-t-elle été effectivement pratiquée par ses lecteurs et contributeurs, et comment ce collectif s’est-il composé ? Quelles ont été les modalités de « transformation » de certains lecteurs en contributeurs ?
Il s’agit donc d’interpréter la formation du public de l’EME à travers des degrés et des modes d’implications variés, depuis la découverte et la recension du projet jusqu’à la pratique de la contribution. Pour ce faire, je
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décrirai d’abord la provenance et les modes de description du projet par ses visiteurs et critiques, puis les pratiques d’appropriation effectives des différentes éditions imprimées et numériques comme dispositifs de lecture. Je décrirai enfin les modalités de la contribution en ligne, centrale dans le déroulement et l’ouverture de l’enquête à des « co-enquêteurs » inattendus, du point de vue des pratiques qui les ont permises et du collectif interdisciplinaire ainsi assemblé par les formats de l’EME.

Découvrir l’enquête : entre reconnaissance et désorientation

L’EME sur les réseaux sociaux et la « constellation Bruno Latour »

Suivant le fil d’une découverte progressive de l’infrastructure de l’EME, on peut commencer par analyser les échos et les mentions du projet sur le réseau social Twitter, lieu d’un ensemble important de discussions et d’échanges à propos de l’enquête dès ses premiers mois d’existence publique. L’analyse du réseau des hashtags et des utilisateurs associés au projet67 nous apprend que la figure de l’Investigateur Principal, Bruno Latour, joue un rôle structurant dans l’ensemble des discussions autour de l’enquête. En masquant le « nœud » de Bruno Latour de cette géographie, on se rend compte que persistent des mentions répétées à des évènements ou des thèmes (exemple : « #STS », « #mooc ») qui ne sont pas directement associés au projet mais à des activités antérieures ou parallèles de son investigateur principal.

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En ce sens, l’étude temporelle des hashtags associés aux tweets mentionnant le projet sur le temps de son déroulement public révèle par ailleurs l’association très forte du projet avec des événements dans lesquels se voient impliqués les membres de l’équipe, relatifs par exemple aux théories de l’acteur réseau, à l’anthropologie, au design d’interaction, etc. Ces différents évènements sont la trace d’une série d'associations effectuées par les utilisateurs de Twitter entre l’EME à proprement parler et une série de préoccupations qui sont autant de points

67 Une requête automatique sur la plateforme Twitter a été lancée chaque jour durant le temps du projet pour récupérer tous les tweets adressés au compte @AIMEproject, ou contenant modesofexistence, modesofexistence, Bruno Latour, brunolatour, modes?[]?of[]?existence|#brunolatour|aimeproject, aimeproject.org. Leur relation au projet a ensuite été vérifiée via la lecture et l’analyse qualitative de chacun d’entre eux.
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d’entrée – et de perspectives d’interprétation – relatives à la découverte du projet lui-même et probablement de la visite de ses éditions numériques.

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Du point de vue des éditions numériques, sur la période du projet courant jusqu’à l’été 2014, la plateforme EME a été l’objet de 820 002 visites effectuées par plus de 40 500 internautes différents. L’analyse des métriques d’utilisation de la plateforme numérique révèle un public français (29% des sessions), mais également américain (20%), britannique (14%), canadien (13%), allemand (13%), belge (13%) et brésilien (13%). Les visites sont souvent corrélées, de manière non surprenante, aux différentes présentations et évènements associées à la découverte, témoignant son ouverture progressive à une diversité de scènes nationales.
Si l’on s’intéresse plus précisément à la provenance des visiteurs des éditions numériques, on découvre que ces derniers viennent principalement de requêtes effectuées sur un moteur de recherche, ou de sites de référence. On peut noter trois grandes origines pour la découverte des éditions numériques : les institutions associées (Sciences Po, le médialab), les sites associés à son Investigateur Principal (site personnel de Bruno Latour), puis progressivement les recensions multiples dans la presse et dans la blogosphère, qui témoignent d’autant de cadres pour l’interprétation de la visite et sa mise en contexte.

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Passer en revue une expérimentation à tous les niveaux

Pour comprendre la manière dont la découverte du projet se voit cadrée et préfigurée par son mode d’accès, on peut également envisager l’EME du point de vue de ses modes de désignation et de description dans les médias de la presse écrite et radiophonique, les cercles universitaires et les communautés numériques produites par les réseaux sociaux. Pour ce faire, j’ai réalisé une étude d’un ensemble compte-rendus « publics » du projet en analysant 65 recensions qui ont accompagné la sortie de son édition imprimée68.

68 J’ai tenté d’obtenir une liste de recensions la plus complète possible sans hiérarchiser les textes ainsi trouvés en fonction de leurs auteurs ou contextes de publication (revues universitaires, blogs, presse). Afin de constituer la liste des recensions du projet en anglais et en français, j’ai combiné des recherches sur les plateformes suivantes : scopus & google scholar (articles scientifiques), factiva (articles de presse), duckduckgo (moteur de
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Tout d’abord, il est important de noter des disparités majeures dans les manières de rendre compte des diverses dimensions et composantes du protocole de recherche et de l’infrastructure qui le porte. Une part importante des recensions ne mentionne pas les éditions numériques – sans que l’on sache s’il s’agit d’un choix induit par le fait que les recensions portent uniquement sur l’édition imprimée, ou si les recenseurs n’en ont pas du tout eu connaissance. Par ailleurs, le scénario global de réécriture et l’organisation des ateliers diplomatiques est mentionné encore plus rarement. Enfin, la reprise de l’appellation de « rapport provisoire », en ce qui concerne l’édition imprimée, est très rarement reprise ou commentée par les divers comptes-rendus publics du projet.
Ensuite, en ce qui concerne les éditions numériques, l’étude des recensions révèle une diversité très importante d’appellations qui traduit une hésitation ou une hétérogénéité dans les modes d’appréhension et d’interprétation du rôle de la plateforme en ligne. On peut notamment repérer trois catégories d’appellations remarquables : d’une part, les recensions qui mettent l’accent sur une certaine dimension documentaire et archivistique (ex. « online research apparatus », « densely packed hypertext ») ; d’autre part, celles qui insistent sur sa finalité participative (ex. « nouvelle agora », « system of contribution », « platform for collective scholarship ») ; enfin, celles qui mettent en avant le caractère expérimental et indéterminé de l’artefact (« digital humanities experiment », « interactive metaphysical investigation »).
Les disparités observables dans la description de l’ensemble de l’infrastructure – voire de son appréhension comme une enquête en cours, et non comme une publication définitive – laissent supposer une disparité dans leur perception et leur investissement par les lecteurs. Elles créent une série de correspondances manquées entre les différentes parties de l’infrastructure. Une partie des recensions reproche par exemple l’absence d’apparat critique dans l’ouvrage imprimé, alors qu’il est développé généreusement sur l’entrée numérique « livre » ; ou encore la fixité du système philosophique proposé, alors que celui-ci est censé être négocié

recherche), twitter (revue qualitative de tous les tweets portant sur le projet). À partir de ces sources, j’ai lu et traité chaque recension en fonction d’un protocole de lecture notamment attentif aux formes de dénomination de la composante numérique de l’enquête ainsi qu’au protocole global envisagé par l’EME. Une partie de ces recensions date de l’automne 2012, au moment où seule une partie des éditions est publiée alors qu’elles devraient être simultanément accessible.
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au cours de l’enquête collective. Par ailleurs, les difficultés techniques des premiers temps de la « plateforme » numérique ne facilitent pas la prise en main, conduisant à questionner la pertinence de l’existence de cette dernière69, et expliquent aussi les difficultés des critiques à rendre compte du projet :
Le lecteur un peu déboussolé ne pourra d’ailleurs pas s’appuyer sur ce qui peut aider habituellement en science sociales, à savoir des notes de bas de page avec des références ou une bibliographie indiquant les points d’appui de l’auteur. Était-il censé faire des allers-retours constants entre le livre et le site ? Ce site compagnon l’aidera en fait peu puisqu’il ne semble guère avoir évolué depuis sa mise en ligne et qu’il en est resté, malgré les mois écoulés, à une présentation des grandes orientations de l’enquête.  (Rumpala, 2013)
De manière notable, la diversité dʼappellations à laquelle est soumise l’infrastructure s’accompagne, pour plusieurs des recenseurs, d’une forme d’embarras quant à l’évaluation et la critique de l’ouvrage dans les termes de la recension universitaire, d’autant plus qu’elle intervient au moment où le programme collectif du projet n’est pas encore expérimenté en pratique mais seulement annoncé70. La description du projet est ainsi soumise à une série d’hésitations et de questionnements sur la finalité de son infrastructure.
On remarque que bien peu des recensions à lʼœuvre font cas des moyens de communication plus conventionnels utilisés par l’équipe, qu’il s’agisse du blog, du compte Twitter ou de la liste de diffusion par email – pourtant fort actifs et cruciaux dans le déroulement de l’enquête : elles se concentrent, quand elles font mention de son volet numérique, sur la seule « plateforme ». Ce faisant, on peut penser que les recenseurs semblent présumer que les éditions imprimées ainsi que numériques

69 « In any case, it is faster and easier to negotiate the book via a PDF file than through the web interface, or certainly it is better to keep ready to hand the PDF or the paper copy when waiting for the website to slowly grind back into life. » (D. Berry, 2014).70 « Inutile de dire qu’on est d’emblée embarrassé à l’idée de devoir en rendre compte selon les standards académiques. Car s’en tenir au livre, au seul livre, ce serait manquer le processus de mise en commun et d’intelligence collective, c’est-à-dire le mode d’existence théorique de l’Enquête. » (Saint-Martin, 2013).
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conçues et fabriquées spécifiquement pour l’enquête sont supposées collecter l’intégralité des échanges, critiques et dynamiques de formation collective associées au projet. Ce présupposé de totalité de certaines parties de l’infrastructure au détriment d’autre est peut-être lié à l’homogénéité visuelle de ces dernières, et l’impression de complétude qu’elles renvoient. Il fait écho à l’invisibilité relative – dans les discours de présentation du projet par l’équipe, mais également dans les témoignages des lecteurs et co-enquêteurs – de la complexe chaîne d’outils et de lieux qui permet à l’ensemble de l’infrastructure de fonctionner.
        Concernant la plateforme numérique, l’analyse des recensions nous révèle également l’utilisation répétée d’une série de références à des formats existants, utilisée pour définir des attentes et évaluer la capacité du projet à les combler. On note par exemple des références multiples à la dimension encyclopédique de l’EME. Cette dernière comparaison est souvent dérivée de la présence de la colonne vocabulaire dans l’entrée « livre », qui laisse entendre l’usage d’un « vocabulaire contrôlé » dans la plateforme. En découlent notamment des remarques portant sur l’absence de certains sujets, rendue criante par l’organisation systématique et l’existence d’une fonction recherche :
Étant donné le rôle prépondérant accordé au vocabulaire dans la plateforme AIME, jʼai recherché un certain nombre de termes pour me faire une idée du champ discursif quʼil permet. Les phénomènes au centre de mes préoccupations nʼont guère été évoqués. La pétrochimie, par exemple, nʼétait présente que parce quʼelle offre un contraste Moderne par rapport au traditionnel. Sur une page, figure un chameau accompagné en arrière-plan dʼun terrain dʼusine pétrochimique, avec un commentaire ironique sur ce contraste cliché. Les produits pétrochimiques ne faisaient par ailleurs pas partie du vocabulaire, de la documentation ou des commentaires.71 (Fortun, 2014)

71 Citation originale : « Given the prominent role accorded to vocabulary in the AIME platform, I searched for a number of terms to get a sense of the discursive field enabled by it. Little came up on phenomena at the center of my concern. Petrochemicals, for example, were present only as they offer a Modern contrast to the traditional. On one page, the camel is figure, a petrochemical factory ground, with a wry commentary on the clichéd contrast. Petrochemicals were not otherwise part of the vocabulary, documentation, or commentary. »
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De la même manière, le projet est plusieurs fois comparé aux technologies wiki72 et son instance la plus célèbre, l’encyclopédie collaborative Wikipedia. On retrouve des mentions de cet ordre dans 4 des 65 recensions étudiées, et dans plusieurs des réponses fournies à mon enquête par questionnaire (« J’ai l’impression que nous avons participé à une évaluation géante des processus de construction de connaissance à la Wikipedia »). Dans ces dernières, on compare la plateforme numérique de l’EME à Wikipedia en termes de gestion des communautés, ou de variabilité des contenus. Le parallèle est utilisé non seulement pour faciliter la compréhension du dispositif pour les lecteurs des recensions au moyen d’un point de repère supposé partagé, mais aussi pour effectuer un ensemble de comparaisons – et d’évaluations ou de critiques – en termes de mode de gouvernance, de modération, et d’animation de collectifs :
An Inquiry into Modes of Existence (AIME) est un livre et fait partie dʼun projet web (projet AIME), comprenant trois livres : un livre numérique (imprimable) lors du lancement ; ce livre (Latour 2013a) ; et un qui accompagnera une exposition en août 2014. Le projet comporte trois phases : la conception de Latour ; un environnement de réaction avec des « co-enquêteurs » formés qui modèrent, filtrent et façonnent étroitement les contributions de toute personne qui sʼinscrit pour participer (une sorte de modèle Wikipédia) ; et une présentation finale.73 (Fischer, 2014)
Par ailleurs, le format du blog est aussi mobilisé à de nombreuses reprises comme point de référence pour faire état du projet auprès de lecteurs néophytes, ou pour réfléchir sur les choix effectués pour la constitution de la plateforme numérique de l’EME. Il est parfois utilisé pour discuter le rapport entre auteurs et commentateurs (« Enquête sur

72 Wiki, qui signifie « vite » ou « informer » en hawaïen, est une technologie permettant de créer un site web entièrement éditable par ses lecteurs au moyen d’une interface web.73 Citation originale : « An Inquiry into Modes of Existence (AIME) is a book and part of a web project (AIME project), including three books: a digital book (printable) at the launch; this book (Latour 2013a); and one that will accompany an August 2014 exhibition. The project has three phases: Latour’s conception; a Reaction Environment with trained ‹ co-enquirers › closely moderating, filtering, and shaping inputs from anyone who registers to participate (a Wikipedia sort of model); and a final completed presentation. »
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“Les Modes d’existence” de Bruno Latour : une publication augmentée », 2014), parfois pour évaluer l’originalité du dispositif74, ou pour en envisager l’échelle et la temporalité (Terence Blake, 2016)
Ces différentes comparaisons sont intéressantes dans la mesure où elles traduisent non seulement des manières de faire sens d’un dispositif expérimental à partir de points de référence connus, mais également d’investir ce dernier d’une partie des attentes, des finalités et des modes de fonctionnement des dispositifs déjà pratiqués et connus par les lecteurs. On peut qualifier ces différentes descriptions et contextualisations de l’expérimentation EME comme autant d’attentes incorporées par lesquelles le format – unique – du projet se voit rattaché à des formats existants pour repérer et définir ce qui peut être attendu et ainsi produire des horizons de pratique structurants pour l’appréhension et la participation au projet. Ces derniers permettent à la fois l’entrée de nouveaux membres dans le collectif, et l’import de nouvelles attentes dans ce dernier dont l’influence conduit, comme je l’ai montré précédemment dans ce texte, à modifier le format des contributions, ou à faire un usage plus intensif de l’entrée « blog » de la plateforme.

S’approprier l’infrastructure : l’articulation difficile de pratiques distribuées

Une fois le projet découvert, une partie des visiteurs se procure l’ouvrage imprimé et/ou s’engage dans la consultation de l’imposant répertoire numérique proposé. Au moyen des entretiens, de l’étude par questionnaire, et de l’analyse des traces laissées par les lecteurs sur les éditions numériques, il s’agit maintenant de retracer les alignements et les dissonances entre les usages initialement projetés par l’équipe et les pratiques effectives générées par les composantes (notamment numériques) de l’infrastructure.

74 On retrouve par exemple cet usage de la comparaison dans une critique de l’une des présentations de Bruno Latour : « En outre, l’orateur ajoute qu’il a été mis en place un système ‹ pour éviter le commentaire sans éviter les contributions › : un ‹ rapport assez complexe, exagérément complexe, pour avoir des contributions qui sont donc éditées par le staff du projet EME, donc on envoie, non pas une contribution en disant c’est crétin, stupide etc. mais on envoie une proposition › et, si ‹ le staff › trouve cette proposition utile ‹ elle est intégrée aux contributions, avec l’idée que toutes ces contributions permettront de réécrire le livre original ›. Tout utilisateur d’un blog, scientifique ou pas, sur Hypothèses ou ailleurs, aura reconnu le principe de la modération a priori des commentaires… » (Ruiz, 2015).
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Jouer le jeu de la multimodalité

Les expériences de lecture de l’édition numérique témoignent de stratégies de combinaisons multiples, insistant sur les différentiels et les variations de temporalité impliqués par l’expérience. Ainsi un lecteur explique-t-il qu’il « arrête la lecture du texte principal à chaque fois qu’un nouveau mot est défini ou précisé » alors qu’un autre indique que « pour la version numérique de la plateforme, [il a] juste ‹ butiné › à temps perdu, faute de temps pour parcourir de manière plus approfondie. » Certains lecteurs font par ailleurs état de stratégies de synchronisation, tendant de maintenir une forme de « correspondance » entre les versions numériques et imprimées en mettant en œuvre conjointement des pratiques d’annotation papier et l’utilisation de la fonction « calepin » de l’édition livre :
Oui, je… jʼai surligné le texte, jʼai pris mes propres notes. Parfois, quand je lisais le livre, et quʼil y avait quelque chose que je voulais surligner là, je venais sur la plateforme, et je le surlignais là aussi. Pour essayer de faire un peu de correspondance entre le texte.75
Une partie importante des personnes enquêtées relate un usage des éditions conforme au scénario imaginé, commençant par la lecture du rapport puis se lançant dans une étude approfondie via l’édition numérique « livre » sur la plateforme, faisant notamment une mention très fréquente de l’usage de la fonction recherche. D’autres récits, cela dit, relatent des modes de lecture davantage délinéarisés, qui commencent par la rencontre de l’édition numérique « livre » et la recherche de termes en lien avec leurs thèmes de recherche, puis continuent par l’acquisition de l’édition imprimée et sa lecture partielle. Pour ces derniers, l’utilisation des éléments de vocabulaire correspondant aux différents modes d’existence (par exemple : [POL] ou [REL]) opèrent comme des points d’entrée pour une lecture « en coupe » des différents contenus qui leur sont attachés. Ces derniers modes correspondent souvent à des lecteurs universi-

75 Entretien avec « Joshua », contributeur, publié dans (Nyrup & Thomsen, 2015). Extrait original de l’entretien : « Yeah, I.. I highlighted text, made my own notes. Ehm.. sometimes when I would be reading the book, eh.. that [???].. that there was something I wanted to highlight there, I would come to the platform, and highlight it there as well. To try and making a little bit of correspondence between the text. »
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taires qui « piochent » ainsi les parties des contenus latouriens relatifs à leur domaine d’étude privilégié.
L’édition numérique semble cependant ne pas se suffire à elle-même, pour la plupart des lecteurs, pour conduire à une fréquentation prolongée de l’EME. Les « butineurs » ont rarement parcouru l’ensemble des contenus, et encore moins participé à la dimension collaborative de l’enquête. Ainsi, la plupart de ceux qui avaient déclaré avoir lu le rapport en entier disposaient aussi d’une copie imprimée de l’Enquête et ont signalé avoir lu la documentation du projet en ligne. De manière similaire, les participants aux « ateliers diplomatiques » sont également ceux qui ont écrit et publié le plus de contributions. L’édition numérique « livre » semble donc nécessiter sa mise en relation avec d’autres modes d’interaction avec l’infrastructure pour permettre une participation fructueuse à l’enquête collective.

Pratiques des éditions numériques

Le point d’entrée constitué par les éditions numériques agit comme un goulot d’étranglement qui dessine un collectif en plusieurs cercles définis par des degrés d’implication progressive. Sur les 40 000 visiteurs du site, 3760 font la démarche de s’inscrire sur la plateforme afin d’accéder aux entrées « livre » et « croisement » de cette dernière76. Quelle est alors leur fréquentation des éditions numériques ? Si l’on entre dans une analyse plus détaillée des traces disponibles via les métriques d’utilisation, on s’aperçoit que la fréquence d’utilisation du site est fortement corrélée avec certains des évènements associés au projet, soulignant là encore l’importance d’une articulation avec des assemblées physiques. Plus précisément, on voit une corrélation entre certains évènements et les entrées « vocabulaire », puis aux contributions déjà publiées, correspondant aux termes discutés lors des ateliers. D’un point de vue diachronique, on note par ailleurs au fil des mois une décroissance des navigations sur la colonne « texte » au profit de la colonne « contribution », qui dénote un déplacement progressif des activités de lecture depuis les textes originaux de Bruno Latour vers les produits de l’enquête collective.

76 Pour des raisons juridiques liées aux droits d’auteur de certains des documents disponibles sur la plateforme, une inscription est obligatoire pour accéder aux contenus de l’enquête.
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L’utilisation plus avancée de l’édition numérique « livre » révèle le partage entre de nouveaux groupes de lecteurs, identifiables du point de vue de leur investissement des diverses fonctionnalités de la plateforme. Dans l’ensemble des 3760 lecteurs inscrits sur la plateforme durant la période étudiée, 420 utilisent effectivement la fonctionnalité « marque-page » permettant de sauvegarder des portions des contenus et 69 se lancent dans la rédaction d’au moins une contribution (qui peut être une note privée, ou proposée à la publication). Les deux activités ne s’avèrent pas forcément liées, ce qui implique que les contributeurs ont utilisé d’autres moyens pour s’acclimater à l’enquête et préparer leur travail, déjouant dans une certaine mesure les usages projetés par l’équipe.
L’étude des activités des lecteurs permet par ailleurs d’appréhender – de manière certes partielle, mais éclairante – la manière dont ont été fréquentés et investis les contenus eux-mêmes. La quantité d’annotations effectuées par chapitre révèle une activité de lecture savante sur l’ensemble de l’ouvrage. Il en va de même pour l’étude des annotations associées à des modes d’existence en particulier, qui se voient annotés et fréquentés progressivement, de manière corrélée avec l’ordonnancement de l’ouvrage original – présentant successivement les quatre groupes de modes dans différents chapitres – mais également en fonction des différents ateliers organisés.

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Cela dit, l’organisation graphique particulière de l’édition numérique « livre » semble avoir joué un rôle important dans cette appropriation, dans la mesure où une majorité d’annotations se concentre sur les contenus du début du texte initial – correspondant visuellement au coin supérieur gauche de l’écran à l’arrivée sur l’édition – ainsi que sur les différents éléments de vocabulaire et de documentation liés à ce dernier (fig. 48 p. ).
Les retours écrits, entretiens et rencontres effectuées avec les lecteurs – ainsi que les diverses recensions de l’ouvrage – laissent à voir une diversité de sensibilités à la lecture sur écran des composantes de l’enquête. Certains lecteurs font état d’un « sentiment de flux »77 impliqué par la valse des compositions et des reconfigurations de l’écran, et

77 « Même si lʼinterface ‹ modes et croisements » ›était encore très textuelle et que les nœuds étaient prédéterminés par les créateurs du projet, je me sentais moins liée à être une lectrice et plus encline à être un utilisateur, cliquant joyeusement sans avoir lʼimpression dʼavoir ‹ perdu ma place ›. Je ressentais la ‹ sensation de flux › que Kevin Kee associe au fait
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rapprochent l’expérience de l’interface de lecture de celle d’un jeu vidéo, questionnant les effets rhétoriques impliqués par la configuration interactive du dispositif. La dimension numérique de l’EME est, pour d’autres, interprétée comme une manière de correspondre avec le projet philosophique de l’enquête, autorisant une multiplicité de points de vue et de compte-rendus – mais risquant également de perdre les lecteurs dans une abîme de complexité78. Certains lecteurs partagent ainsi l’expérience d’une « atemporalité labyrinthique »79 pour qualifier leur expérience de lecture sur l’entrée numérique livre, témoignant, pour certain, d’un temps très important passé avec l’enquête en ligne80.
Si une part des récits d’utilisation de l’édition numérique se trouvent alignés avec les intentions de conception de l’équipe, on trouve aussi de nombreuses mentions de situations de dérive et de désorientation lors des situations de lecture81. L’omniprésence du texte et de la typographie

de jouer avec des textes, des artefacts et des images numériques. » (Posthumus, 2016, p. 138). Citation originale : « Even though the ‹ modes and crossings › interface was still very text based and the nodes were predetermined by the project creators, I felt less bound to be a reader and more inclined to be a user, happily clicking away without feeling like I had ‹ lost my place. › I was experiencing the ‹ feeling of flow › that Kevin Kee associates with playing with digital texts, artifacts, and images. »78 « Le format numérique choisi par lʼEME pourrait prendre en compte cette multiplicité et ainsi refléter les sens communs qui font le monde. Mais on pourrait aussi avoir raison de sʼinterroger sur la capacité dʼun système de connaissances aussi complexe (moderne) à construire un monde qui, pour être vraiment commun, doit faire sens. » (G. Blanc, 2016, p. 123). Citation originale : « The digital format aime opted for might be able to take this multiplicity into account and hence reflect the common senses that are making the world. But one might also be right to question the ability of such a complex (modern) knowledge system to build a world that, to be truly common, must truly make (a right) sense. »79Ainsi le témoignage suivant : « En ce qui concerne la vitesse préconisée par lʼEME – ‹ Il faut ralentir pour accélérer › – on constate un décalage entre le matériel et le numérique, où le rapport provisoire, de plus de quatre cents pages, demande un temps et une attention laborieux et est complété par le travail de recherche et dʼarchivage exigé par la plateforme numérique, elle-même à la fois plus rapide et plus lente dans son intemporalité labyrinthique. » (B. Buchanan, 2016, p. 128) Citation originale : « In terms of the speed advocated by aime— ‹ We need to slow down to speed up ›— one noticeably encounters the discrepancy between the material and the digital, where the provisional report, over four hundred pages long, requires laborious time and attention and is further supplemented by the sleuthing and archival work required of the digital platform, which is itself both faster and slower in its maze-like timelessness ».80 Extrait de réponse à l’enquête par questionnaire : « I found that I spent much more time with each segment online than I did with the hard copy book. »81 « Et les récits étaient tous in media res – tellement déjà au milieu des choses que jʼétais perdue. Jʼavais supposé que lʼunivers numérique était organisé pour la navigation – que je pouvais commencer par nʼimporte quel fil qui mʼintéressait, lire par petits morceaux, et nʼavoir aucun besoin dʼapprécier le grand tout. Faux ! Au moins pour cette lectrice, qui se considère maintenant comme une moderne de lʼimprimé, il nʼétait que trop nécessaire de commencer par le livre, de commencer par le début, de lire attentivement dʼun point à
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
est vécue comme pesante pour certains (Lousley, 2016, p. 118), alors que la prolifération des acronymes et des symboles donne à d’autres l’impression d’arriver dans une conversation à laquelle ils n’ont pas été invités (Brown, 2016). Les témoignages laissent en ce sens voir un paradoxe important quand à l’apparence soignée et finalisée des éditions. Pierre-Laurent Boulanger, qui se fait le porte-parole des nombreux « co-enquêteurs » avec qui il a eu la charge d’échanger et de collecter les retours, relate qu’« on a pas lʼimpression de rentrer dans une plateforme dʼenquête collective, mais on a lʼimpression de rentrer dans un livre déjà écrit, qui se présente un petit peu sous une forme très léchée, très belle, comme une bible, et ça a un effet intimidant ». Des comparaisons avec des ouvrages d’autorité – au premier rang desquels les ouvrages sacrés – se retrouvent dans plusieurs des comptes-rendus, et sont vus par Pierre-Laurent Boulanger comme des freins pour l’encouragement à la contribution. Dans ce cadre, l’ensemble des éléments de l’édition numérique – son contenu, ses systèmes typographiques, mais également sa mise en scène graphique et interactive – sont mêlés pour rendre compte de la disposition sensible induite par l’interface numérique :
Les quatre colonnes par exemple, à trois reprises cʼest revenu cette idée que cʼest les quatre colonnes avec cette idée très sacrée, très belle quoi. Et le fait que ce soit très beau avait un effet aussi contre-productif, parce que cʼest pas un « draft »82, si cʼest si beau cʼest que cʼest pas un « draft », or ça se présentait comme un rapport provisoire.
Ce dernier point se retrouve dans les réponses de questionnaire, faisant la mention de situations d’auto-censure (« j’ai apprécié l’exigence des contributions, mais ne me suis pas sentie à la hauteur de cette exigence pour contribuer ») ou encore de « paralysie devant la somme qu’est l’enquête ». Dans ces différents comptes-rendus, il est difficile voire impossible de distinguer ce qui relève des « contenus » de l’enquête en propre –

lʼautre, et de lire beaucoup à chaque séance. » (Lousley, 2016, p. 115) Citation originale : « And the narratives were all in media res— so much already in the middle of things that I was lost. I had assumed that the digital universe was arranged for browsing— that I could start with any thread that interested me, read in small pieces, and have no need to appreciate the greater whole. Wrong! At least for this reader, self- conscious of herself now as a print modern, it was all too necessary to start with the book, to start at the beginning, to read carefully from one point to the next, and to read a lot in each sitting. »82 Traduction : brouillon, esquisse.
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sa difficulté, son échelle – et des dispositions induites par le design de l’interface. Ces différents éléments concourent à dessiner à l’intérieur du collectif des utilisateurs de l’édition numérique un groupe de « lecteurs » appelés à rester passifs du point de vue du projet, et d’autres se lançant dans la contribution. 

Des prérequis (trop) exigeants

Outre les facteurs inhérents à l’infrastructure elle-même, le profil et les compétences des potentiels « co-enquêteurs » jouent également un rôle extrêmement important dans la mise en œuvre du collectif recherché par l’EME. La question de la « littératie numérique », entendue comme la « possession des connaissances et compétences en lecture et écriture permettant à une personne de s’engager efficacement dans une variété de contextes et d’activités » (Gerbault, 2012, §17) relatifs aux interfaces graphiques et conventions incorporées dans les dispositifs numériques, s’est avérée également un facteur de filtrage important. Ainsi, aucun des répondants au questionnaire qui avaient déclaré une faible ou très faible littératie numérique n’a écrit, ne serait-ce qu’une contribution.

fig. 49 (p.)

Cela recoupe mon expérience d’observation du processus de contribution sur le terrain, où l’équipe a consacré un temps important à travailler et accompagner les participants aux ateliers philosophiques dans la rédaction de leurs contributions. Cela est corroboré par une corrélation très fréquente entre la participation aux ateliers et la contribution effective sur la plateforme.

fig. 50 (p.)

Ainsi, on peut supposer qu’une part importante de personnes ayant accédé à l’enquête exclusivement par son versant numérique et n’ayant pas profité d’une aide supplémentaire lors des rencontres physiques, sont restées en dehors de la dynamique de contribution. Les personnes en capacité de devenir co-enquêteurs par le biais seul de la plateforme numérique correspondent à une petite portion d’individus à la fois compétentes en philosophie et sciences humaines et en usage des dispositifs numériques. D’autres facteurs – et notamment la proximité sociale et/ou géographique avec les lieux de rencontre diplomatique – permettent de préciser comment s’est formé le public des contributeurs de l’EME.
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence

Contribuer à l’enquête : la formation négociée d’un collectif de recherche

La participation en ligne à l’EME – et l’éventuelle publication de « contributions » sur les éditions numériques – est un point central pour comprendre la constitution du collectif formé par le projet, parce qu’elle est le seul moyen pour des contributeurs « inattendus » – non fréquentés a priori par l’équipe et son investigateur principal – de rejoindre le travail de réécriture et de redéfinition collective des modes d’existence.
Lʼatypique combinaison de pratiques requise par le scénario de participation en ligne de l’EME demande aux lecteurs de passer par une série d’étapes conçues pour transformer leur travail en une contribution concordante avec le projet diplomatique et empirique de l’enquête. Pour ce faire – suivant la suggestion de réagir à des parties spécifiques du texte plutôt que d’apporter des remarques générales – les internautes sont censés sélectionner, dans un premier temps, un point d’ancrage pouvant être un mot ou un paragraphe, provenant du texte, du vocabulaire ou de la documentation, et ensuite lui attacher une « contribution ». Cette dernière doit être écrite dans l’interface proposée sur le site selon un format bien précis, constitué d’un résumé puis d’une série de « diapositives » imposant d’associer à chaque temps du développement écrit un document empirique – qui peut être un texte, une image, ou un document vidéo.
Le statut des « co-enquêteurs » impliqué par la procédure de contribution de l’interface est hybride : il se situe à l’intersection entre les régimes d’autorité propres à la communication scientifique et les nouveaux modes d’écriture collective impliqués par le web, aux premiers rangs desquels les blogs et plateformes contributives. Il est par ailleurs l’objet de nombreux débats et discussions tout au long du projet. À l’issue de la phase de négociation, à l’automne 2014, il est décidé, afin de les valoriser, que les contributeurs publiés sur la plateforme en ligne soient présentés sur la page principale du site – associés aux contributions qu’ils ont écrites. Ils constituent alors la partie la plus visible du collectif de l’enquête, et correspondent à la communauté des « co-enquêteurs » imaginée par le projet de l’EME. 
Le vacillement des formats
Ce « deuxième cercle » recoupe une partie des « compagnons de route » de Bruno Latour (Latour, 2012a), sans pour autant s’y résumer. En effet, sur les 61 contributeurs ayant vu au moins une de leurs propositions publiée sur le site, 16 avaient déjà publié des textes avec l’investigateur principal de manière antérieure à l’enquête et 18 – dont une part importante recoupe le premier groupe – participé à des communications communes, les deux tiers du collectif étant des personnes associées à la recherche par le biais de l’édition numérique et des journées d’étude. Ces informations permettent d’apprécier la composition d’un réseau articulé par le nœud central de son investigateur principal sans pour autant s’y superposer totalement.
Par ailleurs, la dimension nécessairement interdisciplinaire de la négociation des différents modes conduit une diversité de métiers et de disciplines universitaires à trouver une voix à l’intérieur de la plateforme, sans pour autant pleinement réussir à impliquer des personnes non issues du monde universitaire dans le processus de réécriture de l’enquête. Les contributeurs acceptés, au moins aux deux tiers, sont des membres de la communauté académique (professeurs, doctorants, chargés de recherche, etc.) provenant d’une diversité de disciplines et de pays. Les « non-universitaires » incluent des artistes, architectes, des écrivains, des ingénieurs, et des avocats, qui constituent une diversité de représentants pour les modes abordés dans l’enquête sans pour autant les couvrir totalement, mais constituent une relative minorité dans le groupe des contributeurs ayant proposé des contributions.

Un périmètre de contribution mouvant et varié

On peut maintenant s’intéresser à la composition effective des contributions et leur alignement avec les ambitions initiales de l’enquête. Tout d’abord, la visualisation des contributions publiées par chapitre du rapport préliminaire laisse à voir que l’ensemble du texte semble avoir été l’objet de contributions, avec cependant des disparités dans la couverture des différents modes abordés dans les différentes sections du texte. Ainsi, le chapitre portant sur le mode d’existence de la FICtion, et l’ensemble des derniers chapitres dédiés à la redescription du « continent économique » (modes ATTachement, MORale et ORGanisation) semblent
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avoir été l’objet d’une attention particulière, qui s’explique aussi par la quantité importante de rencontres qui leur a été consacrée – les derniers chapitres de l’Enquête en constituant la partie la plus inédites dans les recherches latouriennes.

fig. 51 (p.)

Ensuite, il semble que la dimension « multimodale » mise au centre du design de l’interface et de la configuration des situations d’écriture de la contribution n’ait effectivement été que partiellement mise en pratique – du point de vue exclusif de la plateforme numérique – puisque quarante-et-une des cent-trente-quatre contributions contiennent des images et/ou des vidéos visant à rendre compte d’expériences empiriques. La complémentarité entre les composantes numériques et « physiques » de l’infrastructure est par ailleurs directement visible dans 11 des contributions qui mentionnent explicitement l’un des « ateliers diplomatiques » de l’enquête, d’autant plus que l’analyse quantitative des contributeurs révèle que la quasi-moitié d’entre eux a participé à moins l’une des rencontres diplomatiques. Ce dernier point suggère en creux l’influence invisible des comptes-rendus et présentations empiriques – dont j’ai été le témoin durant mon terrain – lors des rencontres face-à-face sur un nombre plus important de contributions.
Par ailleurs, le ton et la finalité des contributions publiées s’avèrent en fin de compte plus divers que les descriptions effectuées par l’équipe elle-même ou par ses recensions, bien qu’elles soient pour une majorité concordantes avec les pratiques envisagées. En effet, en accord avec le scénario initialement déclaré dans les présentations du projet, une majorité de contributions (102/134) propose des versions alternatives de certains comptes-rendus des modes d’existence et de leurs croisements, ou propose des documents – photographiques, vidéographiques, textuels – en rendant compte de manière plus fine et détaillée. Un autre ensemble de contributions (13/134) s’attache par ailleurs à travailler directement le texte et en proposer des reformulations, dans l’optique de la « réécriture » collaborative de l’ouvrage imprimé telle qu’elle était envisagée au départ du projet. Un dernier ensemble (18/134), cela dit, relève davantage de remarques méthodologiques générales vis-à-vis de l’enquête qui étaient pourtant à première vue présentées comme non valides vis-à-vis de la fonction de la contribution sur la plateforme. La moitié de ces
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contributions est produite par le Groupe d’Études Constructivistes (composé notamment de Didier Debaise, de Nicolas Prignot, d’Aline Waime et d’Isabelle Stengers – interlocuteurs fortement concernés par les enjeux de philosophie pragmatique et spéculative soulevés par l’EME), ce qui manifeste une forme d’hétérogénéité des statuts et des rôles dans laquelle le périmètre des contributions « autorisées » n’est pas aussi figé que dans ses présentations préalables.
        La question de la redéfinition de nouveaux modes d’existence – sur laquelle le rapport préliminaire se termine sur le registre d’un « défi » aux co-enquêteurs – semble quant à elle peiner à trouver sa place dans l’infrastructure. On trouve une seule proposition de mode dans les contributions de la plateforme (Terence Blake, 2015), accompagnée d’un autre cas développé à côté de l’édition numérique au cours d’un entretien avec Lorenz Engell, Michael Cuntz et Yves Citton, sur la possibilité d’un mode « média » (Latour, Engell, & Citton, 2014). Dans ce même entretien, Bruno Latour revient sur le « cahier des charges » proposé par son enquête et la capacité des nouveaux modes à décrire chacun des autres :
En fait, il y a 75 000 modes d’existence possibles, bien entendu, la liste n’est pas finie. Chacun peut faire ce qu’il veut avec la notion de mode d’existence, je n’ai pas de quality control à exercer sur cette notion… Mais puisque vous me demandez mon avis sur l’intérêt d’un [MED], je dirais que cela pose trois questions : premièrement, est-ce qu’on voit des erreurs de catégories qui sont particulièrement repérables ? Deuxièmement, est-ce que ce mode a été élaboré dans la tradition des Modernes, de façon à ce qu’on puisse réflexivement le ré-instituer, et comprendre pourquoi il a été mal institué ? Et, troisièmement – c’est ce qu’on essaie de faire maintenant avec le travail de « diplomatie » – est-ce qu’il est urgent de souligner ce mode d’existence pour pouvoir se repérer dans la négociation actuelle ? Dans tous les cas, il faut avoir des documents face auxquels on se dise que si on n’a pas ce mode d’existence, on rate quelque chose et que les êtres propres à ce mode sont maltraités.  (Latour et al., 2014)
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L’exigence représentée par l’ensemble de critères présentés ci-avant, et l’absence de l’édition « cube » – abandonnée par manque de temps – initialement envisagée comme composante de l’infrastructure permettant aux lecteurs de composer plus librement avec les éléments du répertoire, se conjuguent pour expliquer les résultats numériques de l’enquête sur ce point.

Tactiques d’appropriation du format d’écriture de l’EME

Dans les récits des pratiques de contribution par les lecteurs, l’interface numérique prend une place centrale et se voit diversement prise en main par les différents internautes. Une partie d’entre eux témoigne d’une attitude expérimentale vis-à-vis du dispositif proposé, tentant d’apprendre à utiliser la fonction de contribution par des pratiques d’essai-erreur qui les conduisent progressivement à stabiliser une manière de travailler et de contribuer à l’enquête :
La première [contribution] était juste une sorte de test, un jeu, pour voir comment cette chose fonctionne. Et puis je lʼai lu, ou jʼen ai lu des parties, et ça a déclenché le travail que je suis en train de faire, et puis jʼai fait dialoguer ces choses. […] Je suppose que jʼavais un certain sens de ce quʼétait le langage, de ce quʼétaient les attentes intellectuelles, je faisais déjà un travail assez empirique, euh… alors je me suis dit que cʼétait la meilleure chose [une contribution empirique] que je pouvais apporter… […] Donc, je sais aussi que je ne savais pas si jʼétais censé pointer vers dʼautres documents, dʼautres réf… Jʼétais censé pointer des références et dire, ‹ regardez ça, ça croise ›, ou si jʼétais censé développer ça un peu plus. Et jʼai fait un peu des deux, et jʼai continué à développer.83

83 Entretien avec « Joshua », contributeur, publié dans (Nyrup & Thomsen, 2015). Extrait original : « Well the first one was just kind of testing, playing around, seeing how does this thing work. Ehm.. and then having.. reading it, or reading parts of it, and having it trigger to the work that Iʼm doing, and then sort of interplaying those things. […] I guess I had a certain sense for what the.. what the.. the language was.. what the, kind of eh.. intellectual expectations were, ehm.. I.. I already was doing fairly empirically based work ehm.. so I.. I suspected that was the best thing that I could contribute.. […] So, I also know my confusion of whether I was supposed to be pointing to other documents, other ref.. I was supposed to be pointing to references and saying, ʼlook at this, it crosses overʼ, or if I was supposed to be developing that a little bit more. And I have done a bit of both, and have moved into the development. »
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D’autres participants se placent davantage dans une situation d’apprentissage supervisé, valorisant la dimension de guidage de l’interface et du protocole de révision, et attendant du processus de « médiation » une sorte de formation philosophique via l’exercice d’écriture et de correspondance proposé84. Cependant, pour d’autres encore, le caractère contraignant et protocolaire de la pratique d’écriture impliquée par la contribution est désigné comme un point bloquant et rédhibitoire en raison de la préparation qu’il implique. En ce sens, une grande quantité de répondants pointent le manque de temps impliqué par le calendrier du projet face à la spécificité de l’activité proposée d’une part, et l’exigence en termes de prérequis multiples et de la diversité des pratiques impliquées par l’infrastructure85, d’autre part.
Le mécanisme de modération et de révision des contributions déclenché par la proposition d’une contribution sur la plateforme, qui déplace la discussion vers une correspondance épistolaire par email, provoque quant à lui un certain nombre de frustrations et de difficultés dans la communication avec les médiateurs. Un certain nombre de « décrochages » dans les échanges mail avec les médiateurs de l’enquête se produit alors, et provoque parfois des difficultés à transformer les correspondances privées issues de la contribution en modifications effectives dans l’interface de la plateforme :
Quand la contribution est validée en l’état, avec peu de corrections cela fonctionne bien selon le dispositif en place. Mais dès que le contribution est plus compliquée, car

84 « Je trouve que cette relation permet de condenser et d’accélérer l’enquête. Cela favorise la vérification des différents points mais aussi de mettre en lumière certaines carences quand elles existent pour certains modes. Plus généralement l’aspect très administratif peut faire peur et être mal interprété. Je trouve pour ma part que le caractère instrumental de l’interface est très intéressant car cela permet de brancher en réseau et à moindre coût, des univers différents. J’ai trouvé aussi que j’ai pu faire parfois des contributions hasardeuses, et cela se vérifie tout de suite en modération. L’interface permet un gain de temps pour passer d’une hypothèse à l’autre. Ce phénomène d’accélération, accentué par les croisements potentiels, a permis de développer des cheminements et des analyses tout à fait nouvelles. Sur le plan intellectuel j’ai trouvé l’expérience intéressante. » Entretien avec « Aurélien », contributeur et artiste, publié dans (Nyrup & Thomsen, 2015).85 En témoigne par exemple cette réponse à l’enquête par questionnaire : « Mon investissement dans la plateforme numérique est laborieux, dʼautant que dʼune façon générale, disons-le, jʼai lʼimpression que lʼéquipe dʼAIME est en attente de récits dʼexpériences, dʼexemples venant compléter, enrichir voire modifier lʼenquête par lʼillustration concrète, alors que du côté des lecteurs (éventuellement contributeurs), nous sommes encore très largement dans la (tentative de) compréhension. Alors nous tournons 7 fois la souris sur notre tapis… et le temps passe. »
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elle implique des modifications importantes suite à un rejet, le fil de la discussion peut vite se couper car l’échange par mail éloigne le commentaire et les arguments de la contribution présents sur la plateforme.86
À cette occasion, les différentes composantes et modalités de communication de l’infrastructure provoquent des correspondances manquées et cessent de « fonctionner » dans le sens de l’enquête collective. Elles témoignent cependant également du caractère ouvert du procédé, qui conduit la discussion à prendre des objets et des modalités non envisagées au moment du design de la plateforme.
Par ailleurs, dans la pratique même de la rédaction, l’interface de l’EME est souvent utilisée en articulation avec d’autres techniques d’écriture. Dans les réponses à l’enquête par questionnaire, un quart des lecteurs ayant écrit une contribution déclare l’avoir préalablement rédigée dans un logiciel de traitement de texte, et un autre quart l’avoir rédigée de manière manuscrite avant de la soumettre sur la plateforme (« Je ne lʼai pas utilisée non pas parce que je la juge inutile, mais dans mon cas, je nʼimagine pas contribuer autrement quʼà partir dʼune lecture papier, dʼune écriture manuscrite, débouchant seulement sur une publication numérique, recopiée en quelque sorte »). Par ailleurs, certains des contributeurs utilisent leur blog personnel pour écrire une première version de leur texte et la discuter dans cet espace avant de la proposer sur l’édition numérique du projet et la « soumettre » au processus de médiation plus institutionnalisé et centralisé87.
Dans les échanges portant sur l’interface de contribution, les points de discussion principaux portent sur la double contrainte d’organiser les contributions en « diapositives » ancrées dans des références documentaires, et dans l’obligation d’attacher chaque contribution à une portion du texte ou du vocabulaire initialement écrit par Bruno Latour et ses assistants de rédaction. Cette dernière contrainte s’avère décourager un nombre important de contributeurs, qui ne trouvent pas l’opportunité d’engager un échange malgré des apports possibles :

86 Entretien avec « Aurélien », contributeur et artiste, publié dans (Nyrup & Thomsen, 2015).87 Voir par exemple le blog de Philip Conway : http://circlingsquares.blogspot.com/
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Vous devez régler votre… le bouton, la souris – cliquer sur un point du texte et ensuite vous réagissez sur celui-ci. Et je nʼai pas trouvé beaucoup de points auxquels je pensais vraiment, cʼest là que je voudrais ajouter quelque chose, mais jʼavais des idées plus générales sur ce que je ressentais.88
On observe alors, en lisant les contributions et les correspondances qui leur sont attachées, se mettre en place différentes tactiques de contournement plus ou moins explicitées vis-à-vis de la contrainte de l’ancrage. Pour certaines des contributions, une négociation par mail aboutit à une relocalisation du lien hypertexte à effectuer. Pour d’autres, elles se retrouvent explicitement questionnées dans le corps des contributions publiées :
Cette contribution sʼefforce dʼintervenir sur un point général propre à la démarche de toute lʼEnquête. Cʼest pourquoi elle sʼancre sur le dernier chapitre et porte son attention sur lʼaboutissement de lʼontologie proposée à savoir le mode de la moralité [MOR], dernier mode du dernier groupe avant le groupe du méta-langage de lʼEnquête.  (Viveiros de Castro, 2013)
Le caractère contraignant de l’interface des éditions numériques, manifestation processuelle du « protocole » d’enquête du projet, n’est cependant pas l’expression d’un impensé de la part de l’équipe de conception. Elle est, durant tout le temps du projet, au cœur des négociations internes à l’équipe quant au périmètre ou au volume de contributions attendues, qui ne fait pas consensus. Ainsi, les entretiens avec l’équipe révèlent des vues différentes sur le sens de la « contribution ». Pierre-Laurent Boulanger attend davantage de contributions, alors que Christophe Leclercq est, eu égard aux contraintes d’édition mentionnées et la sous-estimation du travail de médiation, peu surpris par la quantité atteinte. Les retours de Pierre-Laurent Boulanger, coordinateur des médiateurs et des correspondances avec les co-enquêteurs, font état de la

88 Entretien avec « Christian », contributeur et architecte, publié dans (Nyrup & Thomsen, 2015). Extrait original :« You have to set your.. the button, the mouse – click on one point of the text and then you react on this one. And I didnʼt find that many points I really thought, thatʼs where I would like to add something, but I had more general ideas of what I felt. »
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difficulté des lecteurs à entrer dans le processus de médiation, mais aussi de longues discussions internes qui aboutissent au choix de ne pas trop encourager la contribution, pour des raisons de ressources humaines et techniques. Le rôle de l’interface de l’édition livre est alors crucial, puisqu’il devient le filtre conditionnant la quantité et la « qualité » des contributions reçues :
La prise en main du design de lʼinterface nʼétait pas évidente. Et je me suis rendu compte assez rapidement quʼil y avait un goulot dʼétranglement important sur le simple fait que toute lʼenquête reposait sur un tout petit dispositif technique qui était la capacité des gens à voir sʼafficher ce menu contextuel avec une étoile bleue et une petite bulle, un petit… une infobulle mais ça porte un nom grec qui mʼéchappe… un phylactère. Un petit phylactère qui veut dire ‹ vous pouvez commenter ça ›, et donc ce petit menu contextuel déjà il y avait beaucoup de gens qui arrivaient même pas à le faire sʼafficher, il y avait beaucoup de gens qui une fois quʼil sʼaffichait ne comprenaient pas quʼest-ce quʼon attendait, et ça ça a été très difficile.
Si elle est le lieu central du processus de contribution numérique de l’enquête et son artefact le plus visible, l’interface de contribution de l’édition « livre » n’est cela dit pas le seul lieu de développement numérique de l’enquête. Une quantité importante de contributions refusées ou laissées en suspens sur la plateforme de l’EME trouvent en effet d’autres vies à l’intérieur d’espaces de publication non prévus à l’avance.

Refusants et refusés : stratégies d’externalisation et de réappropriation

Dans l’écart entre la communauté des lecteurs et le collectif des « co-enquêteurs » publiés sur la plateforme et souvent également invités dans les « rencontres face-à-face », se trouvent un troisième cercle constitué par des personnes aptes à la contribution – sur le plan de leurs compétences techniques et intellectuelles – mais n’ayant finalement, de leur
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propre gré ou à cause du processus de modération a priori, pas intégré le collectif de l’enquête. Il est difficile, par définition, d’obtenir une connaissance exhaustive de ces personnes ayant pris connaissance du projet et ayant pourtant évité voire refusé d’y participer. Cependant, dans les entretiens conduits ainsi que mon expérience de terrain, j’ai identifié trois types de « refus » vis-à-vis de l’utilisation de la fonction de contribution. 
Une première catégorie de « refusants », regroupant notamment des universitaires attachés à l’étude sociale des techniques, aux cultures du web et ou encore aux humanités numériques, invoquent le manque d’ouverture technique de la plateforme – par exemple, l’incapacité de citer une contribution effectuée, ou l’absence d’intégration et de respect des standards de publication de données. La non-participation relève alors à la fois d’un refus de principe visant à encourager des initiatives moins centralisées, et de problèmes relatifs à la reconnaissance du travail intellectuel fourni sur la plateforme.
Au manque d’ouverture technique et éditoriale s’ajoutent des réticences vis-à-vis du contrôle du processus de contribution et de médiation, perçu comme un mécanisme « d’autodéfense » n’autorisant pas la critique des présupposés de l’enquête – certains lecteurs allant jusqu’à parler de « censure » au cours des entretiens. Là où la contribution publique à des démarches de « science contributive » en ligne telles que la transcription de documents historiques ou la recension d’animaux ne semble pas susciter de protestations sur le caractère « fermé » de leur protocole, la conjonction entre la méthode philosophico-anthropologie de l’enquête et l’appel à une « contribution » à la finalité très cadrée n’est pas acceptée par une part importante des personnes rencontrées au cours de mon terrain. Cette répulsion est accentuée par les propos de Bruno Latour au cours des présentations publiques du projet, qui présente la « fermeture » du protocole de l’EME comme la garantie de sa qualité, et stigmatise la pratique du commentaire sur les espaces du web comme intrinsèquement non-constructive. Ce faisant, il s’attire ainsi notamment les foudres et le rejet d’une grande partie de la communauté des « chercheurs-blogueurs » qui, pour une part, boycottent la plateforme (Ruiz, 2015). D’autre part, l’investigateur principal associe à plusieurs reprises la « clôture » de la plateforme (closeness) avec la nécessité de créer
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
un espace attentionnel protégé, approprié pour des pratiques de lecture soutenue (close reading). Il met ici en œuvre une association qui est critiquée notamment dans le champ des humanités numériques en termes de discours et d’ethos de recherche. La perception de la plateforme et du projet se voit alors recadrée dans un débat – quelque peu abstrait de chacune des parts – reposant sur la déclaration de valeurs divergentes entre des tenants de « l’openness » et un projet EME supposément marqué par un projet de « clôture ».
Enfin, un dernier groupe de refusants mobilise des raisons éthiques liées cette fois à ce qui est perçu comme une asymétrie dans le crédit symbolique et intellectuel des écrits publiés sur la plateforme. Durant les échanges autour du projet – notamment suscités par la présentation de mes reconstitutions – le projet se voit à plusieurs reprises critiqué comme relevant d’une forme de crowdsourcing non rétribué, soit une délégation injuste du travail de recherche. Ainsi, par exemple, durant un évènement français dʼhumanités numériques (THATCamp Saint-Malo 2013 : Non actes de la non conférence, 2014) la nature collective du projet EME est remise en question du fait de la non-réciprocité de crédit entre lʼauteur principal et les contributeurs : les co-enquêteurs soulignent qu’ils dédient un temps colossal à lʼenquête sans être suffisamment reconnus comme dʼauthentiques auteurs. Durant cette rencontre, le principe même de la contribution est discuté selon des modalités de reconnaissance du travail intellectuel, qui se retrouve cité comme raison chez les « refusants » intéressés par le projet mais n’ayant pas participé aux activités proposées. Si d’autres pratiques éditoriales – participation à des comités éditoriaux et scientifiques, revue d’articles – est par ailleurs acceptée par ces lecteurs non-contributeurs comme une forme de travail légitime, elle ne l’est pas dans le cas de l’EME, à la fois à cause du cadre institutionnel centré autour d’un seul auteur bien identifié, et de la particularité des dispositifs et des termes utilisés pour décrire les attendus de cette forme de contribution. 
Par ailleurs, le processus de « médiation » des contributions proposées sur la plateforme numérique de l’EME, et ses insistances répétées et matérialisées dans l’interface sur la spécificité des productions attendues via son format d’écriture, implique qu’une part des lecteurs entrés en contact
Le vacillement des formats
avec l’EME sont restés malgré eux à l’extérieur du collectif des « co-enquêteurs ». Outre les « refusants », le projet et sa dynamique de modération produit également des « refusés », dont certains ont vu l’ensemble de leurs propositions laissées en suspens par le processus de modération : 31 sur les 92 contributeurs ayant proposé au moins une contribution à la publication sont ainsi dans cette situation. 

fig. 52 (p.)

Les refus et impasses dans le protocole de médiation épistolaire provoquent alors des réactions fortes chez certains des co-enquêteurs les plus investis et les plus actifs dans les espaces publics numériques. Les correspondances manquées avec les médiateurs et les contraintes impliquées par l’infrastructure de l’enquête sont alors mises en balance avec l’investissement fourni pour faire connaître et expliquer la démarche de l’enquête, perçu comme un décalage entre ce qui est perçu comme des pratiques de participation et leur reconnaissance sociale et symbolique :
Jʼai écrit et publié sur mon blog, sur Scribd, et sur academia.edu, plus dʼune centaine de pages résumant mes réactions au projet AIME. Jʼai analysé le statut philosophique du livre, examiné ses sources philosophiques et discuté des projets comparables menés par dʼautres philosophes contemporains (notamment Hubert Dreyfus et Bernard Stiegler), et je me suis concentré sur lʼexamen critique des récits des modes scientifique, métamorphique et religieux. Je nʼai reçu aucune réponse.89 (Terence Blake, 2014)
Ces co-enquêteurs deviennent alors à leur tour – pour un temps ou de manière durable – des « refusants » vis-à-vis de la participation à la plateforme, mais mettent néanmoins en œuvre une série de stratégies de contournement pour continuer à écrire à propos de l’enquête. Une partie d’entre elles s’inscrivent dans la section « commentaires » du blog de l’EME, non soumise à la modération90, ou encore sur le réseau social Twitter. Une autre s’exprime via la re-publication de tout ou partie de leurs propositions dans des espaces autres, sur les blogs personnels des

89 Citation originale : « I have written and published on my blog, on Scribd, and on academia.edu, over a hundred pages summarising my reactions to the AIME project. I have analysed the philosophical status of the book, examined its philosophical sources, and discussed comparable projects carried out by other contemporary philosophers (notably Hubert Dreyfus and Bernard Stiegler), and I have concentrated on examining critically the accounts of the scientific, the metamorphic and the religious modes. I have received nothing at all in reply. »90 Voir pour exemple de telles discussions : http://modesofexistence.org/some-thoughts/ ou encore http://modesofexistence.org/refocusing-the-aime-inquiry-recentrer-lenquete-eme/.
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chercheurs et via la publication de documents sur le réseau social scientifique academia. Certaines de ces productions relèvent de critiques générales du projet, alors que d’autres sont d’authentiques contributions « apocryphes », qui sont à leur tour commentées et parfois relayées sur le blog du projet91. Un contributeur explique à ce titre la manière dont le caractère contraignant de la plateforme s’est vu compensé par une multiplication des médias et des lieux de déroulement de la discussion collective :
Ehm… parce que jʼai considéré la contribution sur la religion que vous pouvez… Jʼai considéré que cʼétait une bonne contribution. Jʼy ai travaillé, je lʼai écrite, je lʼai réécrite plusieurs fois… et jʼai pensé quʼil nʼétait pas acceptable quʼil [Bruno Latour] ne la publie pas. Jʼavais beaucoup plus à dire mais lʼéchange et la discussion qui est exclue par la structure de la plate-forme, est possible pour moi, parce que jʼai un blog. […] Et je ne vais pas faire … venir et supplier pour faire accepter une contribution dans la ligne du parti. Cʼétait une… pour moi une invitation à parler encore plus librement eh… sur mon blog, sur Facebook… et sur Tumblr, Youtube et Facebook et Twitter. Jʼai donc décidé que je parlerais en mon nom propre.92
Les différents jeux d’externalisation et de reformulation des « refusés » vis-à-vis de la plateforme témoignent de la plasticité de l’enquête collective et de l’expansion de son infrastructure, en cours de projet, au-delà des seules éditions conçues et fabriquées par l’équipe. La multiplicité des modes d’écriture traduit diverses stratégies de négociation avec la plateforme – mais également avec l’équipe du projet – pour tenter d’infléchir

91http://modesofexistence.org/reading-groups-blogs-blogs-de-groupe-de-lecture/.92 Entretien avec « William », contributeur et philosophe, publié dans (Nyrup & Thomsen, 2015). Extrait original de l’entretien : « Ehm.. because I considered the.. well the contribution on religion you can.. I considered to be eh.. a good contribution. I worked on it.. I wrote it.. rewrote it a couple of times.. and eh.. I thought that there was not ehm.. in-acceptable that he not published it. I had a lot more to say.. ehm.. but eh.. the.. the exchange and the discussion ehm.. that is excluded by the structure of the platform, is possible for me, because I have a blog. Lots of people donʼt have blogs and that would reduce them to (loss of connection) … didnʼt want my contributions, thatʼs okay. And Iʼm not going to do.. come and beg to get a party line contribution accepted. That was a.. for me an invitation to speak even more freely eh.. on my blog, on Facebook.. and on Tumblr, Youtube and Facebook and Twitter. So I decided I.. I would eh.. speakin my own name. »
Le vacillement des formats
sur la direction et les règles de conduite de l’enquête collective, démonstrative de la diversité des intérêts et des finalités établies collectivement par les publics amenés à pratiquer les éditions numériques.

Entre négociation d’un cadre commun et horizons
de pratique divergents : comment un format
de publication fabrique-t-il un public ?

Le format de publication de l’EME est multiple et hétérogène dans la mesure où il est distribué dans la diversité de ses éditions et des différentes pratiques et protocoles que ces dernières instaurent sur un mode processuel, mais également par le fait des différentes connotations et genres de pratiques auxquelles elles ont été rattachées lors de la découverte et de la participation au projet. Dans un entrelacement complexe et rétroactif entre discours – de la part de l’équipe elle-même, des recenseurs et des participants – et pratiques de fréquentation des éditions, le projet EME s’est vu investi d’une multiplicité d’horizons de pratique divergents ayant concouru à son appropriation mais également à sa négociation et sa contestation en cours de route. Les publics de l’EME se sont ainsi construits par l’adhésion et la contribution à un projet commun, mais également par le biais d’un ensemble de décalages et de distanciations provoqués par l’idiosyncrasie du dispositif matériel et discursif proposé à la participation.
Le format de publication de l’EME est également multiple parce qu’il évolue au gré de son déroulement, sous la double influence des lourds processus de fabrication matérielle et numérique qui en jalonnent le déroulement, et des tactiques d’appropriation par les participants, par lesquelles détournements et traductions font entrer de nouvelles composantes et horizons de pratique dans l’infrastructure de l’enquête, et font évoluer son format socio-technique d’écriture. L’utilisation des blogs, par exemple, introduit ses propres modalités de régulation et de cadrage de la production textuelle comme l’un des horizons de pratique participant de l’EME. Certaines manières de pratiquer les éditions sont alors renforcées et mises en visibilité plus que d’autres, alors que d’autres éditions encore
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
se voient discutées et remises en question par les dynamiques de comparaison avec des formats existants. Cela traduit la capacité de ce format expérimental à produire un effet de réflexivité fort chez les participants, qui les conduit à discuter la pratique de l’EME, mais également à mettre en examen leur pratique plus étendue des rituels et des institutions de la publication universitaire.
Pour décrire l’effet produit par la remise en contexte permanente de l’EME dans des pratiques et des horizons plus étendus, je propose d’utiliser le vocabulaire associé à l’étude des cadres expérientiels telle qu’elle est construite par le sociologue Erving Goffman (Goffman, 1991). Pour Goffman, les cadres désignent les « principes d’organisation qui structurent les événements » (Goffman, 1991, p. 19) et participent ainsi de la définition d’une situation sociale par les individus. Un cadre participe de la perception d’un cours d’action autant que de sa « pratique », dans la mesure où il correspond à un ancrage de l’activité qui définit la manière dont un individu se comporte en fonction des règles et des finalités qu’il attache à la situation qu’il est en train de vivre. L’activité est alors construite par des mécanismes de reconnaissance qui conduisent à identifier un cadre donné et agir en fonction de ce dernier. Cependant, ces mécanismes peuvent être complexifiés par un processus dit de modélisation, qui consiste pour les participants à reconnaître de nouvelles règles d’interprétation par lesquelles une activité déjà pourvue de sens en prend un autre en prenant la première comme modèle93 – Goffman utilise ce concept pour décrire des activités telles que des compétitions sportives, des cérémonies, ou des performances théâtrales. Dans le même sens, l’auteur introduit également le concept de fabrication pour définir des activités délibérées de production de cadres qui viennent désorienter et requalifier l’expérience des individus par l’ajout d’autant de modèles à la compréhension de la situation.
Selon cette perspective interprétative, la conception du format de l’EME agit comme la fabrication de cadres visant à conduire les participants dans le protocole de l’enquête collective. Cependant, on l’a vu, l’appréhension de ces cadres entre en dialogue avec les modèles déjà connus des participants, dans le cadre de leurs activités de communication scien-

93 « Par mode j’entends un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente ».  (Goffman, 1991, p. 52).
Le vacillement des formats
tifique, qui apportent ainsi des strates d’interprétation nouvelles à la situation et en modifient le déroulement. La réaction et la participation – ou non – des lecteurs au protocole de l’enquête participent alors d’un ancrage de l’activité dans un enchevêtrement de cadres discordants qui concourent à en faire un lieu de débat réflexif autant que de conduite de la participation en elle-même. Ainsi, le collectif de l’EME se constitue par une série de mécanismes de reconnaissance déjouée inhérente à son caractère expérimental à plusieurs niveaux, qui invitent constamment de nouveaux membres dans un collectif, sans qu’il existe pour ces derniers une préoccupation uniforme, un problème unique à résoudre, un cadre commun consensuel pour l’interprétation de la situation d’enquête collective.
La diversité des attitudes et des individus amenés à interagir avec le projet n’est cependant pas due qu’à des mécanismes d’interprétation « passive » et de réaction à la proposition qui leur est faite, mais découle aussi de l’hétérogénéité des attentes et des préoccupations des participants de l’enquête : suivant qu’elle soit abordée par des passionnés d’ontologie pluraliste, d’humanités numériques, de collaboration en ligne, d’anthropologie ou de design participatif – sans parler de la diversité des attachements de ces derniers aux différents modes d’existence mis au cœur du projet – l’EME se présente selon des traits et des « cahiers des charges » différents. 
Pour éclairer les conditions de constitution collective impliquées par cette diversité, je propose de réemprunter le concept de philosophie politique de public élaboré par John Dewey dans son ouvrage Le public et ses problèmes (Dewey, 1927/2010). Les publics de Dewey ne sont pas des masses ou des objets contextuels existant a priori : ils ne sont ni des abstractions, ni la définition de groupes ou de milieux sociaux particuliers – comme le serait la « sphère publique » décrite par Habermas par exemple (Habermas, 1988). Ce sont plutôt des « faits », dans le sens où un public se fait par les activités qui le constituent, ancrées dans des situations, des matérialités et des activités individuelles et collectives. Plus précisément, ces activités sont définies par un certain régime dʼanticipation des conséquences à venir dʼun problème donné – ou, dans le vocabu-
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laire deweyien, d’une activité d’enquête. Les publics de Dewey sont donc avant tout situés : ils dépendent des contextes et conditions dʼexpérience dʼun problème, d’un souci, ou d’une préoccupation. Ceci implique quʼil peut exister de nombreux publics pour un même problème – chaque public étant défini par son type dʼanticipation spécifique – mais également que des publics peuvent être assemblés par « intersection » de problèmes aux conséquences partagées. Ainsi le problème du public deweyien n’est pas qu’il manquerait d’une définition : c’est plutôt un problème d’action, construit par des pratiques.
Le problème de l’EME, tel que défini par Bruno Latour, est posé par la question du pluralisme ontologique et le projet diplomatique sous-jacent à l’ensemble de son enquête personnelle. C’est cette motivation et ce projet qui conduisent à la fabrication et à la mise en pratique de l’infrastructure du projet et de son format socio-technique d’écriture. Cela dit, dans le même temps, ainsi que le propose Carl DiSalvo, en reprenant notamment la question posée par Bruno Latour et Peter Weibel sur « comment rendre les choses publiques » (Weibel & Latour, 2005), on peut retourner la question en se demandant en retour comment les choses fabriquent-elles des publics (« how are publics made with things ? ») à leur tour94. L’imposante collection d’éditions et de « choses » qui constituent l’EME peut alors être vue comme l’intersection d’un ensemble de préoccupations, d’intérêts divergents, de « problèmes » qui participent de la constitution du collectif si particulier qui a été amené à s’y intéresser, à le fréquenter, et parfois à y participer. Le collectif de l’EME s’est ainsi formé en tant que public pluriel, un public qui ne s’est jamais totalement aligné avec la proposition et les recommandations de son investigateur principal, ainsi d’ailleurs qu’il le concevait en partie lui-même, dans la présentation de son projet :
Je considère donc que … mon intérêt est différent de celui des contributeurs bien sûr, mais mon intérêt est que les contributeurs mʼaident à remplir mon questionnaire

94 « Invoquant Dewey, Latour et Weibel ont posé la question : ‹ Comment les choses sont-elles rendues publiques ? › La question complémentaire, ‹ Comment les publics sont-ils faits avec des choses ? › reste sans réponse – mais cʼest précisément cette question quʼil faut aussi se poser alors que les produits et les processus de design sont de plus en plus politisés et utilisés à des fins politiques. » (Dantec & DiSalvo, 2013). Citation originale : « Invoking Dewey, Latour, and Weibel asked the question: ‹ How are things made public? › The complimentary question, ‹ How are publics made with things ? › remains unaddressed – but it is exactly this question that also should be asked as the products and processes of design are increasing politicized and used for political ends. »
Le vacillement des formats
[rires]. Mais vous ne pouvez pas demander aux gens de contribuer. Leur intérêt est donc dʼutiliser lʼargument pour enquêter sur dʼautres types dʼaffaires qui les intéressent très directement.95
Les mécanismes de reconnaissance déjouée décrits ici impliquent également une forme de réflexivité, invitant à interroger les conventions qui seraient invisibilisées par l’habitude. On peut ainsi décrire l’EME à la fois comme l’instrument d’une enquête à la finalité bien définie, et comme une expérimentation ouverte permettant d’interroger les tensions à lʼœuvre dans la déstabilisation des formats contemporains de publication universitaire.

Conclusion

À travers le cas de l’Enquête sur les Modes d’Existence, ce chapitre a été l’occasion d’étudier les effets de démarches de publication expérimentales sur les dynamiques de formation sociale des collectifs de recherche en SHS. La publication a alors été envisagée dans sa capacité à former des publics, c’est-à-dire à assembler un collectif de lecteurs et d’écrivains autour de préoccupations partagées. En ce sens, le public de l’Enquête sur les Modes d’Existence est un public problématique. Il est problématique parce qu’il est construit par un ensemble de problèmes, de préoccupations et d’intérêts hétérogènes qui se forment et s’entrechoquent au contact de son format de publication et impliquent le coûteux aménagement de son infrastructure en cours de route. Il l’est également par sa géographie disputée et hybride, à la frontière entre mondes universitaires et espaces médiatiques, hésitant entre le territoire-continent d’un chercheur emblématique et l’archipel de contributeurs qu’impliquent son projet de formation collective. C’est cette qualité problématique qui conduit le collectif formé par l’EME dans une trajectoire ouverte et vacillante, dans laquelle la « mise en œuvre » du projet établi par un chercheur principal ne se résume pas à l’exécution d’un programme prédéfini dans les termes de son financement et de sa conception initiale. 

95 Citation originale : « So I consider that … my interest is different from contributors of course but my interest is that contributers help me filling in my questionnaire [rires]. But you cannot ask people to contribute. So their interest is to use the argument to beam on some other sorts of affairs which very very directly interest them. »
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
Tous les paradoxes de l’EME ne pouvaient pas être repérés avant que le projet ne se soit déroulé. Ce faisceau de paradoxes, travaillé et exacerbé par l’énergie très importante investie par toute l’équipe du projet, devait nécessairement provoquer une foule de réactions et de retours contradictoires. Ces réactions, grâce à la surface médiatique couverte par les différentes éditions du projet et la notoriété de son investigateur principal, touchent comme on l’a vu des milieux variés : amateurs et professionnels de la philosophie, des Science and Technology Studies, de l’art et du design numérique, etc. Tous sont venus à l’EME avec des horizons diversifiés et des intérêts divergents, produisant des cadres interprétatifs multiples et les mêlant à travers l’existence publique du projet. Ils ont progressivement découvert son infrastructure, rencontrant ses formats selon une diversité de pratiques et de cultures. Ils ont alors formé un public polymorphique en réagissant à la proposition qui leur était faite selon une diversité de perspectives et d’horizons de pratique qui sont devenus en partie ceux du projet. Ce public est apparu à l’équipe de l’EME de manière parcellaire et plurielle au moyen de rencontres fugaces et de données imparfaites qui permettaient seulement d’en dessiner la silhouette. Dans ce contexte, mon rôle a alors consisté à faire office de « dessinateur », non sans une influence – modeste – rétroactive sur la conduite du projet, et conscient de la dimension récursive et de mise en abîme – jusqu’au vertige – de ma démarche.
Comment un format de publication fabrique-t-il public ? Dans un contexte universitaire où, comme lʼa formulé Andrew Murphie, « les contaminations écologiques entre toutes les formes dʼédition sont nombreuses, de sorte que la publication est maintenant une sorte de ‹ chaosmos › » (Murphie, 2008), lʼexpérience de l’EME nous apprend que les stratégies dʼédition distribuées et ouvertes impliquées par une pratique de la publication comme infrastructuration, favorisent une tension complexe entre lʼagrégation d’un collectif hétérogène et la participation qu’implique la communauté de pratiques qui en résulte. La diversité des éditions mobilisées par les stratégies multimodales de l’EME favorisent alors un jeu de répétition et de différence dans lequel le format dʼun projet – compris comme l’ensemble spécifique de cadres proposés par ses divers équipements – se voit mis en tension avec la reconnaissance et la perfor-
Le vacillement des formats
mance des formats amenés par les nouveaux participants au sein du collectif de recherche ; à travers ces derniers, les participants déploient des horizons de pratique divergents qui s’assemblent pour construire une situation faite de malentendus, de décalages, de déviations, mais également pour inventer des perspectives d’interprétation multiples motivant parfois la transformation de lʼinfrastructure. Pour l’EME, les déplacements impliqués par ces perspectives divergentes ont non seulement conduit à faire participer à la négociation un important éventail de « chercheurs » et de « praticiens » différents, mais aussi à donner lieu à des expérimentations inattendues dans les différentes dimensions du projet – et ainsi ouvrir de nouvelles avenues de recherche sur les plans philosophiques et anthropologiques, mais également technologiques, méthodologiques, et enfin bien sûr sur les questions de design.
Le public de l’EME est également problématique dans la mesure où il est arrivé très tôt dans l’environnement du projet, avant que la conception et la fabrication de son infrastructure ne soient stabilisées, occasionnant un vacillement de l’image du projet pour ses participants et un vacillement dans l’appropriation d’une « infrastructure » encore en cours de construction. Cependant, cette précocité a été aussi la raison pour laquelle les pratiques de fabrication ont joué un rôle si important dans l’assemblage de son collectif. Ainsi, au-delà de l’établissement de l’infrastructure pour les pratiques des participants, les problématiques de conception ingénierique et de design d’interfaces impliquées par le projet ont alors, par leurs hésitations, leurs tâtonnements et leurs inventions aux yeux de tous, participé directement à la structuration des discussions, des débats et des rencontres à lʼœuvre sur le plan de l’évolution conceptuelle de l’enquête au cours de son déroulement. À ce titre, on peut effectivement parler d’infrastructuration dans la mesure où une telle situation d’équipement en train de se faire en même temps que la recherche, a impliqué chez beaucoup des participants une réflexivité accrue vis-à-vis des implications de l’environnement matériel dans lequel se tenait l’enquête. Le design de l’Enquête sur les Modes d’Existence me semble ainsi s’être aussi manifesté sur le registre d’un art de l’enquête qui a laissé « la connaissance croître à la faveur d’une observation et d’un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l’entourent » (Ingold, 2013/2017, p. 31). Dans ce dernier, l’expérimentation matérielle a partici-
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pé d’une trajectoire d’invention et de découverte plutôt que du seul « test » d’une hypothèse dont les pratiques de fabrication auraient été la simple et transparente instrumentation. L’EME peut en ce sens être décrite comme l’une des itérations de ce que pourrait être une poétique de la métamorphose documentaire dans la publication de recherche, faisant des multiples reformulations d’une trajectoire de recherche – impliquées par les pratiques de l’équipe du projet, et par les multiples réappropriations des participants – le lieu de multiples occasions de production de sens.
Je terminerai ce chapitre sur une note diagnostique en revenant sur la question de « l’évaluation » du projet, dans la perspective d’éventuelles dérivations de cette recherche en direction de nouveaux projets. Ma démarche et ses différentes communications publiques ont en effet souvent été marquées par cette question et mon travail, réinterprété à plusieurs reprises comme celui d’une expérimentation sur les méthodes d’évaluation et d’état des lieux de projets en humanités numériques mêlant sciences humaines et expérimentations matérielles : « L’EME a-t-elle réussie ? Est-ce un succès ? » Tout d’abord, en guise de précaution, il faut d’abord rappeler la position d’observation participante qui a été la mienne et la relation très proche que j’entretiens avec l’environnement du médialab de Sciences Po, faisant à la fois office de lieu d’observation et de collaboration quotidienne pour mes activités pendant et après le temps de mon terrain96, et interdisant pour moi de prendre la posture d’un quelconque « expert critique » ou « observateur objectif ». Cette posture serait difficilement tenable du fait de ma position si particulière, mais également parce que la question du « succès » de l’EME invite nécessairement à redéfinir au préalable ce que l’on attend d’une recherche en SHS et de sa publication.
Alors, s’agit-il de mesurer le rayonnement « sociétal » du projet à la lueur du nombre de personnes « impliquées » sur la plateforme numérique ? Supposant dans ce cas que la finalité de la mobilisation de dispositifs de communication et de participation expérimentaux résiderait dans

96 À ce titre, durant le temps de l’EME, les présentations de mon travail d’enquête n’ont pas manqué d’éveiller plusieurs fois le soupçon que ma présence participerait de l’un des « mécanismes d’auto-défense » de l’enquête maintes fois supposés ou pointés dans les revues et les entretiens entourant le projet. L’intensité – voire parfois la violence – des réactions – de fascination aveugle ou de rejet viscéral – provoquées par la « préposition Bruno Latour » lors de la présentation de mon travail dans les collectifs de recherche n’étaient pas des dimensions que j’avais anticipées en amont de mon terrain.
Le vacillement des formats
sa contribution à une forme de discussion ou de « débat public » – voire d’une démarche de « vulgarisation » auprès de lecteurs « non-spécialistes » – mon enquête sur les traces numériques du projet a fourni quelques indications sur ce point dans le sens d’une participation et d’une implication relativement limitées – par rapport à la quantité de visiteurs et de lecteurs – si l’on se limite à une étude de la plateforme. Cela dit, il ne me semble pas que cet indicateur fasse beaucoup de sens en regard de la si particulière appréhension de la notion de participation impliquée par le projet, et le rôle joué par sa plateforme numérique dans ce cadre. Par ailleurs, une telle perspective nécessiterait probablement de prendre davantage en compte le foisonnement de projets et d’activités parallèles à l’EME mis en œuvre par son investigateur principal, et il manque à la présente enquête un recul historique plus important pour être en mesure de comprendre l’influence de l’EME sur le temps long et « au-delà » du seul cadre universitaire.
S’agit-il alors d’apprécier les « retombées industrielles » impliquées par les expérimentations technologiques et matérielles que le projet EME a occasionné ? Sur ce point, qui entendrait la recherche en termes d’investissements et de retours économiques – fussent-ils par le truchement d’un partage de code en accès libre et « open source » – l’objet du prochain chapitre contribue – de manière incidente – à répondre à cette question de manière positive, puisqu’il présente les nombreuses pratiques et productions que j’ai conduites dans le cadre de cette recherche en m’appuyant sur les premières expériences du projet. Cela dit, il me semble cependant là encore qu’une telle approche ferait, si elle était la seule conclusion apportée à ce projet, bien peu justice à la dimension expérimentale de l’EME et l’intrication méthodologique, théorique et matérielle que j’espère avoir précisément décrite au cours de ce chapitre.
S’agit-il dans ce cas de porter notre attention sur la place de ce projet dans le système de la communication scientifique, notamment à travers les métriques d’« impact » de l’EME dans l’économie de la citation scientifique ? Selon cette dernière perspective, au 10 février 2020, on peut énoncer que Google Scholar enregistre 736 citations pour la version française et 1852 pour la version anglaise de l’édition imprimée de l’Enquête sur les Modes d’Existence. Cela dit, là encore, ces seuls indicateurs quantitatifs nous informent-ils vraiment sur la contribution effective de l’EME d’un
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
point de vue exclusivement universitaire ? Ces citations portent-elles sur le contenu du « rapport préliminaire », sur celui de la « plateforme numérique », sur le « Specbook », ou encore sur l’ensemble du « projet » ? Comme l’étude conduite sur les recensions de l’ouvrage a montré des disparités importantes dans les compte-rendus de l’infrastructure complexe de l’EME, de son format polymorphique et de sa dimension ouverte et processuelle, la réduisant souvent à sa seule édition imprimée, on peut supposer que beaucoup de ces citations feront davantage référence à un ensemble d’« idées » et d’hypothèses – le projet philosophique d’un pluralisme ontologique, le renouveau de la théorie de l’acteur-réseau, ou encore la description d’un mode particulier parmi les autres, etc. – qu’à l’enquête dans son ensemble et sa trajectoire de transformation et de reprises diplomatiques successives. On peut même soupçonner qu’une part de ces citations ne sera en fin de compte que la manifestation d’une association symbolique avec la « pensée » d’un « auteur » emblématique et renommé, faisant planer sur l’EME le destin « signalétique » (Berthelot, 2003a) de tous les textes savants, appelés à être progressivement réduits à un pur signe par les jeux de la citation. Ainsi, aucune des approches précitées ne me semble permettre de faire un bilan satisfaisant du projet.
En fin de compte, c’est peut-être dans sa capacité à désorienter, à faire ralentir, ou encore à faire vaciller des manières de faire et de dire, établies dans la philosophie, l’anthropologie, les méthodes de participation et bien sûr le design, que pourrait s’évaluer le mieux un tel projet. Il ne s’agirait pas alors de raisonner en termes « d’innovation » ou « d’impact » mais plutôt de se rendre attentifs à la capacité d’une expérience à bousculer, à questionner, et donc à rendre visibles les conventions à lʼœuvre dans l’une ou l’autre de ses dimensions. Il faudrait alors prendre de front le caractère pervasif des nombreuses expérimentations dont cette entreprise a été le lieu, à la fois sur les plans de la philosophie, de la méthodologie anthropologique, de l’ingénierie informatique, du design des situations de lecture et d’écriture, de l’organisation d’évènements scientifiques, etc. Édifice tremblant à tous les étages, par ailleurs étayé par le bagage luxuriant et hétéroclite de son investigateur principal, l’instabilité généralisée de l’EME mettrait cependant alors l’évaluateur à rude épreuve, provoquant le sentiment intimidant de vertige et de désorientation que j’ai rencontré au cours de mon terrain.
Le vacillement des formats
Évaluer l’EME dans les termes des déstabilisations qu’elle a provoquées implique également une difficulté vis-à-vis de la comparaison possible avec d’autres projets. En effet, à quel point de référence se rattacher alors pour approcher une telle entreprise ? Entre « jeu de rôles » visant à faire la performance d’un argument par un complexe assemblage d’artefacts et de participants, et expérience contributive de reconfiguration des conditions de constitution des collectifs de recherche, l’EME se présente comme un hapax dans le corpus des pratiques des SHS, dont les métaphores opérationnalisées entraînent les participants dans des situations bien peu propices à la comparaison dans les termes de catégories partagées avec d’autres démarches universitaires : on s’y retrouve à « tester » des hypothèses de métaphysique au moyen de protocoles « expérimentaux » en s’appuyant sur la fréquentation de documents artistiques ou ethnographiques ; à négocier au nom des esprits de la métamorphose, des mobiles immuables de la référence scientifique ou des attachements économiques ; à envisager sérieusement une possibilité de succès pour son entreprise de redescription des Modernes visant rien de moins que leur réconciliation avec eux-mêmes et avec les Autres. Et l’on se retrouve à accepter de telles situations, grâce au travail de son investigateur principal bien sûr, mais également à la crédibilité conférée par un cadre institutionnel fortement légitimant, des dispositifs techniques à l’apparence et au fonctionnement aboutis, et des pratiques de mobilisation et de documentation extrêmement denses.
« Évaluer » l’EME en termes de déstabilisation me semble donc être la plus juste attitude pour conclure mon étude de ce projet dans le cadre de cette recherche, même si ses conditions d’élaboration initiales ne permettaient pas forcément d’en présupposer. À la lumière de cette enquête, on peut encore aujourd’hui s’étonner de la naissance d’une entreprise aussi expérimentale dans le contexte de financement européen qui lui a permis d’exister. Comment un tel projet aura-t-il pu être « évalué », puis accepté, dans les termes de la recherche par projets et de son format de travail fait de « milestones » et de « livrables » attendus dans les temps d’un calendrier prédéfini ? Cette question demanderait à elle seule de faire l’objet d’une enquête ultérieure, et dans un entretien publié en 2014, Bruno Latour s’en étonnait lui-même quand il s’exprimait sur le projet alors en cours de stabilisation éditoriale et technique :
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
Les arbitres, les sept arbitres [évaluateurs de l’European Research Council, nda] qui ont lu ma candidature, ont tous dit quʼelle échouerait, mais quʼelle devait quand même être financée, en priorité. Chacun dʼentre eux a dit quʼil nʼy avait aucune chance que cela fonctionne. Mais quʼils devaient la financer sans même en discuter. Ils ont dit que la plateforme ne fonctionnerait pas, quʼelle est beaucoup trop grande, que la chose diplomatique est impossible, etc. […] Bien sûr quʼils avaient raison ! Cʼest un projet complètement impossible.97 (Latour, 2014)
Une fois mis en œuvre, les paradoxes de ce projet « impossible » n’ont pas pour autant empêché sa productivité en termes de vacillements sur le plan intellectuel et matériel, puisqu’il a donné lieu à de nombreuses continuations sur le plan des pratiques de design et de recherche participative qu’il a occasionnées (Ricci, 2019b), ainsi, bien sûr, que sur la continuation de lʼœuvre de son investigateur principal qui a poursuivi son projet philosophique et politique, par la construction de nouveaux instruments d’orientation face à la catastrophe écologique généralisée en cours (Latour, 2015a).
Quant à la trajectoire de la présente recherche, elle a consisté à faire de cette riche expérience le point de départ de nouvelles expérimentations avec les formats de publication de la recherche, visant à la fois à faire l’expérience de première main de questionnements que mon expérience du projet EME ne touchait pas en propre, et également à tirer du sens de cette séquence d’enquête au moyen de reprises multiples pour en nourrir la présente restitution.
Vis-à-vis de l’étude du vacillement des formats, l’EME présente en effet deux points aveugles qu’il s’agissait d’interroger dans d’autres cadres. Le premier relève de sa relation avec les conventions éditoriales et techniques à lʼœuvre dans la publication contemporaine. En effet, le projet EME n'a été que marginalement engagé dans les efforts collectifs de

97 Citation originale : « The referees, the seven referees who read my application, they all said it would fail, but it had to be funded, first priority. But every one of them said there is no way that it would work. But they had to fund it without even discussing it. They said that the platform would not work, that it is much too big, the diplomatic thing is impossible, et cetera. […] Of course they were right! It’s a completely impossible project. »
Le vacillement des formats
structuration des humanités numériques, la mise en place « d’infrastructures » éditoriales plus larges ou le réinvestissement de ses éléments méthodologiques dans d’autres disciplines et perspectives. Ce point n’a d’ailleurs pas échappé à plusieurs des critiques du projets, qui ont pointé le caractère problématique de son caractère unique, dans la mesure où, comme je l’ai détaillé précédemment dans ce chapitre, ce dernier complique la discussion et la remise en jeu de ses arguments dans les arènes plus « conventionnelles » – et donc plus ouvertes et partagées – de la publication universitaire, telles qu’elles sont fréquentées dans les différentes aires disciplinaires concernées par l’Enquête. L’autre point aveugle, d’ordre contingent et relatif au calendrier de ma recherche doctorale, relevait de la pratique de l’écriture impliquée par de telles expérimentations, que je n’ai pas eu l’occasion d’éprouver de première main dans le cadre de mon terrain et qui me semble pourtant centrale dans la construction d’une infrastructure à même d’autoriser des pratiques de publication-comme-enquête. Il s’agissait alors de remettre en jeu l’intrication entre formats de données, formats socio-techniques d’écriture et formats de publication à travers des expérimentations capables de reconstituer les enjeux d’une publication-comme-enquête depuis ses débuts.
À partir de mon enquête sur l’EME, il s’est donc agi de faire jouer le format d’un projet établi en le remettant au travail dans des situations aux paramètres légèrement différents : d’abord, remobiliser les différentes pratiques et protocoles observés sur ce terrain en y soustrayant l’influence très important de la préposition « Bruno Latour », notamment en s’intéressant à des contextes de recherche disposant de moyens et d’une résonance symbolique, médiatique et socio-scientifique plus modeste. D’autre part, j’ai ressenti la nécessité de mettre en jeu d’autres pratiques de recherche que celles observées sur l’EME, afin d’explorer certains des territoires scientifiques observés lors de mon travail de collection. Enfin, mon projet post-terrain a consisté à étendre le travail « d’infrastructuration » par le design à lʼœuvre dans l’EME à une communauté plus large, dans la perspective diagnostique et pratique de cette re-
Chapitre 4. Les formats de publication à l'épreuve d'une écriture en public : le cas de l'Enquête sur les Modes d'Existence
cherche inscrite dans les humanités numériques, tout en interrogeant la place de mes expérimentations et du vacillement produit par une telle activité de fabrication d’équipements et d’outils à l’intérieur d’une démarche de recherche doctorale.
Ainsi, le prochain chapitre s’attachera à décrire les trajectoires, les modalités, et le statut des différentes pratiques d’expérimentation en design qui ont nourri l’écriture de cette thèse après l’expérience de terrain du projet EME. Il s’agira de définir ce que ces pratiques de fabrication critique, construites par bifurcations et par stabilisations successives, peuvent apporter à l’étude des formats d’écriture et de publication de recherche en SHS. Via l’expérimentation et la constitution technique et sociale de formats techniques, méthodologiques et éditoriaux, ce dernier mouvement permettra, sur le plan de l’enquête générale de cette recherche, de revenir sur les situations d’écriture et leur cadrage fantomatique par les formats de données, à la lumière des pratiques d’investigation et de publication-comme-enquête étudiées en détail dans ce chapitre. Sur le plan méthodologique, il s’agira de faire suite au présent chapitre en finissant de tracer la trajectoire d’une pratique de la recherche en design entendue comme enquête mobilisant des expérimentations tout autant discursives que matérielles, via la fabrication et l’expérimentation de nouveaux outils pour « l’infrastructuration » de la publication-comme-enquête.

Figures

  • Figure 1 (p.). EME – photographie de la salle commune pendant la semaine de réécriture.

    Source : compte flickr « AIME Inquiry » (https://www.flickr.com/photos/79248928@N02/).
    Photographie publiée sous licence Creative Commons Attribution - Pas dʼusage commercial - Partage dans les mêmes condition 2.0 (CC BY-NC-SA 2.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/)
  • Figure 2 (p.). EME – un des groupes présente son travail d’écriture dans la salle commune pendant la semaine de réécriture.

    Source : compte flickr « AIME Inquiry » (https://www.flickr.com/photos/79248928@N02/).
    Photographie publiée sous licence Creative Commons Attribution - Pas dʼusage commercial - Partage dans les mêmes condition 2.0 (CC BY-NC-SA 2.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/)
  • Figure 3 (p.). EME – un des co-auteurs travaillant sur le document partagé pendant la semaine de réécriture.

    Source : compte flickr « AIME Inquiry » (https://www.flickr.com/photos/79248928@N02/).
    Photographie publiée sous licence Creative Commons Attribution - Pas dʼusage commercial -Partage dans les mêmes condition 2.0 (CC BY-NC-SA 2.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/)
  • Figure 4 (p.). EME – Programme de la semaine de réécriture.

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
  • Figure 5 (p.). EME – première esquisse des modes dʼexistence (1988).

    Source : chronologie du projet EME sur le site modesofexistence.org.
    Auteur : Bruno Latour.
  • Figure 6 (p.). EME – une édition annotée de lʼinstance imprimée (Workshop FIC, Weimar, Juin 2013).

    Source : compte flickr « AIME Inquiry » (https://www.flickr.com/photos/79248928@N02/).
    Photographie publiée sous licence Creative Commons Attribution - Pas dʼusage commercial -Partage dans les mêmes condition 2.0 (CC BY-NC-SA 2.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/)
  • Figure 7 (p.). EME – table des matières.

    Source : Exemplaire de lʼédition imprimée.
  • Figure 8 (p.). EME – tableau croisé.

    Source : Exemplaire de lʼédition imprimée.
  • Figure 9 (p.). EME – Copie dʼécran du blog.

    Source : blog du site web modesofexistence.org.
  • Figure 10 (p.). EME – Copie dʼécran de lʼédition numérique « livre » (Mai 2014).

    Source : site web modesofexistence.org.
  • Figure 11 (p.). EME – copie dʼécran de lʼédition numérique « croisements » (Mai 2014).

    Source : site web modesofexistence.org.
  • Figure 12 (p.). EME – photographie prise lors de lʼatelier REL (22 mai 2014).

    Source : compte flickr AIME Inquiry.
    Photographie publiée sous licence Creative Commons Attribution- Pas dʼusage commercial -Partage dans les mêmes condition 2.0 (CC BY-NC-SA 2.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/)
  • Figure 13 (p.). EME – atelier REL 22 Mai 2014 – « appel manqué ».

    Source : compte flickr AIME Inquiry.
    Photographie publiée sous licence Creative Commons Attribution- Pas dʼusage commercial -Partage dans les mêmes condition 2.0 (CC BY-NC-SA 2.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/)
  • Figure 14 (p.). EME – image de la base des modes d’existence de BL dans le logiciel note taker.

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteur : Bruno Latour.
  • Figure 15 (p.). EME – croquis portant sur des hypothèses de déploiement spatial d’une portion locale de réseau hypertexte (2012).

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteur : Donato Ricci.
  • Figure 16 (p.). EME – schéma de représentation de l’infrastructure dans son ensemble – 15 Mars 2012.

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteur : Donato Ricci.
  • Figure 17 (p.). EME – croquis de lʼécran dʼaccueil, 2012.

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteur : Donato Ricci.
  • Figure 18 (p.). EME – modélisation des relations entre les contenus – dʼun modèle établi au moment du design à un modèle dʼimplémentation technique (schéma UML).

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteurs : Donato Ricci, Paul Girard.
  • Figure 19 (p.). EME – image de la base de données relationnelle représentée au moyen du logiciel MySql.

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
  • Figure 20 (p.). Capture dʼécran de lʼentrée livre – Juin 2014.

  • Figure 21 (p.). EME – copies dʼécran de glitches survenus durant le développement du site (2012).

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteur : Dario Rodighiero.
  • Figure 22 (p.). EME – schéma de lʼarchitecture du projet à la fin de la première année (2013).

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteur : Pierre Jullian de la Fuente.
  • Figure 23 (p.). EME – représentation de lʼévolution du nombre dʼajouts (vert) et suppressions (rouge) dans le code source du projet (2014).

    Source : répertoire github de la plateforme AIME.
  • Figure 24 (p.). EME – exemple de lʼappel à contribution pour un atelier Économie le Samedi 23 Mars 2013.

    Source : blog du site modesofexistence.org.
  • Figure 25 (p.). EME – graphique de la procédure de modération (2013).

    Source : blog du projet EME.
    Auteur : Donato Ricci.
  • Figure 26 (p.). EME – schéma des opérations de « refactorisation » du projet (2014).

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
    Auteur : Pierre Jullian de la Fuente.
  • Figure 27 (p.). EME – exemple de « doléance ».

  • Figure 28 (p.). EME – conférence dʼévaluation finale.

  • Figure 29 (p.). EME – Copie dʼécran de lʼinterface de gestion de la base de données après la transition vers une base de données en graphes.

  • Figure 30 (p.). EME – diagramme de représentation rétrospective de lʼinfrastructure méthodologique de lʼEME.

  • Figure 31 (p.). EME – vue des données de fréquentation du site.

    Source : plateforme google analytics.
  • Figure 32 (p.). Site web « AIME inquiry » – vue de l’interface de lʼédition numérique « livre ».

    Source : équipement personnel (http://sandbox.robindemourat.com/inquiry/).
  • Figure 33 (p.). Site web « AIME inquiry » – généalogie du projet.

    Source : équipement personnel (http://sandbox.robindemourat.com/inquiry/).
  • Figure 34 (p.). Application « interviews exploration ».

    Source : équipement personnel (http://sandbox.robindemourat.com/AIMEstories/interviewExploration/#/).
    Auteur : Robin de Mourat.
  • Figure 35 (p.). Site web « Enquête sur EME ».

    Source : équipement personnel (https://robindemourat.github.io/enquete-sur-eme/).
    Auteur : Robin de Mourat.
  • Figure 36 (p.). Site web « AIME inquiry » – vue de l’interface « inquiring inquirers ».

    Source : équipement personnel (http://sandbox.robindemourat.com/inquiry/).
  • Figure 37 (p.). Reconstitution de lʼinterface en fonction de sa réception.

    Source : équipement personnel (https://robindemourat.github.io/aime-book-entry-vis/).
  • Figure 38 (p.). EME – visualisation des désaccords du « specbook ».

    Source : équipement personnel (https://robindemourat.github.io/aime-specbook-vis/).
  • Figure 39 (p.). EME – l’investigateur principal face à sa propre description du projet, 2015.

    Auteur : Christophe Leclercq.
  • Figure 40 (p.). EME – réseau de hashtags et d’utilisateurs Twitter – en rouge les hashtags associés à des évènements de EME.

    Auteurs : Donato Ricci, Robin de Mourat.
  • Figure 41 (p.). EME – réseau twitter de hashtags et d’utilisateurs – sans le hashtag #Bruno Latour et le compte @AIMEProject.

    Auteurs : Donato Ricci, Robin de Mourat.
  • Figure 42 (p.). EME – décompte des hashtags utilisés sur twitter pour se référer au projet durant la période active du projet.

    Source : récolte twitter effectuée avec le logiciel Gazouilloire.
  • Figure 43 (p.). EME – tableau des dix origines web ayant généré le plus de sessions de navigation.

    Source : plateforme Google Analytics.
  • Figure 44 (p.). EME – analyse des 57 recensions du projet.

    Source : compilation qualitative à partir dʼune récolte automatique via plusieurs moteurs de recherche spécialisés et généralistes.
  • Figure 45 (p.). EME – statistiques de fréquentation de chaque colonne par jour.

    Source : plateforme Google Analytics croisée avec la base de données du site modesofexistence.org.
  • Figure 46 (p.). EME – données issues des annotations réalisées sur lʼédition numérique « livre » en ligne du projet EME.

    Source : base de données du site modesofexistence.org.
  • Figure 47 (p.). EME – données issues des annotations réalisées sur lʼédition numérique « livre » en ligne du projet EME.

    Source : base de données du site modesofexistence.org.
  • Figure 48 (p.). EME – reconstitution de lʼédition numérique « livre » – représentation des pratiques dʼannotation en ligne via la fonctionnalité « calepin ».

  • Figure 49 (p.). EME – distribution des répondants en fonction de leur « litéracie numérique » déclarée, par rapport à leur degré de lecture de lʼédition imprimée et de la documentation en ligne.

  • Figure 50 (p.). EME – résultat du questionnaire mettant en relation pratique de la contribution, participation aux ateliers & littératie numérique.

    Auteurs : Donato Ricci, Robin de Mourat.
  • Figure 51 (p.). EME – contributions et leur localisation.

    Source : base de données du site modesofexistence.org.
  • Figure 52 (p.). EME – tableau des utilisateurs actifs de lʼédition numérique « livre ».

    Source : base de données du site modesofexistence.org.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation

Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement
et perturbation

— Maintenant que je suis revenu [au médialab de Sciences Po] après ces six mois d’absence, j’aimerais vous présenter les expérimentations que j’ai faites depuis que je suis parti. Le projet Peritext – fortement développé grâce à mon dernier séjour parmi vous – a donné naissance à un logiciel qui s’appelle Ovide. Il permet de produire de manière différenciéeet maîtrisée (sur le plan du design) une série d’éditions imprimées et web à partir d’écrits de recherche communs. […] Il permet pour l’instant de fabriquer des éditions imprimées, des éditions web en plusieurs colonnes, des éditions web sous forme de cartes...
— Ah, mais en fait tu as refait EME ! [rires]
— Qu’est-ce qui te fais dire ça ?
— Eh bien le multi-supports, les colonnes, la version numérique qui permet de séparer vocabulaire, texte et documents. C’est EME quoi, mais pour tout le monde, non ?
— Et la dimension contributive ? et la relation aux modes d’existence ? et les rencontres physiques ? il n’y a pas tout ça dans ce logiciel !
— Oui OK, bon disons que tu l’as industrialisé. Tu as repris ce qui pouvait l’être et tu veux le généraliser via un nouvel outil, ce n’est pas ça ?
Ainsi commençait l’une des présentations que j’ai faite en 2018 lors d’un déjeuner d’équipe au médialab de Sciences Po, dans les sous-sols du 13 rue de l’Université à Paris. Ce court extrait démontre de manière assez édifiante qu’à travers le dialogue qui s’opère entre situations de recherche
Le vacillement des formats
spécifiques et conventions partagées, les formats vacillent continuellement entre le statut de produits – résultats d’une démarche située – et le statut de cadres – stabilisés dans des normes et des habitudes reconnaissables, de telle manière qu’ils précèdent les pratiques de recherche et relient les contextes d’énonciation. Le passage du format-produit au format-cadre, tel qu’on l’a observé dans les chapitres précédents, permet en ce sens d’éprouver la capacité des formats à être reconnus et interprétés, mais également traduits, modulés, combinés. Ce sont alors le « contenu », la temporalité et les modalités des pratiques de publication en SHS qui se trouvent questionnés et reconfigurés à chaque itération d’un tel mouvement de vacillement.
Dans ce cadre, les pratiques de création et de conception qui touchent les formats de publication affectent les pratiques de recherche sur un plan technique, épistémologique et social. Comme le propose Olivier Quyntin, les formats ainsi travaillés par l’art et le design permettent une « médiation seconde » qui les rend apparents et « saisissables en tant que tels » pour l’analyse, ce qui permet également d’agir sur la configuration des collectifs avec lesquels ils dialoguent, de sorte que « le changement de format modifie la chaîne des acteurs, la syntaxe et les valences des collectifs qui participent aux cours d’action, recartographie la connexion des sites et leur topologie » (Quintyn, 2015, p. 60). Cela dit, peut-être à la différence d’une pratique strictement artistique, les pratiques de design autorisent non seulement à rendre visibles, à perturber, et de ce fait à étudier les formats existants, mais également à stabiliser et développer des propositions de formats hybrides voire apocryphes capables de servir, et, pour cette recherche, à les introduire dans les espaces de communication et les communautés de pratique des SHS. Une pratique de design qui consiste à faire vaciller les formats entre les deux pôles du produit et du cadre, de l’intervention et de la proposition, de la perturbation et de l’équipement, permet alors d’aménager des espaces d’invention méthodologique et politique inédits, mais également de construire des espaces de réflexion et de discussion d’un genre particulier.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
En ce sens, ce chapitre vise à reconstituer les modalités selon lesquelles les pratiques expérimentales déployées par les activités de design dans les collectifs de recherche des SHS peuvent contribuer à l’infrastructuration d’une pratique de fabrication critique collective et distribuée. Pour ce faire, il se fonde sur le corpus circonscrit des activités de design (numérique) de formats de publication expérimentaux que j’ai conduites dans le cadre de cette recherche. L’ensemble de ces expérimentations a été réalisé selon le projet initial de contribuer à l’équipement de pratiques de publication-comme-enquête – c’est-à-dire, d’une part, qui mobilisent de manière intime et diversifiée les matériaux de recherche dans l’écriture des documents-publications, et, d’autre part, qui font usage de la publication pour assembler des publics pluriels et contribuer à diverses formes d’enquête collective. Cela dit, les motivations de mes expérimentations n’ont pas été homogènes et elles ont évolué à travers le temps, selon différents types de relation entre design et enquête. Tout d’abord, j’ai commencé par mettre en œuvre un travail d’équipement de ma propre enquête sur l’EME en fabriquant des équipements me permettant de l’analyser, que j’ai ensuite progressivement stabilisé dans une série de propositions à visée instrumentale pour les collectifs des SHS. Puis j’ai évolué vers un registre davantage expérimental et réflexif, qui m’a permis d’interroger les pratiques de publication dominantes à la lumière de la reconstitution opérée par ma pratique.
La pratique de proposition matérielle que j’ai exercée, dans ce contexte, a davantage consisté à élaborer des moyens de publication, destinés à équiper les collectifs à l’œuvre dans la production des documents-publications – écrivains, éditeurs, designers, etc. – plutôt qu’à faire œuvre de design éditorial en fabriquant des éditions uniques et autres productions finalisées. En ce sens, la pratique du design a ici été saisie comme une pratique d’infrastructuration dans le sens défini dans le champ du design participatif par Pelle Ehn et Erling Björgvinsson (Bjögvinsson, Ehn, & Hillgren, 2012) ou plus récemment Carl Disalvo et Christopher Le Dantec (Dantec & DiSalvo, 2013), à savoir une démarche qui tend moins à fabriquer des systèmes immédiatement utiles qu’à « créer un terrain fertile pour soutenir une communauté de participants »1 (Dantec & DiSalvo,

1 Citation originale : « The idea of infrastructuring through design employs the distinction between PD concerned primarily with design-for-use, centered on useful systems, and PD focused on design-for-future-use, structured to create fertile ground to sustain a community of participants. »
Le vacillement des formats
2013, p. 244). Au fil des différentes situations que j’ai rencontrées dans le cadre de ma recherche, mes activités ont ainsi consisté à expérimenter des modèles de données décrivant la structure et l’organisation de nouveaux types de documents de recherche ; à concevoir et à implémenter un ensemble d’interfaces d’édition et autres middlewares intellectuels permettant d’écrire, de concevoir et d’éditer des publications ; à mettre en place une variété de « gabarits » et autres patrons graphiques et interactifs destinés à la production de publications imprimées et web, avec ou sans un objectif de publication spécifique ; enfin, à programmer une série de modules techniques au code ouvert publiés en ligne sous licence libre, et destinés à l’usage d’autres designers, développeurs et artistes2.
Cette pratique du design centrée sur la fabrication de moyens n’a cependant pas été une pratique délocalisée, préoccupée par la définition de principes de conception ou encore par l’établissement définitif de modèles applicables à n’importe quel contexte éditorial ou n’importe quel projet de publication savante. Au contraire, elle a continuellement été située dans un ensemble de collectifs et de projets mobilisant les publications comme des pratiques d’enquête selon une diversité de modalités. Ainsi, il ne s’est pas agi pour moi d’opposer, dans ma pratique, la fabrication de prototypes expérimentaux et celle de produits industriels, mais plutôt de dessiner une trajectoire construite par une série de déplacements entre des moments plus ou moins stabilisés, à visée plus ou moins généralisante, et dans lesquelles j’ai moi-même joué un rôle différencié. Ma pratique a ainsi consisté à faire continuellement dialoguer l’expérimentation de situations de publication-comme-enquête spécifiques avec la production d’équipements visant à infrastructurer des situations analogues à venir.
Cette pratique infrastructurante et située du design a été construite par une série de traductions depuis une situation vers une autre, consistant à chaque étape de la trajectoire de recherche à reprendre certains éléments – principes de conception, modules de code, qualités plastiques ou interactives – pour les réadapter, les recombiner, les re-moduler, les augmen-

2 L’ensemble des expérimentations conduites pour cette recherche a ainsi conduit à la réalisation et la publication en open source et licence libre de 48 projets distincts sur la plateforme github, regroupés sous les « organisations » (terme utilisé par la plateforme pour désigner un tel groupement) Peritext (de Mourat, 2014a) et Dicto (de Mourat, 2019).
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ter, ou au contraire les simplifier. Ces multiples opérations de traduction peuvent être décrites comme une trajectoire d’enquête dans la mesure où elles opèrent comme autant de dérivations appliquées à l’objet initial d’une recherche – le terme de dérivation étant entendu dans son sens linguistique après la proposition de Carl Di Salvo concernant le fonctionnement d’un processus de recherche en design (DiSalvo, 2018). De la même manière que la dérivation désigne à la fois un processus et son produit, la série d’expérimentations que j’ai conduite peut alors être mobilisée dans l’écriture selon le double registre du cheminement méthodologique et intellectuel qu’elle a occasionné, d’une part, et des produits et autres équipements qu’elle laisse dans son sillage, d’autre part. En tant que trajectoires, ces expériences de conception et de fabrication permettent de documenter des techniques de recherche à l’intersection entre enquête et design, et peut-être de contribuer à la constitution d’une communauté de pratique préoccupée par le design des formats ddes publications en SHS. En tant que produits, elles constituent des propositions destinées à l’équipement des collectifs de recherche dans le sens de la poétique de la métamorphose documentaire esquissée au fil des chapitres précédents, tout autant qu’elles incarnent et questionnent les articulations des formats à l’œuvre dans le geste de la publication de recherche en SHS.
Le point de départ de ces multiples dérivations s’ancre dans l’expérience de terrain de l’EME. À partir de cette dernière, deux dynamiques m’ont conduit à développer des pratiques de design relevant de la proposition de nouveaux moyens de publication dans le cadre de ma recherche. Tout d’abord, j’ai produit des matériaux de recherche et me suis posé la question de leur mobilisation dans ma propre thèse, à la fois sur le registre d’un dialogue avec mes pratiques d’écriture, et sur celui de la mise en œuvre d’une démarche d’écriture multimodale jouant avec des techniques similaires à celles employées par ses objets d’étude. Ensuite, j’ai été conduit à reprendre et à réinvestir certains des éléments observés dans le cas spécifique de l’EME via une série de collaborations et de situations de recherche nouvelles. Ces multiples itérations, plutôt que d’opérer comme l’optimisation de principes ou de méthodes, ont provoqué la mise en lumière de plus en plus exacerbée des problèmes et des tensions à l’œuvre dans le design des formats de publication.
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Ainsi, la première tension éprouvée dans ma pratique a résidé dans ses finalités, qui ont oscillé de manière permanente entre instrumentation et expérimentation. En effet, ma démarche a été instrumentale dans la mesure où elle a visé à équiper les collectifs de la publication en SHS « d’outils » et autres « infrastructures » méthodologiques et techniques. Ces outils et infrastructures furent développés pour répondre aux besoins de collectifs de recherche dans certaines situations dans lesquelles j’étais impliqué. En ce sens, elle a été conduite pour équiper au moins deux publics différents : celui des chercheurs – pour lesquels elle entendait favoriser des pratiques de publication-comme-enquête – et celui des designers, auxquels elle entendait donner des moyens – techniques, méthodologiques, conceptuels – permettant une meilleure invitation de pratiques de design dans les collectifs de recherche. 
Cependant, ma pratique a également été expérimentale dans la mesure où elle a consisté par moments à explorer les qualités de mes productions pour elles-mêmes, à tester les potentialités de leurs modèles de données, à suivre les lignes de force de leurs interfaces, sans qu’un réel besoin d’instrumentation ne justifie de telles investigations. En ce sens, il s’est agi de fabriquer des moyens de publication non seulement pour équiper les collectifs de recherche, mais également pour développer dans ma pratique un lieu de problématisation et d’enquête à propos des formats de publication et de leurs enjeux, dont ce texte est la trace. Quels sont les effets d’une telle oscillation entre instrumentation et expérimentation ? Que permet-elle de comprendre et d’éprouver ? Comment qualifier les lieux de savoir produits par de telles pratiques hybrides ? Comment en mobiliser les produits, entre outils, instruments, et arguments ?
La deuxième tension a résidé dans l’oscillation constante des effets de ma contribution auprès des collectifs avec lesquels j’ai interagi, entre stabilisation et déstabilisation. En accord avec le caractère situé de l’ensemble de mes activités, j’ai été conduit à constamment relier des situations de production spécifiques – où les formats étaient entendus comme le résultat d’une activité tournée vers une publication précise – et la stabilisation d’éléments réutilisables propres à permettre un travail d’infrastructuration des pratiques de publication en SHS – dans lequel les
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formats produits se voyaient temporairement institués en formats-cadres pour de nouvelles situations de recherche. Comment ces variations articulent-elles les différents formats – éditoriaux, de données, d’écriture, d’enquête – de la publication de recherche ? Que produisent les alignements et les désalignements entre ces derniers ? Si l’étude de l’EME a déjà apporté des éléments de réponse à ces questions du point de vue de la constitution sociale et politique de collectifs de recherche à travers de tels vacillements, les expériences réalisées par la suite ont permis d’explorer plus avant leurs implications techniques en expérimentant une variété de technologies et de modèles en interaction avec les pratiques de la publication, et de suivre depuis le début des recherches les relations entre formats de données, formats d’écriture et formats d’enquête.
Enfin, la troisième tension provoquée par mes expérimentations, d’ordre méthodologique, a résidé dans la distinction entre la valeur intellectuelle de la trajectoire de fabrication suivie, et la valeur des produits – publications expérimentales et autres expositions, logiciels, modules techniques – qu’elle a occasionnée. Quels sont les effets des formats dévoilées par les dérivations qu’implique une pratique de design en recherche ? Quel est le statut méthodologique, social et politique des produits qui résultent d’une telle trajectoire de dérivation ?
En suivant cette dernière ligne de tension comme fil conducteur pour le développement de ce chapitre, je vais dans un premier temps revenir sur les situations de fabrication dans lesquelles j’ai été impliqué dans le cadre de cette recherche et qualifier les différentes opérations de dérivation qui les ont articulées. Il s’agira de retracer pour chacune d’entre elles les pratiques qui ont conduites d’une situation – et des formats travaillés à cette occasion – à une autre, depuis l’analyse embarquée et située du projet Enquête sur les Modes d’Existence jusqu’au développement de logiciels d’écriture, en passant par une diversité de collaborations spécifiques. Ce faisant, il sera possible d’explorer ce qui se produit dans le passage depuis des moments de déstabilisation invitant à la fabrication de formats spécifiques, vers des moments de stabilisation destinés à infrastructurer les moments suivants de la recherche. Je reviendrai alors, à travers le récit de ces expériences de la thèse, sur une définition de la
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pratique de l’expérimentation en recherche en la faisant valoir comme l’un des traits caractéristiques de la fabrication-comme-enquête.
Dans un deuxième temps, après avoir détaillé les modalités et les apports de la trajectoire de fabrication-comme-enquête de la présente recherche, je décrirai et j’interrogerai ses produits et leur statut méthodologique et épistémologique. À partir d’une description du projet le plus abouti parmi mes diverses expériences, intitulé Peritext, qui a conduit notamment à la réalisation de plusieurs logiciels d’écriture, de design et d’édition, je décrirai les différentes articulations que ce type de production est à même d’interroger à travers les pratiques qu’il donne à expérimenter. Conjuguant un format de données, un format d’écriture, et une diversité de formats éditoriaux, une telle production autorise des pratiques hybrides tout autant que le questionnement des manières de faire établies dans le champ de l’édition scientifique et technique. À la croisée entre instrumentation critique et expérimentation utilisable, le rôle de telles productions en tant que documents-publications dans le champ de la publication universitaire devra alors être qualifié, comme un genre particulier et inédit de lieux de savoir à même de participer à la conversation universitaire à propos de la matérialité des pratiques de recherche en SHS.

Expériences de dérivation : des situations de design entre stabilisation et déstabilisation

La genèse de mes pratiques de design de formats de publication expérimentaux a, dans le cadre de cette recherche, trouvé son origine dans l’expérience de terrain du projet Enquête sur les Modes d’Existence. Il s’agissait initialement d’équiper les différentes pratiques d’enquête que j’avais conduites. Une fois le terrain fini, cette pratique s’est progressivement transformée en un projet de démocratisation et de traduction de certains des aspects de l’EME, dans un souci d’équipement des collectifs de recherche en SHS : il s’agissait alors de dériver d’un projet unique à plusieurs titres, certains éléments de son format d’écriture, de son format
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éditorial ou de ses formats de données, de manière à les rendre utiles à un public élargi de chercheurs. Cependant, un tel projet a été rapidement déjoué par le long chemin qu’il impliquait. Les différentes situations d’expérimentation, conçues dans un premier temps comme autant de cas d’usage pour le développement « d’outils » génériques destinés à la communauté des humanités numériques, ont construit une trajectoire non-linéaire, au cours de laquelle les développements successifs ont conduit à faire l’expérience des capacités des formats à être traduits et recontextualisés. Ces mêmes situations d’expérimentation ont aussi notamment permis d’explorer les complexes aller-retour qui s’établissent entre les formats-produits issus de la spécificité de situations de recherche et de production éditoriale, et les formats-cadres induits par la réutilisation des artefacts élaborés pour de nouvelles situations de recherche. Il s’agit donc de décrire ces opérations et ces traductions afin d’être ensuite en mesure d’en qualifier les effets et la valeur méthodologique pour la présente recherche.

Expérimentations autour de la publication de documents de recherche audiovisuels annotés : le cas de Dicto

Mes premières expériences de proposition de formats de publication ont porté sur le rôle des documents audiovisuels dans les pratiques d’écriture et de communication des communautés de recherche des SHS. Dans ce cadre, les documents audiovisuels prennent d’abord la forme de matériaux de recherche, aux formes et aux statuts très divers suivant les disciplines concernées, qu’il s’agisse par exemple d’objets d’étude pour des recherches en cinématographie, de documentation de terrain en anthropologie, ou encore de l’enregistrement d’entretiens de recherche sociologiques. En outre, ils prennent parfois également le statut de documents-publications, dans la mesure où les techniques d’enregistrement et de mise en ligne disponibles conduisent aujourd’hui à partager des communications orales – formelles telles que conférences et colloques, mais aussi parfois informelles telles que séances de séminaire – sous la forme
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de documents en ligne pérennes et publiquement accessibles3. L’ensemble de ces transformations a conduit dans les années récentes à une multitude d’expérimentations visant à exploiter les potentialités des technologies numériques en général et du web en particulier pour fabriquer de nouveaux formats de documents-publication autorisant des pratiques d’écriture et de consultation diversifiées4. De tellesexpérimentations vont dans le sens d’une publication-comme-enquête dans la mesure où elles permettent une meilleure exploitation des matériaux de recherche et une communication plus importante des différentes étapes de la recherche. J’ai donc été conduit à m’y intéresser dans le cadre de mon parcours.
En dialogue avec une série de situations ayant conduit, de proche en proche, depuis une pratique de terrain vers une pratique de proposition, j’ai progressivement stabilisé un modèle de données visant à articuler des pratiques d’analyse vidéographique, d’annotation et d’étiquetage, et enfin des pratiques d’écriture et de composition. Ce modèle a été exploité et valorisé à travers un logiciel accessible en ligne, intitulé Dicto5. Il s’agit d’abord de retracer les différentes opérations ayant conduit à cette stabilisation.

Expérimenter différentes combinaisons entre pratiques des matériaux audiovisuels et situations de publication

Dans le cadre de mon terrain sur l’EME, selon les pratiques d’enquête relatées précédemment dans cette thèse, j’ai été amené à construire une interface de retranscription d’entretiens des différents acteurs du projet EME (fig. 1 p. ). Il me fallait transcrire puis communiquer les liens

3 À ce titre, voir par exemple la plateforme canal-u qui centralise un ensemble de conférences et de communications issues du travail universitaire (https://www.canal-u.tv/).4 Ainsi, par exemple, des expérimentations telles que le logiciel expérimental Advene développé par Olivier Aubert et Yannick Prié (Aubert & Prié, 2005), ou FrameTrail développé par Joscha Jaeger (Jäger, Zeder, Morgenstern, Aubert, & Friedman, 2016), visent à exploiter les principes de l’hypertextualité appliqués à des matériaux audiovisuels. Le logiciel Lignes de Temps, développé par l’Institut de Recherche et d’Innovation du centre Pompidou, quant à lui, autorise l’annotation collective des flux temporels (Puig, 2007). Le logiciel Rekall développé par Clarisse Bardiot et le collectif Buzzing Light, pour sa part, se présente comme un outil de documentation des processus créatifs qui permet lui aussi d’annoter et dʼétiqueter des extraits audiovisuels (Bardiot, Coduys, Jacquemin, & Marais, 2014), et sa version web élargie intitulée MemoRekall permet de créer des « capsules » assemblant vidéos en ligne, documents et autres liens (Bardiot, Jacquemin, Marais, Coduys, & Perrot, 2015). Le projet eTalks enfin, vise, lui aussi, à inventer de nouvelles formes d’équipement d’un flux vidéo en proposant un format spécialisé pour la retranscription de conférences de recherche (Clivaz, Pache, Rivoal, & Sankar, 2015).5https://dictoapp.github.io/dicto/.
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établis entre plusieurs sessions d’entretien semi-directif, et les communiquer de manière à interagir avec la communauté de participants au projet. Ces premières expériences ont été partagées de manière semi-publique à travers le site Enquête sur EME (fig. 2 et 3 p. ). À la suite de cette expérience, est né le projet de conjuguer le format graphique de mise en scène des entretiens adopté dans Enquête sur EME avec le logiciel – alors rudimentaire – de transcription bricolé pour l’occasion. Je me suis donc attelé à stabiliser une première version d’une interface permettant d’effectuer la transcription d’une élocution à partir de son enregistrement – fonctionnalité proposée par une importante quantité d’autres outils – mais permettant également sa publication sous la forme d’un site web autorisant une lecture multimodale et interactive. Ce projet a rapidement rencontré des contextes d’expérimentation constitués par l’environnement de cette recherche.
Ainsi, à la suite de mon terrain, dans le cadre des activités du groupe de recherche Méthodes et outils numériques de la recherche en arts, design et esthétique (MONADE) de l’Université Rennes 2, j’ai été conduit à participer à l’animation du carnet de recherche éponyme, et à co-organiser avec Alexandre Dupont une séance de séminaire portant sur « Les pratiques de cartographie comme instruments heuristiques pour les humanités numériques »6. J’ai dans ce contexte développé une première version relativement stable du logiciel que j’ai alors intitulé Dicto et dont j’ai été le premier utilisateur. Cette dernière permettait de transcrire manuellement une vidéo issue du web7 sous la forme d’une interface graphique déroulant un espace d’annotation correspondant au déroulement temporel du média (fig. 4 p. ) ; puis d’attacher une série d’étiquette aux différentes parties de transcriptions définies au moment de l’écriture (fig. 5 p. ) ; enfin de visualiser le résultat de ce travail sous forme d’un site web permettant de consulter conjointement vidéo, transcription et étiquettes apposées aux différents extraits.

fig. 6 (p.)

Cette version fut également l’occasion d’expérimenter différents modes de mise en forme de la relation entre médias audiovisuels et retranscription textuelle. Ainsi par exemple, à travers une interface de lecture affichant conjointement une vidéo, un transcript écrit interactif et un réseau

6 Voir par exemple https://monade.hypotheses.org/66 7 En l’occurence, une série de vidéos publiées sur la plateforme vimeo.
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constitué à partir des étiquettes attachées à chaque extrait du trans­cript, il s’agissait de permettre, au choix : un mode de lecture linéaire via le visionnage du média, une lecture en diagonale via le transcript ou encore des pratiques de visionnage sélectif en affichant uniquement les extraits associés à une étiquette particulière. D’autres modes de composition graphique furent en parallèle expérimentés8 (fig. 7 p. )et discutés avec les membres de la communauté de recherche du groupe MONADE9, notamment via le carnet de recherche en ligne «hypothèses » de ce dernier.
À la suite des premières itérations de l’expérience Dicto, j’ai eu l’opportunité d’expérimenter son principe de fonctionnement dans le contexte de la mise en scène d’une démarche d’investigation artistique conduite par un collectif d’artistes et d’architectes. Ce « pas de côté » hors du champ strictement universitaire a permis de remettre en question certaines des fonctionnalités déjà expérimentées et de stabiliser le format de données impliqué par Dicto une première fois. Ainsi, le projet Anthropocene Observatory10, mené par l’artiste Armin Linke, le duo d’architectes Territorial Agency (John Palmesino et Ann-Sofi Rönnskog) et le curateur Anselm Franke, a consisté à collecter en trois ans de vastes archives dʼimages, de vidéos et dʼenregistrements audio retraçant lʼémergence et lʼimpact du concept dʼAnthropocène sur les institutions politiques et scientifiques. Pour exploiter la richesse du matériel ainsi collecté, une plateforme dʼédition numérique et de publication a été conçue, dans la perspective d’une valorisation sous la double forme d’un site web et d’une exposition. Dans ce cadre, en collaboration avec Donato Ricci et le collectif de designers Calibro11, nous avons alors collaboré à la réalisation d’un dispositif interactif exposé dans le cadre de l’exposition « GLOBALE : Exo Evolution »12 en Octobre 2015 au sein du Centre dʼart et de technologie des médias de Karlsruhe (ZKM).

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Dans ce contexte, mes collaborateurs ont conçu une installation interactive destinée au public permettant aux visiteurs dʼexplorer les entretiens recueillis par l’Anthropocene Observatory au prisme des divers thèmes abordés dans ces derniers13. Les visiteurs pouvaient interagir avec une visualisation projetée sur une table représentant les différents mots-clés associés aux matériaux sous la forme d’un nuage de mots, et, à lʼaide dʼune tablette, explorer les liens entre ces différents thèmes en créant puis en visionnant leurs propres listes de lecture personnalisées. Dans ce contexte, mon rôle a consisté à aménager Dicto pour qu’il soit mobilisé non pas comme un outil de production des dispositifs interactifs directement présentés aux visiteurs, mais plutôt comme un outil de préparation « en coulisse » destiné à être utilisé par l’équipe organisatrice de l’exposition. Il a dû également être modifié pour permettre aux autres designers du projet de disposer d’une source de données adaptées aux applications développées et de facilement modifier les matériaux en fonction de leur mise en scène, et vice versa. Dicto est ainsi devenu le « pivot » entre une diversité de collectifs collaborant à l’écriture de la double « publication » constituée par l’exposition et le site web.

fig. 8 (p.)

Dans ce contexte, les fonctionnalités d’étiquetage et de montage de l’outil ont été modifiées pour les besoins des personnes en charge de la retranscription et de l’étiquetage des vidéos, notamment en terme de visualisation et de gestion des étiquettes à l’échelle de plusieurs vidéos en même temps. L’expérience de collaboration avec les commissaires de l’exposition et les autres designers impliqués dans la fabrication de l’installation ont également conduit à stabiliser le modèle de données encodé dans le logiciel, dans la mesure où l’instance Dicto utilisée par les éditeurs a également fait office de serveur de données pour les développeurs de l’installation. Ce qui avait commencé comme une expérimentation a donc dû être formalisé et documenté techniquement afin de permettre la composition des formats de Dicto avec d’autres.
        Dans le même temps, j’ai engagé une collaboration au long cours avec Antoine Delinotte et Laetitia Giorgino dans le cadre de la retranscription et de la publication des conférences et séances de séminaire du philosophe Pierre-Damien Huyghe14. Après avoir traduit une série de transcriptions déjà réalisées avec d’autres outils par ces collaborateurs à

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l’occasion d’un travail de longue haleine, nous avons mis en place une instance spécifique qui a servi à la retranscription de nouveaux enregistrements et à l’étiquetage des différents extraits documentés. Là encore, le logiciel fut utilisé comme un outil d’écriture davantage que pour la production de documents-publications finis15. Outre la dimension technique de repérage et de correction de bugs qu’a induite une telle collaboration, cette itération a également été l’occasion d’ajouter de nouvelles fonctionnalités à cette instance par rapport aux versions préalablement expérimentées.

fig. 9 (p.)

Ainsi, par exemple, l’ajout d’une vue panoptique fut développée pour autoriser la visualisation de l’ensemble des étiquettes apposées aux différents documents, et permettre la création de « compositions » assemblant différents extraits attachés à une étiquette particulière. Ces fonctionnalités de visualisation et de montage ont découlé à la fois des besoins spécifiques de cette situation, et des expérimentations réalisées à l’occasion de l’exposition au ZKM, traduisant la circulation et l’enrichissement mutuel des différentes versions permises par les multiples déclinaisons de Dicto au fil du temps. 

fig. 10 (p.)

fig. 11 (p.)

En ce sens, l’aller-retour entre les différentes versions de Dicto s’est accompagné de la multiplication des versions pour ces différents projets, et l’expérimentation de fonctionnalités distinctes selon les instances16. Certains modules ont été développés et stabilisés de manière conjointe, alors que d’autres ont été conçus spécifiquement et utilisés dans une seule des versions.
Un an plus tard, une nouvelle situation s’est présentée quand il s’est agi pour un tandem d’étudiants danois17 conduisant un mémoire à propos de l’EME de conduire une série d’entretiens, les transcrire et les analyser. Leur approche des entretiens s’est inscrite dans un méthodologie d’étiquetage issue de la « théorie ancrée » qui consistait à labelliser librement les entretiens avant d’opérer une classification progressive et émergente (Laberge, 2012). L’aboutissement de leur travail étant la publi-

15 Les transcriptions réalisées furent ensuite re-mobilisées dans le cadre d’une série d’ateliers dans des écoles de design et destinées à fabriquer une publication web à même de les partager.16 Techniquement, j’ai utilisé un service de cloud computing intitulé Herokuapp qui permet de déployer à moindre coût une diversité d’applications web et d’en assurer un suivi centralisé. Voir par exemple : https://dicto-playground.herokuapp.com/dashboard.17 Joachim Prehn Thomsen et Thomas Nyrup, voir le chapitre 4 (p. ).
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cation d’un mémoire de recherche imprimé, leur situation nécessitait par ailleurs d’exporter sous une forme écrite les transcripts réalisés et codés à partir de l’outil, pour les besoins de leurs annexes. Pour répondre à ce besoin, j’ai expérimenté une nouvelle bifurcation de l’outil intégrant de nouvelles fonctionnalités d’export, et de nouvelles vues qui autorisaient de naviguer dans les étiquettes et de les gérer de manière systématique. Une partie de ses modifications fut alors intégrée dans le code source de l’outil principal.
Parallèlement à ces différentes activités de collaboration18, j’ai également utilisé l’outil pour des besoins de documentation personnelle dans le cadre de la thèse, notamment dans le contexte des études de cas présentées dans le chapitre 3 (p. ) de ce texte. La publication de vidéos annotées sous la forme de visualisation des étiquettes autorisant à naviguer entre différentes thématiques ou disciplines – comme cela avait été expérimenté lors de l’exposition – une telle fonctionnalité fut développée pour utiliser Dicto afin de publier des bases de données d’extraits thématiques dans le cadre d’études de cas portant sur des dispositifs numériques tels que ceux présentés dans la revue Vectors.
À partir des différentes versions de Dicto et des multiples ajustements et modifications effectués en fonction des collaborations et des cas pratiques que j’ai rencontrés, j’ai finalement entrepris de stabiliser une version pérenne et destinée à un usage plus élargi. À l’occasion de ce travail de stabilisation technique et pratique, qui s’est avéré très long, certaines des expérimentations conduites précédemment n’ont pas été retenues, alors que d’autres ont été développées pour l’occasion. Techniquement, j’ai entrepris d’une part de stabiliser le format de données de Dicto à travers un formalisme standard19, et d’autre part d’en développer une nouvelle version adaptée à une existence durable et économique en ressource : il s’est ainsi agi de développer un logiciel ne nécessitant pas l’usage d’un serveur20, présentant des coûts d’entretien et de maintenance quasi nuls.

18 Dicto a été également expérimenté durant cette période dans d’autres contextes non relatés ici car peu incidents pour ses évolutions : notamment la publication de conférences tenues au sein de la Maison des Sciences de l’Homme de Bretagne, et du médialab de Sciences Po.19 Le format stable de Dicto a été publié sous la forme d’un répertoire de code Open Source à l’adresse https://github.com/dictoapp/dicto-schema.20 Les versions de travail de Dicto utilisaient une architecture dite « client-serveur » composée d’une application dite de backend destinée au stockage et à la manipulation des données, et d’un site web accessible au visiteur. La version stabilisée de Dicto existe sous la
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fig. 12 (p.)

Accessible gratuitement sur le web sous la forme d’une application en ligne et d’une application de bureau21 et publié sous une licence libre autorisant d’en dériver le code source à nouveau, cette version stabilisée a ensuite été utilisée par une variété de chercheurs. Ainsi, à ma connaissance, Dicto s’est vu à ce jour mobilisé dans le cadre de recherches sur la prosodie22, d’études cinématographiques, d’étude des débats parlementaires, et de documentation de conférences. Les pratiques et les appropriations de Dicto dans ces contextes m’échappent, et appartiennent désormais à leurs praticiens. Il s’agit maintenant de qualifier ce qui s’est précisément stabilisé dans le développement d’un tel logiciel en ligne.

Stabiliser un format d’écriture à travers un modèle de données

La conception de Dicto a conduit à la stabilisation d’un modèle de données permettant de décrire les types de documents mobilisés par le logiciel. Concevoir un tel modèle revenait alors à formaliser une grammaire d’objets et de relations, en dialogue constant avec les pratiques d’écriture et de lecture rencontrées dans les différentes situations précédemment décrites. Une telle entreprise a conduit à stabiliser l’articulation des différents formats impliqués par le logiciel pour en faire un format de publication.
Ainsi, dans ce modèle de données, les documents manipulés dans le cadre de Dicto sont intitulés corpora. Un corpus existe alors comme un « dossier » de travail attaché à une question ou une démarche particulière (par exemple, suivant les usages de l’outil : les médias attachées à un objet d’étude particulier, les enregistrements d’une série d’entretiens ou d’élocution, les documents attachés à un projet de publication spécifique, etc.).

fig. 13 (p.)

Un corpus est constitué de différents types d’éléments. Les médias représentent les vidéos et pistes audio manipulées dans le cadre du corpus (par exemple : série d’entretiens enregistrés, collection de courts-métrages, rushes issus d’un terrain), qu’elles soient en ligne ou téléchargées

forme d’une application bureau qui stocke le travail de son possesseur sur son propre disque dur, et d’une version web qui stocke les données directement sur le navigateur de l’utilisateur, évitant ainsi l’usage d’un serveur.21 Cet outil est accessible à l’adresse https://dictoapp.github.io/dicto/ 22 La prosodie désigne les traits non-phonétiques de l’expression verbale – rythme, accent, intonations.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
localement dans l’outil. Les extraits représentent des annotations apposées aux médias, et permettant d’attacher à des portions temporelles spécifiques de ces derniers un ensemble de contenus textuels. Par ailleurs, ces mêmes extraits peuvent être eux-mêmes annotés au moyen d’étiquettes, qui sont des marqueurs réutilisables à travers plusieurs médias et qui peuvent, suivant le type de pratique conduite avec l’outil, représenter des thématiques, des critères de classement ou de montage. Enfin, un corpus contient des compositions, qui sont des montages linéaires permettant d’assembler divers extraits de manière à produire des séquences linéaires publiables sous la forme de pages web.

fig. 14 (p.)

Dans la version stabilisée de Dicto, les extraits attachés à un média correspondent à des portions temporelles données, mais ils ne sont pas mutuellement exclusifs : la plage temporelle couverte par un extrait peut chevaucher ou englober celle d’un autre. Ce qui pourrait apparaître comme un détail, permet en fait de ne pas contraindre les pratiques à une logique séquentielle et/ou hiérarchique, et permet par la même occasion une diversité d’approches dans le découpage des extrait, comme par exemple des pratiques conjointes de transcription phrase à phrase, de chapitrage, de commentaire, de transition, etc. De la même manière, pour chaque extrait, il est possible de spécifier un nombre indéterminé de « facettes » permettant de les annoter selon plusieurs dimensions dont la définition est laissée à la discrétion des praticiens (par exemple, une facette pour la transcription et une autre pour son commentaire, des facettes organisées par axes d’analyse, par traductions, etc.). À partir de l’expérimentation visuelle initiale portant sur l’interface d’écriture et de publication des premières versions, Dicto a ainsi été l’objet d’une opération de généralisation apte à répondre à des pratiques diversifiées.

fig. 15 (p.)

Par ailleurs, le logiciel est pensé comme un outil permettant de mettre en œuvre diverses pratiques de publication – dont une partie a été expérimentée en situation, et une autre relève de la proposition spéculative. Ainsi par exemple, les étiquettes d’un corpus peuvent être associées à des lieux et à des dates pour les besoins de l’analyse (et ainsi de télécharger le travail ainsi fait sous la forme de tableaux de données pouvant être
Le vacillement des formats
retravaillés dans d’autres logiciels), mais également en vue de publier une pièce permettant de naviguer dans les extraits selon ces entrées spatiales ou temporelles.

fig. 16 (p.)

Sous la forme d’une publication web, il est alors possible de tirer parti des données géographiques ou temporelles associées à une étiquette pour offrir des représentations du corpus sous la forme d’une cartographie ou d’une frise chronologique. Ces représentations servent alors de « sommaire » pour l’appréhension des différents extraits enregistrés dans le document et permet aux lecteurs de visionner des montages réalisés à la volée correspondant à certains lieux ou certaines périodes historique. Ainsi, il s’est agi d’expérimenter différents de modes de mise en forme de la composition, orientés vers des stratégies de lecture multiples, tantôt à dominante séquentielle et tantôt orientées vers une navigation interactive.

fig. 17 (p.)

De la même manière, le logiciel stabilisé permet de développer les pratiques de montage dynamique expérimentées dans les situations ultérieures. Ainsi, à travers ce qui a été dénommé des « compositions » dans l’interface, Dicto permet de construire des montages de plusieurs extraits d’un corpus auxquels peuvent être ajoutés, pour la publication, un ensemble de contenus complémentaires sous la forme de contenus riches23, d’images ou d’hyperliens. Ce faisant, l’outil offre une plateforme pour la conduite d’expérimentations futures dans la publication de tels montages dynamiques et enrichis.

fig. 18 (p.)

fig. 19 (p.)

Enfin, le logiciel Dicto est stabilisé dans la mesure où il offre différentes fonctionnalités permettant d’intégrer son usage dans des chaînes de pratiques qui mobilisent d’autres outils et d’autres formats de données. En ce sens il offre une diversité de fonctionnalités d’export et d’import – au niveau des extraits associés à un média particulier, et au niveau du corpus entier – vers des formats standards et ouverts, qu’il s’agisse de permettre d’effectuer une mise en forme spécifique à partir d’un fichier html brut, de retraiter quantitativement les étiquettes ou les retranscriptions sous la forme d’un fichier de données tabulaire (format csv), ou encore d’interagir avec d’autres logiciels de transcription sous la forme de fichiers de sous-titres (format.srt).

23 Ces contenus sont écrits au moyen du format markdown et autorisent ainsi une grande variété d’enrichissements.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation

fig. 20 (p.)

La stabilisation de Dicto a donc opéré autant comme l’affirmation de certaines qualités esthétiques, pratiques et techniques, que par la diversification de ses usages possibles. En ce sens, la version stabilisée de Dicto est destinée à au moins trois contextes d’utilisation complémentaires et distincts : d’une part, la pratique privée de l’analyse de transcriptions ou du commentaire de documents audiovisuels ; ensuite, la génération de pièces jointes numériques visant à faire office d’annexes ou de compléments donnant à lire les sources ou les données d’une publication établie selon un format conventionnel ; enfin, la publication de documents numériques autonomes, via le partage de sites web interactifs et la production et la circulation de « montages » dans les espaces scientifiques du web, tels que les blogs de recherche. 
Le modèle de données de Dicto produit donc un format de travail et d’écriture à la fois très spécifique et très ouvert à diverses formes d’articulation. Cependant, ce format de travail, de part son caractère hybride et multiple, a fait autant œuvre de stabilisation de certaines méthodologies de travail que de désorientation des manières de faire, à commencer par les miennes. La trajectoire particulière qui a conditionné les caractéristiques de Dicto le place en effet à l’interface entre plusieurs genres de pratiques d’habitude pris en charge par des outils séparés. Ainsi, les logiciels d’analyse de données qualitative ou CAQDAS24 sont généralement dédiés à la transcription et à l’étiquetage des matériaux de recherche25, alors que des logiciels de montage spécialisés distincts sont utilisés pour l’assemblage d’extraits26. En ce sens, par son assemblage de pratiques idiosyncratique qui permet de passer de l’une à l’autre de ces activités à l’intérieur d’un même espace visuel et pratique, Dicto interroge la limite qui s’établit entre l’écriture qui vise à enquêter et l’écriture qui vise à publier.

fig. 21 (p.)

Dans la logique d’infrastructuration par le design qui sous-tend cette thèse, le code de Dicto est par ailleurs publié en ligne en licence libre (de Mourat, 2019) sous la forme d’une série de répertoires qui séparent l’outil logiciel, la description machinique de son schéma de données, et les différents gabarits de document-publication – pour les corpora, et pour les compositions – qu’il autorise. Cette mise à disposition technique permet

24 Pour Computer Aided Qualitative Data Analysis Software.25 On peut citer dans le champ des logiciels libres l’outil oTranscribe ou Sonal, et dans le champ des logiciels payant des produits tels que Invivo ou Atlas.ti.26 On peut citer Blender ou, dans le champ commercial, les outils de montage de la suite Adobe (Premiere, After Effects, etc.).
Le vacillement des formats
à son tour des expérimentations ultérieures qui pourront reprendre cette expérimentation à partir de son logiciel stabilisé, de son modèle de données ou des formats éditoriaux qu’il propose.
D’un point de vue méthodologique, Dicto a donc évolué depuis des besoins de recherche qui étaient spécifiques à une phase de fabrication dans l’enquête au sein du projet EME jusqu’à la stabilisation d’un logiciel en ligne. À travers la situation de design ayant participé du développement de Dicto, les relations entre pratiques d’écriture, d’investigation et de mise en forme ont pu être explorées selon diverses formes de collaboration et d’articulation des pratiques. Ces articulations sont maintenant – temporairement – stabilisées dans un outil en ligne. J’ai néanmoins montré dans cette partie que ce mouvement ne se limite pas à la constitution d’une série « d’essais » et « d’ajouts » puis à leur systématisation sous la forme d’un « produit » final qui répondrait à une classe de problèmes identifiés sur le terrain. Certaines des expérimentations effectuées n’ont pas trouvé de stabilisation parce qu’elles ne prenaient leur sens que dans l’articulation spécifique de compétences, de matériaux et d’outils techniques dans lesquelles elles étaient situées. De plus, certaines des caractéristiques du « Dicto stabilisé » ont été développées dans une pure logique d’expérimentation qui entend le logiciel comme une plateforme pour des expérimentations ultérieures.
Parallèlement à la trajectoire de Dicto, j’ai engagé une autre série d’expérimentations de plus grande envergure à partir de mon expérience de terrain sur l’EME. Cette dernière portait non seulement sur la mobilisation de documents audio-visuels dans la publication, mais également sur une variété d’autres matériaux – données quantitatives, images, références d’ouvrages, pièces numériques. Il s’agissait par ailleurs d’interroger le rôle des stratégies de publication dans le contexte d’éditiorialisation et de diversité des supports qui caractérisent les espaces contemporains de la publication. J’ai ainsi conduit une deuxième série de dérivations, qui a abouti à la réalisation de plusieurs logiciels d’écriture, d’édition et de design. Il s’agit maintenant d’en reconstituer les dévelop­pements.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation

Pratiques de développement pour une publication-comme-enquête

Transposer et recontextualiser un format expérimental : le cas de « Open AIME, a speculative workshop »

À la suite du terrain d’observation participante que j’ai conduit dans l’Enquête sur les Modes d’Existence, j’ai tenté de rendre davantage accessible le type de techniques de recherche observées dans les multiples jeux de traductions opérés par le projet : des stratégies de publication multiples et polymorphiques ancrées dans une relation très intime aux matériaux de recherche. En ce sens, dans les mois suivant la fin officielle du projet AIME, s’est tenu les 11 et 12 Juin 2015 un workshop intitulé « Open AIME : a speculative workshop » (Leclercq et al., 2015) que j’ai co-organisé avec Daniele Guido, Donato Ricci & Christophe Leclercq. L’objet de ce workshop était d’éprouver les possibilités de traduction de certains des éléments du projet en direction de nouvelles démarches de recherche en cours ou à venir. 
Les objectifs d’une telle initiative étaient multiples. D’un point de vue stratégique et technique, il s’agissait de « capitaliser » sur les investissements techniques, financiers et humains impliqués par l’EME en les mobilisant dans de nouvelles collaborations et recherches pour d’autres acteurs – notamment dans une logique de retour sur investissement fortement sollicitée par le financeur européen. D’un point de vue politique et éthique, il s’agissait également pour l’équipe de revenir sur la question de « l’ouverture » au centre des discussions à propos du projet. Après avoir expérimenté les divers degrés d’ouverture impliqués par le partage du code source de la plateforme, et de l’accueil d’un public de participants élargi et multidisciplinaire, nous voulions tenter d’ouvrir le format de l’EME en tant que telle en prélevant des portions de son infrastructure singulière pour les recontextualiser dans d’autres situations de recherche. Enfin, du point de vue de cette recherche, il s’agissait d’expérimenter la mesure dans laquelle les formats d’écriture, de lecture et d’enquête produits par le projet spécifique de l’EME pouvaient être à leur tour dérivés pour d’autres enquêtes et d’autres projets éditoriaux, et quels problèmes pouvaient être posés lors de telles opérations.
Le vacillement des formats
Le workshop « Open AIME » a consisté à réunir des individus aux compétences et aux provenances scientifiques variées, que l’on pourrait distinguer selon deux groupes. D’une part, nous avions invité une série d’acteurs ayant été impliqués dans la construction – ou l’analyse – de l’infrastructure technique et méthodologie de l’EME : ingénieurs, designers, contributeurs impliqués, et étudiants ayant produit des analyses de la plateforme numérique. D’autre part, nous avions réuni trois équipes de chercheurs rencontrés selon diverses modalités et intéressés à la réutilisation de l’infrastructure l’EME pour leur propre compte. Après avoir conçu en amont des esquisses de projets allant en ce sens, nous avons réalisé qu’une telle opération pouvait impliquer des dimensions diverses qui pouvaient tantôt – et parfois simultanément – mobiliser des aspects philosophiques, méthodologiques, esthétiques ou techniques. Les trois situations de recherche au centre d’Open AIME ont alors constitué trois situations de dérivations différentes du point de vue des méthodes et des opérations qu’elles impliquaient.
Ainsi, Cristina Aus Der Au, théologienne et philosophe à l’Université de Zurich, s’est présentée au workshop parisien avec un projet en gestation visant à retracer l’histoire de l’église réformée suisse. Elle s’est rapprochée de l’équipe du projet avant tout pour explorer les possibilités de développement d’une écriture collective d’un ouvrage théologique. Les raisons qui la motivaient à formuler un tel projet étaient doubles : d’une part, pour des motifs méthodologiques, les sources et les informateurs associés à son enquête étaient éparpillés et difficiles à collecter et elle désirait mettre en place une technique de collecte faisant usage du web ; d’autre part, pour des raisons méthodologiques et théologiques, parce que la dimension distribuée et démocratique de l’histoire de l’église réformée suisse lui semblait nécessiter un format d’écriture collective cohérent avec les qualités de l’objet d’étude en question :
Le défi, maintenant, consiste à écrire une ecclésiologie qui reflète de manière sympathique mais aussi critique sa propre provenance, tout en étant capable dʼincorporer, mieux encore : de manifester les caractéristiques mentionnées ci-dessus. Cette ecclésiologie ne doit donc pas être directive mais
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
doit être participative et démocratique sans être arbitraire ; elle doit montrer quelque chose de ce processus de dialogue et de controverse en cours et jamais achevé[…].27
Il est par ailleurs intéressant de noter que, dans ce cas au moins, la reprise du format EME n’était pas indifférente au projet philosophique et aux thématiques de l’EME en tant que telle. Ainsi, le projet de Cristina Aus Der Au ne formulait pas que des analogies méthodologiques et structurelles avec l’EME, mais également plus rattachées au contenu et au projet initial de Latour, notamment sur le rapport à la parole :
Elle nʼest pas seulement un outil et une structure qui aime se présenter comme le modèle parfait. Cʼest aussi dans son contenu que jʼai trouvé une analogie […]. Je commencerais donc aussi par des « croisements » – ces valeurs et concepts clés, qui peuvent être abordés par différents chemins, en essayant dʼatteindre une pluralité qui soit aussi englobante que possible et qui permette en même temps un dialogue mutuel et, espérons-le, une compréhension. Lʼensemble du processus lui-même permettrait ensuite de cartographier le corps de lʼéglise dans son existence dynamique et son ouverture.28
Dans ce cas, l’opération de dérivation envisagée peut être qualifiée de transposition, dans la mesure où elle consiste à reprendre plusieurs des dimensions – méthodologiques, techniques, esthétiques – du format initial pour l’appliquer à un autre. On notera quand même une différence importante dans la dimension méthodologique d’un tel projet : Cristina

27 Citation originale : « The challenge now is to write an ecclesiology which sympathetically but also critically reflects it own provenance, while being able to incorporate, better still: to manifest those above mentioned characteristics. Hence this ecclesiology must not be directive but has to be participative and democratic without being arbitrary; it has to show something of that ongoing and never completed process of dialogue and controversy in order to realize, that the truth cannot be discerned by one group or individual alone, but – albeit on Earth still in a preliminary way – only by the whole body of Christ ». Extrait du texte préparatoire au workshop écrit par Cristina Aus Der Au. 28 Extrait du texte préliminaire écrit par Cristina Aus Der Au. Citation originale : « It is not only as a tool and a structure that aime presented itself as the perfect model. It’s also in its content that I found an analogy […]. So I would also start with « crossings » – those values and key concepts, that can be approached via different pathways, trying to reach a plurality that is as encompassing as possible and at the same time enabling mutual dialogue and hopefully comprehension. The entire process itself would then map the body of the church in its dynamic existence and openness. »
Le vacillement des formats
Aus Der Au désirait éviter la dimension « pyramidale » du format initial de l’EME, identifiant un auteur « principal » et des contributeurs variés pour lui préférer un mode d’écriture collective distribué dès l’ouverture du projet. Une telle nécessité fut au centre du travail de design effectué durant l’atelier.
La deuxième équipe conviée à Open AIME provenait du Centre Virtuel de Connaissance sur l’Europe (CVCE), centre de recherche rattaché à l’Université de Luxembourg, qui concentre notamment une base historique très importante de documents de divers types (imprimés, vidéos, …) permettant de retracer l’histoire communautaire de l’Union Européenne. Pour ce cas, c’est un dispositif existant qui fut utilisé comme point de départ : le site du CVCE proposait en effet déjà à différents chercheurs, sur la base de l’archive constituée par l’institution, d’écrire et de publier de courts textes permettant de mettre en sens et en perspective cette dernière. Sous la forme de pages web intitulées « ePublication », le site mêlait ainsi ensemble un texte à vocation scientifique ou didactique, et une sélection de « ressources » tirées de la base générale du centre.

fig. 22 (p.)

La rencontre avec le format de l’EME fut alors envisagée comme le moyen – technique et interfacique – de rapidement re-concevoir l’interface de lecture et d’écriture des « ePublications » dans le sens d’une intrication plus intime entre les documents de la base et les textes écrits par les historiens. L’opération peut alors être envisagée comme celle d’une extraction ou d’une transplantation de l’une des dimensions du format de lecture et d’écriture de l’EME – notamment, le système de colonnes de son édition web dite « livre » – puis de recontextualisation dans un espace de publication à la géographie sociale, au contenu et aux objectifs différents.
Bruno Latour, enfin, a participé au workshop dans le cadre d’une recherche de terrain ethnographique conduite auprès de scientifiques spécialisés en géochimie et en sciences du sol tournés autour des Zones Critiques29, pour lesquels il se questionnait vis-à-vis de techniques d’enregistrement de données de terrain. Il envisageait un prolongement de l’EME comme outil hybride faisant à la fois office de carnet de terrain et d’outil d’écriture à ciel ouvert, permettant notamment d’impliquer ses « obser-

29 Pour plus d’informations sur ce projet en cours et son aboutissement sous la forme d’une nouvelle exposition commissionnée par Bruno Latour, voir (Latour, 2015b).
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
vés » dans la production et la critique de la documentation constituée pour écrire l’ouvrage. Dans ce cas, le plus proche du projet original – du fait de la présence de Bruno Latour, de l’architecture du collectif et de la présence d’un système de contribution, etc. – on pourrait dire que l’opération envisagée a relevé initialement de la reproduction du format construit par l’EME : il s’agissait de reprendre quasiment le même dispositif puis d’envisager sa compatibilité avec un autre contenu.

fig. 23 (p.)

Sur la base de ces trois projets, le workshop a consisté à présenter le format EME et les différentes analyses dont il avait été l’objet – notamment en terme d’appropriation collective et de réception – puis à assembler des équipes permettant de matérialiser et de spéculer sur de potentiels transferts, réutilisations ou reprises dans chacun des cas. Ces discussions, nourries par de nombreuses pratiques matérielles de design – schématisation, maquettage rapide, mise en situation au moyen d’outils de dessin – ont permis d’explorer les transferts possibles et les problèmes à venir si certaines de ces dérivations venaient à être effectivement engagées.

fig. 24 (p.)

De ces échanges et des sessions de travail, ont découlé un projet de système d’éditorialisation d’archives pour la base sur l’Union Européenne, un outil d’écriture « entourée » pour l’écclesiologie helvétique, et une plateforme d’écriture et de documentation construite sur le principe d’un mouvement de question/réponse et de conversation documentée pour le projet de Bruno Latour30. Ces propositions ont été le résultat de diverses négociations dans lesquelles nous avons tenté d’envisager les efforts minimums qui permettraient d’effectuer de telles opérations de dérivation. Dans certains cas, le pari fut réussi, alors que pour d’autres, ce sont les principes méthodologiques et les dimensions techniques fondamentales de l’EME qui ont du être remises en cause.

fig. 25 (p.)

Ces expériences ont révélé une double complexité : d’une part, la difficulté à désintriquer les différentes dimensions du format de EME – notamment la complémentarité des différentes éditions (site web, imprimé, …)31 et la correspondance entre ses dimensions philosophiques et

30 Voir (Leclercq et al., 2015).31 Par exemple, concernant le projet sur les zones critiques, la capacité d’un site web « seul » à mobiliser des participants sur l’annotation de la documentation d’un livre en cours d’écriture a été discutée.
Le vacillement des formats
méthodologiques ; d’autre part, la difficulté de séparer l’EME de son contexte de recherche et de production originel (notamment, les ressources humaines et techniques du médialab, partie cardinale de l’infrastructure du projet initial)32. Au cœur des discussions et des expérimentations conduites dans ce cadre, la fragilité d’un tel format a également été éprouvée dans la mesure où il s’est trouvé à plusieurs reprises menacé par le risque de perdre de sa pertinence une fois vidé de sa substance initiale – la question posée étant alors de repartir du projet EME ou de faire table rase pour reconcevoir des dispositifs en fonction de chaque situation travaillée.

fig. 26 (p.)

Au-delà des perspectives découvertes à propos des trois cas d’étude présentés durant la rencontre, l’expérience a renseigné sur les opérations intellectuelles qu’impliquent un tel mouvement de dérivation à partir d’un format expérimental devenu cadre pour de nouvelles pratiques : transposer certains éléments de son infrastructure, recontextualiser certaines de ses caractéristiques, ou encore reproduire certaines de ses fonctionnalités. De telles opérations ne sont pas allées sans générer certaines frictions produites par les reconfigurations produites entre les différents formats de l’EME, qui se sont ainsi manifestés dans toute leur hétérogénéité.

Reconstituer une démarche d’enquête hétéroclite à travers la production d’un format d’écriture et de lecture expérimental

En parallèle de l’expérience d’Open AIME, j’ai mené une suite d’expérimentations mêlant design graphique et développement informatique, et visant initialement à mettre en forme et partager les résultats de mes diverses pratiques de reconstitution à propos de l’EME. Au vu des diverses modalités d’enquête employées, le problème de leur communication et de leur articulation avec un texte en prose synthétisant mon analyse du projet s’est rapidement posé. Cette situation est alors devenue le point de départ pour la fabrication de moyens de publication permettant de combiner des pratiques d’écriture mobilisant finement les matériaux d’une recherche, la production de documents respectant les normes techniques et documentaires en vigueur dans le monde universitaire, et un environnement propice à des activités de design graphique et interactif avancées.

32 Pour le cas des ePublications du CVCE, la mise en place de l’interface d’écriture imaginait aurait par exemple demandé une infrastructure humaine importante pour accompagner les auteurs dans la rédaction et la manipulation du système d’écriture imaginé.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
Dans le cadre d’un appel à contribution de la revue de design internationale Visual Language, pour un numéro spécial consacré à la relation entre design et humanités numériques intitulé Critical Making : Design and the Digital Humanities, j’ai d’abord effectué avec les membres de l’équipe du projet EME une forme de retour analytique sur le type de conclusions et d’interprétation qu’avaient permis de produire mon passage dans l’équipe. Pour ce faire, nous avons écrit un article imprimé – constitué de textes et de figures visuelles tirées du projet et de nos diverses analyses – publié dans le cadre de la revue (Ricci et al., 2014) mais également une version numérique interactive que nous avons qualifiée de web compagnon33. Cette version numérique offrait une profondeur de lecture supplémentaire aux chercheurs intéressés en leur permettant de parcourir les matériaux de recherche mobilisés pour produire nos arguments : pour un extrait d’entretien, il s’agissait de donner accès à la vidéo en ligne de son enregistrement, accompagnée de sa transcription, afin de permettre d’en consulter la matière langagière mais également les inflexions, hésitations et autres formes de langage non-verbal de l’interviewé ; pour une visualisation d’informations, il s’agissait de permettre au lectorat des activités de navigation temporelle, de filtrage ou d’approfondissement ; pour une citation de document, le web nous permettait de donner à lire les extraits mobilisés dans le contexte de leur source complète ; etc. Il s’agissait ainsi, à travers cet article proposant un retour critique sur les différentes formes de réception et d’appropriation de l’EME, d’opérer un geste réflexif et récursif reconduisant le même geste de publication que celui des éditions numériques dont l’article était l’objet.

fig. 27 (p.)

fig. 28 (p.)

Du point de vue de son dispositif de lecture, la version web compagnon de Clues Anomalies Understanding se présente comme une pièce en trois colonnes qui fait usage d’un motif d’interaction web intitulé scrollytelling34, à savoir un mode de lecture séquentiel dans lequel l’opération de défilement vertical des contenus par le lecteur déclenche un ensemble d’évènements à l’écran, tels que l’affichage d’une vidéo, l’apparition ou la mise à jour d’une visualisation, en correspondance avec la partie du texte en train d’être lue. Dans cette mise en page en trois colonnes, la colonne de gauche tient lieu de sommaire et fil d’Arianne

33 Voir http://modesofexistence.org/anomalies/.34 Ce néologisme est une contraction de scroll (défiler) et storytelling (narration).
Le vacillement des formats
pour la navigation dans l’espace de la page, la colonne principale présente un texte séquentiel identique à celui de la version papier de l’article, et la colonne de droite affiche un contenu contextuel qui dépend de la position du lecteur dans la page et/ou des actions de ce dernier (certains éléments du texte sont cliquables). Elle peut afficher divers type d’éléments : des images, des visualisations (frise chronologique, réseau de noeuds et de liens), des images, et des sites ou documents paginés entiers. La page web existe également sous une forme imprimable, qui reprend les différents éléments de contextualisation de l’article et les remet en page selon une logique séquentielle adaptée à un document paginé35.
Du point de vue de son dispositif d’écriture, et dans la logique d’observation participante de mon terrain, Clues Anomalies Understanding a été écrit à huit mains par Donato Ricci, Christophe Leclercq, Bruno Latour et moi-même. Pour ce faire, en parallèle du design du site à proprement parler, j’ai fabriqué un module technique intitulé Modulo qui permettait d’amender et de modifier le texte, les références bibliographiques utilisées et les visualisations, à travers l’édition d’un fichier unique pouvant être écrit avec un éditeur de texte générique. Ce fichier unique a pu être mis à jour progressivement et collectivement pour conjuguer dans un même mouvement l’écriture en prose, la spécification des différentes visualisations, et la configuration des extraits vidéos et autres citations présentées dans le site. Par ailleurs, la légèreté du système alors utilisé – qui ne nécessitait pas de base de données, de serveur ou de logiciel d’édition spécifique, et consistait en une simple page web 36opérant la mise en forme depuis le navigateur des visiteurs grâce à la technologie javascript – a permis de mettre en place une méthode de travail itérative et organique dans laquelle l’évolution du site et de son design n’était pas dépendante d’une lourde infrastructure technique ou de compétences ingénieriques importantes.
Ainsi, le projet de web companion répondait à la fois par son histoire et par son fonctionnement au projet EME, dont il tentait de reprendre un ensemble de propriétés et de les traduire pour une autre démarche et un autre contexte, redoublant ainsi sur un autre mode le geste de dérivation

35 Le logiciel fait alors usage de la spécification CSS print, qui permet d’indiquer à l’intérieur d’une page web les règles de mise à forme à suivre pour une mise en page paginée (Etemad & Grant, 2013).36https://github.com/robindemourat/clues-anomaly-understanding.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
effectué lors de l’atelier Open AIME. Sur cette base, dans la double perspective d’équiper la publication de la présente thèse et de diffuser de telles méthodes auprès d’autres chercheurs, j’ai formulé le projet de formaliser cette expérimentation via un modèle de données explicite, puis de la décliner en un ensemble de modules techniques interopérables, puis, plus tard, de la faciliter grâce à des logiciels spécifiques d’écriture et d’édition. Cette stabilisation allait trouver le nom de Modulo, puis plus tard de Peritext.

L’échec de stabilisation de pratiques expérimentales via l’adaptation de formats de données existants

La première bibliothèque de code dérivée de l’article « Clues Anomalies Understanding » fut intitulée Modulo et publiée en 2015 sur la plateforme de partage de code github (de Mourat, 2 novembre 2015/2015). Elle consistait à interpréter un fichier de texte brut composé avec les formats établis markdown (pour l’écriture des parties en proses de l’article) et JSON (pour la spécification des visualisations de l’article) pour produire le site web existant.

fig. 29 (p.)

L’écriture de l’article fut également l’occasion d’expérimenter d’autres systèmes d’écriture plus conventionnels pour l’écriture scientifique, utilisant notamment XML et LaTeX. Peu adaptés à la dimension web visée par le projet initial, ces expérimentations permirent néanmoins de faire évoluer l’expérimentation dans le sens d’un nouveau format d’écriture reprenant partiellement ces formats dominants, en utilisant le format de définition des références bibliographiques associé au format LaTeX (intitulé BibTeX), et le mêlant avec le format markdown utilisé pour l’écriture de la prose. L’idiome hybride utilisé pour l’écriture de l’article fut ainsi progressivement stabilisé dans l’optique de créer une méthode d’écriture propre à être réutilisée et appliquée à la génération de sites web, mais également de documents pour liseuses numériques au format.epub, et de fichiers.pdf propres à l’impression, répondant ainsi à la dimension polymorphique et multi-support au centre des méthodologies du projet EME. À partir de ce projet, mes activités ont ensuite consisté à effectuer
Le vacillement des formats
le design d’un format de données éditorial permettant de manipuler dans le texte la représentation de figures complexes tels que des visualisations de données, des extraits audiovisuels et autres éléments avancés convoqués par les documents.

fig. 30 (p.)

À partir du modèle d’écriture alors imaginé, le premier Peritext fut développé comme une série de modules techniques articulés par une structuration des données commune, et aptes à être mobilisés de manière coordonnée ou autonome en fonction de différents projets de conception éditoriale. Dans le scénario de travail de cette version, un ensemble de fichiers markdown, bibtex et de dossiers se voyait édités par les auteurs, éditeurs et designers37, puis interprété au moyen de modules dits connecteurs. Enfin, au moyen de contextualiseurs puis de renderers, ces contenus étaient mis en forme et transformés en fichiers propres à la publication – qu’il s’agisse de fichiers.pdf pour l’impression, de fichiers.epub pour liseuses numériques, ou de fichiers.html permettant la publication de sites web statiques.

fig. 31 (p.)

Conjointement à ce projet de conception autorisant de nouvelles pratiques d’écriture au plus proche des matériaux, le système Modulo, qui fut rapidement renommé en Peritext, fut également développé dans l’optique de ne pas négliger la rigueur documentaire et technique requise par les normes d’édition scientifique. Ainsi, les premières versions du projet s’attachèrent notamment à automatiser la génération de documents web abondamment documentés au moyen de la norme de définition de métadonnées DublinCore (« Dublin Core Metadata Initiative », 1995) ; mais également à permettre la compatibilité de ces mêmes documents avec des logiciels de gestion de bibliographie tels que Zotero via l’encodage des références bibliographiques mobilisées dans les pages38, et enfin l’utilisation de formats de microdonnées à l’intérieur des contenus facilitant une indexation précise des contenus produits par les moteurs de recherche généralistes et spécialisés39.

37 Initialement, des modules permettaient de connecter les générateurs de Peritext à une diversité de sources de données : sur des fichiers sur un disque dur, sur un serveur ou encore via des services de cloud computing de type Google Drive ou Dropbox.38 Les modules fabriqués utilisaient le format technique Context Object In Span pour ce faire (« COinS », 2006).39 Peritext utilise principalement le standard microdata (« JSON Schema », 2009).
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
Parallèlement aux développements techniques de Peritext, les mécanismes de lecture et de navigation mis en place dans l’article numériques furent stabilisés. Leur adaptation à des échelles de contenus plus importantes – celles d’une monographie ou d’une thèse de doctorat – conduit à stabiliser les dispositifs expérimentés précédemment, mais également à en expérimenter de nouveaux comme la génération d’index numériques permettant de naviguer dans les différentes mentions d’un terme ou d’une personne. La rédaction de la présente thèse fut le premier lieu d’expérimentation de tels essais.

fig. 32 (p.)

fig. 33 (p.)

Le développement du module technique mis en place pour l’article « Clues Anomalies Understanding » a été l’occasion de rejouer une partie de la méthode expérimentée dans l’EME, mais aussi d’en expérimenter certains des points aveugles, d’abord en termes d’articulation entre dimensions techniques et sociales. Ainsi, le système mis en place a permis de questionner le caractère centralisé et techniquement lourd d’une infrastructure telle que celle mise en place pour l’Enquête, en proposant à la place une technologie plus légère à mettre en place et à faire évoluer. Ensuite, alors que les éditions numériques de l’EME se présentaient comme une forme de « boîte noire » pour le web, nécessitant la création d’un compte pour être consultées et ne respectant pas les normes techniques en vigueur concernant la documentation et l’indexation des publications scientifiques en ligne, j’ai cherché dans un premier temps à développer des moyens de répondre aux contraintes techniques de manière automatisée afin de pouvoir plus librement aborder les aspects au centre la publication-comme-enquête. Des bases étaient alors posées pour la conduite de nouvelles expérimentations, et l’instauration d’un espace plus stable pour de futures pratiques de collaboration entre designers et chercheurs. 
L’ensemble des éléments constitutifs de cette première version furent documentés sur une page wiki accessible à l’édition (de Mourat, 2016), puis présentée et utilisée pour quelques expérimentations avec des chercheurs du médialab Sciences Po et des designers. Le projet fut exposé à la biennale de design graphique de Chaumont en 2017 (Philizot & Martin, 2017).
Le vacillement des formats

Reconstruire une infrastructure pour les pratiques d’écriture, d’édition et de design dans les SHS

La troisième étape conduite à partir des expériences de dérivation du dispositif éditorial de l’EME a été concentrée sur le développement d’interfaces d’écriture spécifiques et la mise au point minutieuse d’un modèle de données stable. En effet, je me suis assez rapidement heurté aux limites du bricolage que constituait le système d’écriture du premier Peritext fondé sur les formats existants markdown et bibtex. Plusieurs expérimentations et présentations auprès de chercheurs et de designers ont révélé que l’écriture avec ce dernier s’avérait lourde et complexe, et de plus que les bénéfices apportés par le système n’étaient pas suffisamment supérieurs au coût d’apprentissage des langages concernés pour que le système soit vraiment adopté. En outre, il était difficile de représenter les structurations complexes que demandait la description d’objets élaborés tels que des visualisations de données, ou encore de manipuler le format bibtex de manière satisfaisante au moment de l’écriture, au-delà du renseignement de références bibliographiques auquel ce format était initialement dédié. 
C’est alors que la création d’un système plus spécifique s’est présentée comme une possibilité risquée mais justifiée dans le contexte d’expérimentation qui était le mien. D’abord, un modèle de données sous la forme d’une série d’objets a été développé – il sera décrit dans la suite de ce chapitre – et les formats de données associés à l’édition initialement utilisés – bibtex et markdown – furent abandonnés au profit du format JSON, plus adapté à la formulation de relations complexes, et faisant office de format d’échange standard dans les environnements web dans lesquels les modules du projet étaient de plus en plus mobilisés. En parallèle, je me suis engagé dans le développement d’une interface d’écriture spécifique permettant d’éditer visuellement des documents de recherche complexes, et notamment de basculer entre plusieurs modes de prévisualisation de différentes « intentions d’écriture » selon les types de supports – web, imprimé, liseuse.
À partir de 2016, les différentes itérations et expérimentations de Peritext furent donc progressivement stabilisées en un ensemble cohérent et partageable comportant un schéma/format de données, un ensemble de
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
bibliothèques de code interopérables, et une application d’édition40 se présentant sous la forme d’un service et ligne et d’un logiciel de bureau intitulé Ovide (fig. 35 p. ). Ovide est disponible – comme le logiciel Dicto décrit précédemment – comme une application autonome fonctionnant en ligne ou sous la forme d’une application de bureau. Ce logiciel a fait office d’outil d’écriture et de composition de la présente thèse, lieu d’une nouvelle situation d’articulation entre format d’écriture, format éditorial et format de données – en même temps que son développement a agi comme la démonstration des possibilités du modèle de données Peritext.
Les pratiques de recherche engagées durant le temps de ma recherche doctorale ont alors dialogué avec des pratiques professionnelles dans lesquelles j’ai été impliqué en tant que designer d’interfaces et développeur. D’abord, j’ai été conduit à effectuer une simplification du modèle de données Peritext dans le cadre du programme de recherche Formation par la cartographie des controverses à l’analyse des sciences et techniques41 (FORCCAST) au sein l’équipe du médialab de Sciences Po. Dans ce contexte, j’ai été le designer et le développeur principal d’un logiciel collaboratif intitulé Fonio42 visant à permettre l’édition collective de dissertations numériques pour des étudiants en Sciences Humaines et Sociales. Ce dernier propose un modèle de données (et une interface d’écriture) légèrement moins complexe que celui de Peritext, car dédié exclusivement à la réalisation de sites web combinant une forte structuration documentaire, et des possibilités avancées de design et d’intégration de matériaux divers. Avec Fonio, de nombreux étudiants43 ont eu l’occasion de s’approprier ce format d’écriture et de publication pour en faire le cadre de nouvelles expérimentations à leur degré de compétence, mobilisant parfois le logiciel pour produire des sites web semi-finis qu’ils ont ensuite repris au moyen d’autres outils.
J’ai par ailleurs été conduit à effectuer une opération d’adaptation de Peritext à l’occasion d’une collaboration dans le champ de la publication en arts et design avec le groupe de recherche Hybrid Publishing43 de

40https://peritext.github.io/ovide/.41http://controverses.org/.42 Voir https://fonio.medialab.sciences-po.fr/demo. Fonio a été réalisé en équipe avec le concours des ingénieurs Mengying Du, Guillaume Plique, Arnaud Pichon, Jérémy Richard, sous la supervision de Paul Girard.43 Fonio a été notamment été utilisé par l’intégralité des étudiants de première année de Sciences Po à la rentrée depuis la rentrée 2018 dans le cadre d’un cours intitulé Culture numérique.
Le vacillement des formats
l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (« Experimental Publicizations », 2018). Il s’agissait d’adapter certains des modules techniques et des principes stabilisés de Peritext au projet d’une plateforme collaborative d’édition de revues en art & design. À cette occasion, la conception et la fabrication du prototype Métis44 a permis d’explorer la capacité de certains des principes de conception de Peritext à permettre des pratiques de design avancées, notamment pour la conception de livres numériques au format.epub. Ce prototype a également introduit la possibilité de créer des éditions ou des « articles » de revues centrés sur des matériaux non-textuels, qu’il s’agisse par exemple de vidéos45 ou d’œuvres d’art numérique. Cette expérience a permis d’enrichir le modèle stabilisé de Peritext à l’issue de la collaboration, et de reprendre certains des modules techniques développés pour l’occasion afin de les verser dans le « corps » des bibliothèques de code en licence libre qui constituent la part technique du projet.
Partant d’un projet initial que l’on pourrait qualifier d’instrumental, la fabrication de Peritext s’est ainsi muée en une aventure longue et sinueuse46 aux développements techniques, esthétiques et intellectuels non-anticipés. À partir de la première version conçue pour étudier le projet EME, c’est tout un ensemble de modules, d’expériences et d’essais qui furent développés à travers le temps et les collaborations qui ont jalonné ce parcours doctoral. Ce cheminement a été suivi pour réaliser un projet initial de l’ordre de l’infrastructuration des pratiques de publication dans le sens d’un dialogue plus riche entre pratiques de design et pratiques de publication universitaire. Cela dit, il s’est également progressivement transformé en une pratique réflexive participant de mon enquête. Le lieu de la conception est donc devenu l’occasion d’une étude des technologies d’écriture, des formats de données éditoriales, et des implications de la publication pour les manières d’écrire et de conduire la recherche. En dérivant d’une situation de conception à une autre, j’ai été amené à rejouer ou à reconstituer en partie les problématiques de conception qui se sont posées lors de la stabilisation des manières de faire de la publica-

43 Ce groupe est désormais intitulé Experimental publicization.44Réalisé en collaboration avec notamment Julie Blanc, Lucile Haute, Dominique Cunin, et Samuel Bianchini. Voir : https://github.com/robindemourat/metis-backoffice.45 Furent retrouvées à cette occasion les expérimentations effectuées autour du projet Dicto.46 Le cheminement ayant conduit à la publication d’une version stabilisée et « démontrable » de Peritext a été l’occasion d’au moins cinq réécritures complètes du modèle de données et du code source des modules du projet stabilisé.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
tion aujourd’hui dominantes et relativement stabilisées sur les plans techniques, épistémologiques et institutionnels. Il s’agit maintenant de qualifier les effets méthodologiques et épistémologiques d’une telle trajectoire de fabrication-comme-enquête.

Qualifier les effets d’une trajectoire
de fabrication-comme-enquête

Les situations de conception et de fabrication éprouvées lors de cette thèse47, ont conduit à une multitude d’expérimentations qui questionnent toutes les tensions entre stabilisation et déstabilisation provoquées par une pratique de design située au sein des collectifs de recherche en SHS. À travers la description du parcours suivi, j’ai identifié une série d’opérations qui ne se limitaient pas à une série d’essais et d’erreurs en vue de trouver des solutions optimales. Au contraire, ces traductions ont permis de provoquer une multitude de reconfigurations entre les différents formats – de données, d’écriture, d’édition – qui se sont vus produits à l’occasion de l’une de ces situations, puis re-mobilisés en tant que cadres pour une autre. Elles ont par ailleurs permis de dresser un inventaire partiel des opérations de dérivation qui permettent de qualifier ces diverses transformations.

fig. 35 (p.)

La trajectoire qui a construit cette recherche se présente ainsi comme un double cheminement visant à la fois à contribuer à un meilleur équipement des pratiques – une visée diagnostique – et à expérimenter des formes d’articulation entre design et enquête – une visée méthodologique. D’un point de vue diagnostique, elles ont permis de stabiliser et d’améliorer un modèle de données adapté à des pratiques mêlant de manière intime pratiques d’enquête, d’écriture et de design, et que j’ai qualifiées de publication-comme-enquête. D’un point de vue méthodologique, elles ont aussi constitué une méthode d’expérimentation des rôles possibles du design vis-à-vis des situations de publication en SHS. Il s’agit alors d’en qualifier les effets.

47Certaines expérimentations similaires dans leur trajectoire ne sont pas été relatées dans ce texte. Voir par exemple le projet Zoterama, visant à instrumenter la pratique de constitution d’une bibliographie comme une pratique de publication expérimentale (Mourat, 23 février 2016/2016), fidèle à l’attitude d’écriture « depuis les matériaux » et de reprise successive depuis « l’écriture qui enquête » vers « l’écriture qui publie » qui a guidé l’ensemble de mes expérimentations.
Le vacillement des formats

Une attitude évolutive dessinant un paysage pluriel pour les contributions d’une enquête en design aux SHS

Les différentes dérivations constitutives de la trajectoire de recherche sont le fruit de l’hétérogénéité de mon attitude dans les différents temps qui ont construit cette recherche. Ainsi, suivant les situations, la mobilisation du design a été effectuée selon des finalités que je qualifierais d’instrumentales – c’est-à-dire destinées à remplir une fonction prédéterminée – et d’autres que je qualifierais d’expérimentales – c’est-à-dire pour l’exploration des qualités incidentes sur les plans techniques, esthétiques ou éditoriaux, des productions réalisées dans les situations de fabrication. L’effet que produit un tel vacillement est une forme de cartographie partielle des différentes attitudes que peut occasionner l’embarquement de segments de design dans une pratique d’enquête.
Afin de qualifier la trajectoire expérimentale dessinée par cette recherche, je propose donc d’écrire sous la forme d’un diagramme le territoire que j’ai exploré. Pour ce faire, je propose de le dessiner comme un espace spéculatif à deux axes : l’un pour l’action des formats que j’ai élaborés, l’autre de l’attitude qui les a produites (fig. 36 p. ). Dans ce territoire, je peux alors tracer les différents déplacements qu’a produit l’enchaînement de dérivations qui a caractérisé par pratique du design. Ainsi, dans un premier temps, via une attitude d’équipement conduisant au bricolage de moyens existants, les situations de collaboration rencontrées dans le cadre de ma recherche m’ont conduit à participer à la fabrication de documents-publications expérimentaux dont les formats furent conçus spécifiquement pour une situation de recherche. Dans un deuxième temps, je me suis engagé dans une démarche de stabilisation conduisant à la production de logiciels utilisables et fonctionnels, selon une tendance instrumentale visant à équiper et susciter le développement de pratiques de publication-comme-enquête. Dans un dernier temps, ces logiciels sont devenus le cadre pour de nouvelles pratiques expérimentales en cours ou à venir, ainsi que pour la fabrication itérative de cette thèse. Une telle trajectoire dessine ainsi un espace de possibilités pour les rôles que peuvent prendre les pratiques de design au sein des collectifs de recherche en SHS, sur le registre d’une contribution
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
réciproque entre les dimensions expérimentales et instrumentales d’une tellle activité.

Un geste performatif, multimodal et investigatif

La trajectoire méthodologique suivie dans le cadre de cette recherche a par ailleurs un effet sur la manière dont cette enquête sur le vacillement des formats se voit écrite. Dans la mesure où la présente thèse mobilise elle-même les expérimentations qu’elle relate, ce parcours a construit dans une même correspondance son objet d’étude, son propos et sa propre infrastructure de publication, et fait dialoguer diverses pratiques d’écriture – qu’elles soient prose, dessin, ou programmation informatique. C’est donc un geste performatif de reconstitution des enjeux du vacillement des formats qui, en faisant vaciller les formats de la présente publication, constitue une démarche de publication performative48 visant à incarner son propos dans son mode de matérialisation.
Cependant, c’est aussi un geste multimodal dans la mesure où il s’inscrit dans le désir de faire dialoguer des pratiques de fabrication avec des pratiques d’enquête en reprenant et en retravaillant des matériaux avec leurs propres techniques d’écriture. En cela, ma démarche s’inscrit bien dans le registre d’une fabrication critique visant à faire dialoguer des pratiques matérielles et des pratiques discursives (Ratto, 2011) plutôt qu’à illustrer ou à démontrer des concepts ou des « théories » préexistantes. Via le dialogue avec des matériaux de recherche inconnus qu’implique un geste multimodal, ce dernier participe aussi d’une remise en lumière des modèles performés dans le cadre des pratiques normales de publication. En ce sens, la mise en œuvre cette trajectoire a permis de faire constamment jouer la distinction entre « service » et « recherche » dans les institutions universitaires : elle a successivement relevé de ces deux dimensions en alternant entre des attitudes instrumentales et des attitudes expérimentales. Ensuite, elle a aussi travaillé la frontière qui existe entre pratiques d’enquête, pratiques d’écriture et pratiques de publication, via les agencements hybrides que les dérivations entre les situations de fabrication ont notamment produit.

Le vacillement des formats
Enfin, une trajectoire de dérivation par le design est une pratique investigative dans la mesure où elle est l’occasion d’une série de pratiques de documentation et de développement ancrées dans les enjeux de conception de chacune des situations de fabrication rencontrées. Ces dernières constituent alors des lieux d’investigation bibliographique et empiriques depuis lesquels peuvent être produits des études de cas, des démarches d’équipement conceptuel et le lieu de production de matériaux « discursifs » pour la recherche. En ce sens, en guise d’exemple, les travaux de conception et de fabrication de Dicto m’ont amené à comparer différentes versions de la notion des « données de recherche » et son rôle hétéroclite dans les pratiques de publication, suivant qu’on l’entende dans le champ des pratiques de recherche en SHS, de l’informatique ou des métiers de l’édition. Dicto m’a également conduit à approfondir mes lectures sur les relations épistémologiques et méthodologiques qui s’établissent entre terrain et écriture, abordées dans le chapitre 3 (p. ). Le travail de Peritext, quant à lui, m’a notamment conduit à me rendre davantage attentif à la performativité transactionnelle (Johanna Drucker & Svensson, 2016) des technologies d’écriture en recherche et à la mettre en regard avec les multiples modulations impliquées par la collaboration interdisciplinaire. Quant à la distinction entre « contenu » et « présentation » abordée dans le chapitre 2, cette dernière est au centre des expérimentations sur les représentations intermédiaires qui seront détaillées par la suite dans ce chapitre. Ces situations de design ont donc été à la fois un « véhicule pour l’enquête » (Matthews & Wensveen, 2015), un terrain d’investigation et une contribution en tant que telles à la présente recherche. Il s’agit maintenant de définir ce qu’une pratique de fabrication-comme-enquête en design peut apporter dans ce contexte.

La fabrication-comme-enquête comme pratique située, réflexive et expérimentale

Il s’agit maintenant de qualifier les différents effets méthodologiques et épistémologiques du geste méthodologique conduit à travers cette recherche. Le premier de ces effets est la dimension nécessairement située des connaissances élaborées selon cette manière de faire la recherche en design. L’enquête en design menée dans le cadre de cette thèse a en effet été conduite depuis une petite quantité de laboratoires, de collaborations et d’environnements qui ont fait naître les
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
pratiques depuis des situations spécifiques. Elle s’inscrit en ce sens en partie en résonance avec des pratiques contemporaines de la recherche en design participatif consistant à ancrer la recherche dans la pratique de la « résidence » (Gourlet, 2018) ou de « l’immersion » (K. W. Hall et al., 2019). Une telle approche conduit à la formulation de « méthodes situées » (Nielsen et al., 2014) qui ont des implications pour le type de connaissances produites mais aussi pour les relations qu’elles impliquent vis-à-vis des productions disciplinaires existantes. En ce sens, dans le champ de l’anthropologie du design, Lucy Suchman a proposé une reconceptualisation des pratiques de conception comme des activités situées dans un ensemble de réseaux et de pratiques et liées aux méthodes et savoirs qui peuvent les aider sous la forme de ressources – plutôt que de « recettes » ou, dans le vocabulaire de cette recherche, de matériaux plutôt que de modèles gouvernant à priori les pratiques (Suchman, 2006). Cette dimension « opportuniste » de l’enquête en design conduit ainsi à un rapport souple avec les équipements discursifs des autres disciplines qui peuvent être adaptés, combinés ou « retournés » (Gentès, 2015) en fonction de la pertinence de la situation.
Ensuite, cette trajectoire est réflexive, dans le sens où elle engage, par la dérivation entre les situations qu’elle implique, à faire retour sur les manières de faire et formuler les enseignements appris. À ce titre, les travaux du chercheur Donald Schön (Schon, 1984), semblent pertinents pour décrire les effets d’une trajectoire de dérivation en recherche. Les concepts de réflexion en action et de conversation avec le « matériau de la situation » – comme moyens de comprendre dans la pratique des designers – sont en ce sens les instruments d’un mode d’interprétation spécifique qu’il me semble avoir expérimenté dans mes trajectoires de fabrication. Dans le cadre d’une pratique située, par ailleurs, cette dimension réflexive est « contagieuse » dans la mesure où elle peut infuser les pratiques des collectifs dans lesquels elle est intégrée.
Enfin, cette trajectoire est expérimentale, dans la mesure où, même si elle a pu présenter des finalités précises à un moment ou un autre de son développement, elle est mue par un mouvement de correspondance avec chacune des situations qu’elle rencontre dont l’aboutissement n’a pas été
Le vacillement des formats
défini par avance et ne peut être complètement défini. Il faut cependant d’abord interroger ce que l’on peut entendre par « expérimentation » dans le champ contemporain des SHS, et prendre quelques précautions vis-à-vis des implications de ce terme. Johanna Drucker a ainsi qualifié de « poussières de pixel » (« pixel dust ») une approche de l’expérimentation dans les SHS qui prendrait pour horizon un solutionnisme technologique susceptible d’économiser les temps et les efforts nécessaires à la conduite de la recherche (Johanna Drucker, 2014b). Dans la même perspective, depuis le champ voisin des cultural studies, Janneke Adema a appelé à distinguer deux acceptions de la notion d’expérimentation (Janneke Adema, 2012b) : la première viserait, via un processus dont la finalité serait l’innovation, à rentabiliser les investissements effectués dans lʼUniversité. La seconde version de l’expérimentation, cela dit, est comprise comme une expérience à même de questionner le cadre intellectuel depuis lequel elle est formulée. Elle engage alors l’expérimentation comme un moyen de générer des espaces d’altérité à l’intérieur de l’institution, participant d’un accès ouvert radical qui questionne les limites et les conditions de formation sociale des collectifs de recherche. Au moins dans sa dimension performative et démonstrative de manières alternatives de faire de la publication, cette recherche s’inscrit dans un positionnement similaire.
Par ailleurs, du point de vue de la valeur méthodologique de l’expérimentation, Tim Ingold conçoit aussi lʼactivité d’expérimentation comme une méthode dʼélaboration de connaissance de lʼintérieur plutôt que comme l’exploitation de « données » permettant de séparer le « vivre » et le « connaître ». Il approche à ce titre des pratiques comme celle de lʼobservation participante en tant que manière dʼapprendre de son terrain plutôt que dʼapprendre à propos de lui. Dans la lignée de l’art de l’enquête prôné par Ingold, les expérimentations que j’ai conduites ont d’abord été le moyen de prendre connaissance d’un objet et d’en explorer les enjeux, mais également d’entrer en correspondance avec ce dernier. Lʼexpérimentation est alors saisie comme l’occasion d’un cheminement intellectuel plutôt que comme l’évaluation dʼhypothèses ou la résolution de problèmes :
Dans lʼart de lʼenquête, le développement de la pensée accompagne et répond continuellement aux flux des matériaux avec lesquels nous travaillons. Ces matériaux
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
pensent en nous comme nous pensons à travers eux. Ici, chaque mise en œuvre constitue une expérimentation, non pas au sens où lʼentendent les sciences de la nature (comme mise à lʼépreuve dʼhypothèses prédéfinies), et pas davantage au sens technologique dʼune confrontation entre des idées ‹ dans la tête › et des faits ‹ sur le terrain ›, mais plutôt au sens dʼun éclaireur qui fraye un chemin et poursuit sa route pour voir où elle le conduit.  (Ingold, 2013/2017, p. 32)
L’expérimentation se présente alors comme une attitude et une méthode d’enquête en soi, et le rapport des pratiques de design numérique et de développement informatique à l’œuvre peut alors être décrit comme une expérience d’engagement et d’investissement plutôt que de collecte. En ce sens, quand Tim Ingold fait valoir les similarités entre son approche de l’anthropologie comme « art de l’enquête » et les pratiques de design49, il pointe la dimension nécessairement située des pratiques concernées et propose de les recadrer comme « engagement observationnel » et une pratique de « correspondance » avec les parties prenantes de la recherche plutôt que comme une pratique de résolution rationnelle de problèmes définis :
Le design, lui aussi, évite le clivage entre les données et la théorie. Il ne procède pas par la collecte de données puis ensuite leur théorisation ; il propose plutôt ses expériences et ses improvisations comme des interventions imaginatives nourries par des engagements observationnels dans le monde. Comme les interventions de l’observation participante anthropologique, elles sont proposées comme des moyens de se joindre aux gens pour avancer dans leur vie, plutôt que comme des moyens de collecter du « matériel » sur eux ou à leur sujet. Et elles constituent en même temps un processus dʼapprentissage, une éducation de lʼattention – une façon de regarder des choses familières rendues inhabituelles par lʼintroduction de nos propres inventions. En dʼautres

49 Le terme de design pourrait aussi être traduit par conception dans le cadre de la traduction de la pensée d’Ingold depuis l’anglais. Mais il me semble qu’est c’est bien la « pensée en terme de relations » (Moholy-Nagy, 1927/1993, pp. 277‑279) formulée par Lazlo Moholy-Nagy et congruente avec l’acception universitaire du terme que désigne l’anthropologue ici.
Le vacillement des formats
termes, le design est une pratique de ce que jʼappelle la correspondance, formellement analogue à lʼobservation participante.50 (Ingold, 2015, p. 6)
En ce sens, la pratique de dérivation mise en œuvre dans cette recherche me semble avoir relevé d’une expérimentation sur le double plan du questionnement social et politique qu’elle génère dans les collectifs où elle est située, et de l’attitude « d’engagement observationnel » ouvert qui l’a motivée. Ainsi, les qualités situéeréflexive et expérimentale induites par la trajectoire de cette recherche ont permis de documenter les articulations à l’œuvre dans la fabrication puis le travail des formats de publication de la recherche en SHS par des pratiques de design. Il faut maintenant décrire les effets d’un design des formats du point de vue des productions, ou des traces, laissées par une telle démarche, et qualifier à leur tour leur statut pour la présente recherche en design.

Équiper les pratiques de publication-comme-enquête : entre formats-cadres
et formats-produits

Il s’agit maintenant de revenir sur les produits de mes expérimentations de design et de qualifier les tensions révélées par leur fabrication dans le cadre de la présente enquête. Pour ce faire, je vais dans un premier temps décrire de manière détaillée les principes et les modalités de fonctionnement de la version stabilisée du projet Peritext présenté précédemment. Dans un second temps, je décrirai les articulations qu’une telle production questionne et perturbe dans le champ des pratiques de publication en SHS. Je reviendrai ensuite, sur un plan épistémologique et méthodologique, sur le statut de tels produits dans le cadre d’une recherche en design, en puisant dans la littérature de la recherche en design et des

50 Citation originale : « Design, too, eschews the data/theory divide. It does not first collect the data and then theorise about them; rather it offers its experiments and improvisations as imaginative interventions nourished by observational engagements in the world. As with the interventions of anthropological participant observation, they are offered as ways of joining with people in moving forward with their lives, rather than as ways of collecting ‘material’ on or about them. And they amount, at the same time, to a process of learning, an education of attention – a way of looking at familiar things rendered unfamiliar by the introduction of inventions of our own. That is to say, design is a practice of what I call correspondence, formally analogous to participant observation. »
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
humanités numériques, pour proposer une requalification du statut des « outils » de recherche produits en contexte universitaire.

Les intentions d’un format d’écriture
et d’édition expérimental

Peritext est le nom d’un ensemble hétéroclite d’expérimentations matérielles et discursives, composées de principes et de modèles documentaires, de bibliothèques de code51, de gabarits graphiques et interactifs pour une diversité de supports et de logiciels utilisables par une diversité d’acteurs52. L’ensemble de ces éléments, regroupés sur la plateforme de partage de code et de collaboration github, est accessible sous la forme de 38 « dépôts de code source » disponibles en open source et réutilisables grâce à leur publication sous licence libre AGPL (GNU Affero General Public License 3.0, 2007). Ces derniers contiennent parfois du code source réutilisable, la documentation des différents sites ayant visé à partager les expérimentations, ou des exemples de réalisations. Ils constituent pour ainsi dire l’archive de cette trajectoire de recherche par la fabrication, donnant à voir les différents mouvements de composition, simplification, ou déclinaison précédemment décrits. Il s’agit maintenant d’en décrire la version stabilisée au moment du dépôt de cette thèse, d’abord à partir des objectifs instrumentaux principaux de l’expérimentation.

Écrire au plus près des matériaux de recherche

Le modèle de données proposé par Peritext53 vise à permettre diverses stratégies dʼécriture ancrée dans une relation très proche aux matériaux (données, sources, documents, …) récoltés durant une recherche. Il vise donc à équiper des méthodologies de recherche dans lesquelles la relation entre, d’une part, la collecte et l’élaboration privée des arguments, et

51 Ces bibliothèques sont quasi exclusivement écrites au moyen du langage de programmation Javascript.52 Pour un compte-rendu de tous les modules, voir le site de présentation du projet : https://peritext.github.io/.53 À partir de ce point, j’utiliserai le nom propre Peritext pour me référer à son modèle de données, et préciserai quand il s’agira de commenter d’autres types d’éléments du projet.
Le vacillement des formats
d’autre part, l’écriture et la publication du travail de recherche au contact des publics concernés, ne se voient pas séparées et divisées par l’utilisation d’outils spécialisées, mais envisagés dans un mouvement continu et itératif. 
Pour écrire « au plus près des matériaux », Peritext se fonde sur le principe selon lequel n’importe lequel des éléments élaborés au cours d’une recherche devrait pouvoir être le point de départ d’un travail d’écriture, ou l’un des composants d’un travail d’architecture éditoriale. 
De fait, du point de vue du format d’écriture proposé, dans les documents produits selon le modèle, des auteurs peuvent écrire des contenus tout autant à partir d’une image, que d’une vidéo, d’un fichier de données, d’une citation bibliographique, d’un lieu, d’une date, etc. On pourra ainsi écrire en partant dʼune référence bibliographique pour en consigner les notes de lecture, sʼattacher à une image particulière pour y développer son analyse, produire lʼexploration détaillée dʼun fichier de données à la manière dʼun notebook, etc.
Le projet ambitionne aussi de questionner la distinction entre l’écriture en prose effectuée par les chercheurs et toutes les formes d’écriture qui peuvent porter sur des matières « non-textuelles » – qu’il s’agisse d’images, de vidéos, de fichiers de données, ou d’éléments interactifs. Il vise ainsi à inviter les auteurs à entrelacer intimement texte et matériaux de recherche dans leur pratique d’écriture, via la composition de représentations numériques attachées à l’écrit strictement textuel et de représentations permettant de préciser rhétoriquement l’usage de tel ou tel matériau dans l’argumentation. Pour ce faire, il leur permet de spécifier de nombreux paramètres pour lʼintégration des matériaux de recherche dans les textes (ex. heure de début et de fin pour une vidéo, paramètres de visualisation pour un tableau de données, etc.). Il permet ainsi aux chercheurs, dans l’espace d’écriture proposé par le modèle, de comparer des fichiers de données via leur visualisation, de convoquer des extraits dʼentretiens spécifiques, de mettre en scène lʼanalyse de vidéos et autres images, etc.

fig. 37 (p.)

Enfin, la troisième ambition du projet est de permettre aux auteurs de prendre en compte la dimension multi-support de la publication de leur travail dans le temps même de l’écriture. Pour ce faire, la contextualisation de chaque matériau dans les contenus est aussi l’occasion d’un en-
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
semble de décisions prises par les écrivains sur les modalités d’affichage et de mise en scène de chaque élément en fonction des supports. À la différence de systèmes industriels de type Create once publish everywhere (COPE) qui automatisent la déclinaison d’une source donnée pour une diversité de supports, ou de démarches artisanales qui produisent séparément chacune des versions d’une publication donnée, Peritext entend permettre une méthodologie souple dans laquelle un auteur peut à la fois écrire du contenu pour une diversité de support et, s’il le souhaite, mettre en place des stratégies sémiotiques élaborées pour sa déclinaison.

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À partir de ces différentes ambitions du point de vue du format d’écriture proposé, Peritext vise également à permettre des pratiques éditoriales – qu’elles soient prises en charge par les chercheurs eux-mêmes ou par des acteurs tiers – différentes.

Éditer pour/par la multitude

Du point de vue du format éditorial, Peritext permet de structurer la présentation de contenus de recherche de manière traditionnelle (en chapitres et sous-chapitres) mais également dʼutiliser les différents « matériaux » dʼune recherche comme structure pour la composition des éditions. Il permet de mettre en œuvre ces différentes versions sous la forme d’une multitude d’éditions qui peuvent être destinées à l’impression ou à l’affichage à l’écran. Ces éditions peuvent être générées par les modules de Peritext afférents sous la forme de ressources prêtes à la publication, ou alors sous la forme de « semi-finis numériques » aptes à être entièrement modifiables et reprisables via d’autres outils plus spécialisés d’édition et de design graphique.
Ainsi, chaque édition dʼune production Peritext peut ainsi être conçue en fonction des objectifs, des publics ou du stade dʼavancement de la recherche (carnet de recherche, rapport dʼavancement, publication conclusive, etc.). Chaque édition est dotée d’une composition particulière qui définit quels matériaux de recherche ou d’écriture la composent, mais peut également être entièrement redesignée et faire l’objet d’un travail de design graphique et interactif spécifique.
Le vacillement des formats

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À partir dʼun corpus dʼécrits donné, Peritext permet ainsi de publier des travaux de recherche intermédiaires (working papers, éléments de carnets de recherche, publications adossées à des évènements de type séminaire, …), la publication de compagnons ou de pièces jointes à des publications scientifiques classiques, ou encore publication dans des contextes de publication savante connexes au champ proprement universitaire, tels que ceux du journalisme, de la publication savante amateure ou de lʼenseignement supérieur (mémoires, thèses,...). Peritext est adressé à des projets éditoriaux se situant à la marge des systèmes traditionnels de la publication scientifique, et est particulièrement adapté pour la production de formes rattachées à la littérature « grise », telles que « rapports d’enquête », « livres blancs », « working papers », mémoires et autres thèses, pour lesquelles des moyens éditoriaux ne sont pas prévus à l’avance. Il s’agit néanmoins de permettre à ces formes semi-conventionnelles de communiquer de manière satisfaisante avec le système de la communication scientifique d’un point de vue technique (être indexable) et méthodologique (être citable).

Des formats à un modèle de données

Peritext repose sur un modèle de données destiné à décrire et à manipuler des projets scientifiques et éditoriaux et leurs différentes publications, sous la forme dʼune abstraction informatique intitulée production. Le caractère générique du terme a été choisi pour autoriser de multiples formes d’appropriation, allant de la création de « dossiers » centrés sur un corpus ou un sujet de recherche, à des « projets » plus structurés et motivés par des stratégies éditoriales définies, telle que la production de livres ou de rapports.
Techniquement, ce modèle s’incarne dans un schéma de données, implémenté au moyen du formalisme JSON-schema (« JSON Schema », 2009), qui est lisible à la fois par des humains et par des machines, et permet de vérifier si des productions existantes sont valides vis-à-vis de la norme technique instituée par Peritext, ou bien d’en créer automatiquement de nouvelles, ou encore, pour les développeurs, de disposer d’un
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
point de référence clair et exhaustif pour concevoir et programmer de nouveaux modules destinés à construire des logiciels qui suivent le format Peritext.

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Outre sa dimension technique, le modèle de Peritext décrit une typologie d’objets informatiques et leurs relations, stabilisant les formats d’écriture et d’édition dans un formalisme technique. Ainsi, une production Peritext est un ensemble de collections dʼobjets informationnels dont les plus im­portants sont de trois types : les ressources, les contex­tua­lisa­tions, et les éditions.

Ressources

Dans Peritext, une ressource désigne tout élément convoqué dans le cadre dʼune investigation ou dʼun projet dʼécriture : il peut s’agir d’une référence bibliographique, d’une entrée de glossaire, d’une vidéo, d’une image, etc. Cette liste est par définition extensible et adaptable à chaque contexte dʼécriture et de recherche, dans la mesure où la nature et le type des ressources n’est pas défini en propre par le modèle mais appelé à être précisé au moment de la construction d’une production ou d’un logiciel d’écriture spécifique.
Chaque ressource est associée avec des métadonnées (titre, auteurs, dates, …), décrites de manière homogène pour permettre répondre aux normes spécifiques à lʼédition scientifique en termes dʼindexation et de citabilité. Elle contient également des données spécifiques à son « type » (par exemple : une URL pour une vidéo, des coordonnées géographiques pour une entrée de glossaire de type « lieu », une chaîne de code source pour une ressource de type « code »).
Elle contient enfin des annotations sous la forme de contenus textuels, qui peuvent être de la longueur de quelques mots ou de plusieurs centaines de paragraphes, et contenir du texte simple comme des éléments avancés issus d’autres ressources (images, visualisations, vidéos, éléments interactifs). Via ce système d’annotation, chaque ressource peut être mobilisée dans les annotations de n’importe quelle autre.
Le vacillement des formats

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Dans ce cadre, le statut des éléments à dominante textuelle – ce qui deviendra plus tard des chapitres, des sections, des parties, etc. – sont définies par la négative : il s’agit de ressources qui ne sont associées à aucune donnée spécifique. Ces dernières sont appelées « sections », le choix du terme étant, comme pour l’appellation de « production », destiné à permettre la plus grande diversité d’appropriations possibles pour ce terme.

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Le modèle de Peritext est ainsi un modèle « à plat » qui ne présuppose pas de hiérarchie dʼimportance entre éléments « à dominante textuelle » et « non-textuelle » et qui autorise une multitude de relations entre les différentes ressources ainsi définies. Ces dernières sont alors médiées par des paramètres de « contextualisation ».

Contextualisations et contextualiseurs

À l’intérieur des annotations – ou contenus – attachés à une ressource, Peritext permet de convoquer les données issues d’une autre ressource – par exemple, pour insérer une référence bibliographique, manifester une image, afficher un document audiovisuel. Dans ce contexte, les ressources convoquées dans une production Peritext et les différentes formes que ces dernières peuvent prendre dans le cadre de lʼargumentation opérée par un texte sont séparées, dans la lignée des méthodologies éditoriales dominantes qui séparent « contenu » et « présentation »54. Cela dit, Peritext introduit un troisième terme dans cette relation en intégrant dans son modèle des objets médiateurs permettant de spécifier des modalités de mises en forme très précises en fonction des intentions rhétoriques des auteurs, sans pour autant qu’elles soient attachées à une forme ou un support de présentation prédéfini.
Ainsi, quand les données dʼune ressource se voient mentionnés dans les contenus d’une autre, cette relation est médiée par deux types dʼobjets :
  • un contextualiseur, qui définit un ensemble de paramètres spécifiant comment la ressource source devrait être affichée dans les contenus de la ressource cible (en spécifiant par exemple un numéro de page) et potentiellement différenciant les différents formats de sortie (web ou imprimé).

Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
  • une contextualisation, qui décrit le point de jonction entre lʼidentifiant de la ressource cible, celui de la ressource source, et celui du contextualiseur utilisé pour établir la relation via un ensemble de modalités et de paramètres.

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Entre la « ressource » et le « contenu » dans lequel elle est mobilisée, Peritext mobilise donc un troisième type d’objet voué à décrire la relation ainsi effectuée d’un point de vue plastique, sémiotique et technique. La contextualisation et le contextualiseur décrivent une manière de mettre en scène la ressource à un endroit précis des contenus, et en fonction des différents supports, mais ne figent pas encore de manière exacte les modalités de mises en forme dans lesquelles cette relation devra être finalement matérialisée. 
Un tel principe permet une certaine finesse dans la manière dont les ressources sont convoquées au sein des contenus et autorise davantage de possibilités rhétoriques quant à la manière dʼécrire avec ces dernières, tout en maintenant une intégrité documentaire et en évitant les redondances d’information. Il permet également de réutiliser des paramètres de mise en forme complexe à plusieurs endroits dans les contenus des différentes ressources (par exemple pour comparer plusieurs jeux de données avec de multiples visualisations de données réalisées selon les mêmes paramètres).

fig. 43 (p.)

Ce faisant, le modèle Peritext permet dʼassocier une grande rigueur documentaire vis-à-vis de la mobilisation de « figures », « références » et autres éléments convoqués par les auteurs dans les textes, et de multiples possibilités sémiotiques et de design dans les choix de « contextualisation » effectués par les auteurs dans des contextes de publication multi-supports.

Éditions

Peritext permet par ailleurs la définition d’une série illimitée d’éditions visant à définir des modes de matérialisation spécifiques – à un support, un contexte et une temporalité de publication – à partir du corpus de ressources constitué par une publication. En cela, il autorise la fabrication d’une chaîne éditoriale complète (Crozat, 2012) dans la mesure où il représente à la fois un ensemble d’écrit et les différents para-
Le vacillement des formats
mètres permettant d’en tirer des objets prêts à la publication. Peritext entend cependant s’éloigner des systèmes entièrement automatisés de type « single source publishing ». En effet, le modèle de Peritext est conçu pour permettre la production dʼune diversité dʼédition tout en autorisant la reprise et le travail de chacune d’entre elles avec un degré important de spécificité et de précision.
Pour ce faire, une production Peritext contient un ensemble dʼobjets numériques intitulés éditions, qui agissent comme le patron ou le mode d’emploi pour la génération de documents-publications spécifiques à un support. Une édition est donc spécifique à un support donné (web ou imprimé). Par ailleurs, elle décrit une composition de contenus tirés de la production, et permet donc d’assembler une multitude de ressources – qu’il s’agisse de « sections » ou d’éléments à dominante non-textuelle – pour les besoins d’une publication particulière. Ainsi, par exemple, il est possible de composer une édition avec les ressources renseignées à une certaine période de temps (journal), celles attachées à un certain thème de la recherche (anthologie), ou encore de les assembler selon un ordre séquentiel destiné à faire la démonstration d’un argument (essai, thèse). Le « sommaire » de l’édition peut par ailleurs contenir des vues spécifiques qui utilisent la structure du modèle de Peritext pour fabriquer des dispositifs de lecture et d’apparat savant. Ces derniers peuvent être conventionnels (génération de glossaires, de bibliographies, de tables des matières) mais également proposer de nouveaux dispositifs, tels qu’une entrée par carte géographique, par graphe des relations entre les ressources, par frise chronologique, etc. Enfin, du point de vue de son design graphique et interactif, chaque édition peut faire l’objet de l’écriture de règles de mise en forme spécifiques55 qui permettent de définir un aspect graphique et des interactions propres.

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À travers le modèle de l’édition, Peritext entend permettre à la fois une facilitation de la production de projets éditoriaux se déployant sur une diversité de supports et de temporalités, et une grande liberté dans les modes de matérialisation des contenus dʼune production selon les supports et les contextes de publication.

55 Grâce au format Cascading StyleSheets (CSS), qui est le formalisme technique utilisé dans le cadre du web pour spécifier des instructions de mise en forme.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation

D’un modèle de données à un programme d’écriture, d’édition et de design : le cas
du logiciel Ovide

La version stabilisée du modèle de données Peritext s’articule avec une multitude de modules techniques qui en exploitent les possibilités, dont des logiciels à interface graphique qui permettent d’en faire l’épreuve à un public élargi de chercheurs, de designers et d’éditeurs. Dans ce contexte, le programme Ovide se présente comme le logiciel destiné à rendre sensibles, compréhensibles et propres à l’expérimentation les diverses dimensions du format stabilisé. À cause de l’évolution de ce projet parallèlement à l’écriture de la présente thèse – et donc de la maturation des concepts et des intentions qu’il est censé soutenir – le vocabulaire du logiciel Ovide est légèrement différent de celui du modèle Peritext à proprement parler, qui lui est antérieur. Le développement d’Ovide a par ailleurs été l’occasion d’expérimenter une interface visuelle dont l’organisation graphique et interactive a vocation à traduire les potentialités et la logique du projet Peritext et des intentions qui le sous-tendent.

Un éditeur pour les « productions » du modèle Peritext

Tout d’abord, Ovide permet de créer, modifier et enrichir une série de productions organisées selon le modèle de Peritext. Ces productions correspondent chacune à un ensemble de matériaux et de textes traitant dʼun sujet commun. 

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Ovide56 se présente comme une interface mono-utilisateur qui peut soit être utilisée directement en ligne, soit téléchargée sous la forme d’une application locale. Si elle n’est pas collaborative, elle est néanmoins pensée pour permettre un travail partagé dans la mesure où les productions peuvent être dupliquées, importées et exportées pour dʼautres utilisateurs ou dʼautres outils57.

56https://peritext.github.io/ovide.57 Les productions d’Ovide peuvent être importées dans l’éditeur collaboratif Fonio. Elles peuvent également être exportées aux formats HTML, Markdown et TEI pour être éditées avec des logiciels d’écriture web ou d’écriture spécialisée pour l’édition scientifique professionnelle.
Le vacillement des formats

Le « matériau » comme unité de contenu hybride

Ovide propose de manipuler et dʼéditer une série d’éléments issus de l’enquête sous la forme de « matériaux », qui correspondent aux ressources spécifiées par le modèle de données Peritext58. Sous cette dénomination, on retrouve à la fois des « notes » représentant des éléments à dominante textuelle qui pourront devenir des chapitres, sections, parties, etc. ; on retrouve également divers éléments paratextuels ou non-textuels issus des pratiques de recherche : entrées de glossaire, images, vidéos et autres médias audiovisuels éventuellement assortis de leur transcription, références bibliographiques, extraits de code, hyperliens vers des pages web, tableaux et fichiers de données.

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 Chacun des matériaux peut alors être édité pour faire l’objet dʼun travail dʼécriture et dʼannotation. Il est ainsi possible d’écrire des contenus à l’intérieur d’une note, mais également à l’intérieur d’une image, d’une entrée de glossaire, d’une vidéo, d’un jeu de données. Pour permettre aux auteurs d’organiser leur travail et aux éditeurs/designers de constituer des éditions à partir des différents matériaux, chaque élément peut par ailleurs se voir attacher des « étiquettes ». 

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Les « étiquettes » peuvent alors être mobilisées pour filtrer les matériaux affichés dans la liste des éléments, mais aussi, comme on le verra plus tard, pour constituer des éditions avec des matériaux attachés à une ou plusieurs étiquettes particulières. Du point de vue des auteurs, elles peuvent donc être utilisées pour marquer le statut d’un élément (ex : « brouillon », « à relire », « fini »), pour identifier les thématiques qui lui sont attachées, pour suivre une typologie de classification critique, etc. Sur cette base, la première pratique proposée par Ovide est une pratique de curation et de documentation consistant à éditer les métadonnées des différents matériaux d’une recherche et les étiqueter en fonction de ses objectifs de recherche. Vient ensuite – ou en même temps – le temps de l’écriture à proprement parler.

58 Ce choix d’appellation est lié à la lecture des textes de Tim Ingold (Ingold, 2013/2017), mais ne prétend en rien être une illustration ou une « opérationnalisation » du concept d’Ingold dans le logiciel. Il vise plutôt à faire infléchir le point de vue des écrivains sur les ressources – toujours « discrétisées », et bien plus pauvres que ce que décrit le concept de matériau – dans le sens d’une mobilisation plus intime et dialogique dans l’écriture.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation

Un éditeur textuel orienté vers le « tissage » de relations entre des matériaux

Afin de permettre aux auteurs d’écrire les textes rattachés à l’un ou l’autre des matériaux de leur enquête, Ovide propose une interface d’écriture textuelle. Cette dernière est construite à partir d’une technologie existante permettant de fabriquer des éditeurs de textes en ligne59, et adaptée pour proposer une interface d’écriture de type What you see is what you Mean60. Cette interface autorise un mode d’interaction visuel sous la forme de boutons et d’un codage graphique du texte en fonction des statuts des différents éléments (ex. titre, citation, etc.) ; elle prend également en charge le format markdown sous la forme d’un ensemble de raccourcis d’écriture61 destinés aux écrivains qui connaissent et préfèrent cette manière de faire. Elle est par ailleurs conçue spécifiquement pour l’écriture savante en SHS, dans la mesure où elle permet notamment lʼécriture de notes de bas de page et l’insertion de matériaux à l’intérieur des contenus.

fig. 49 (p.)

En ce sens, dans l’espace de l’interface d’édition des contenus d’un matériau, il est possible de « mentionner » (ce qui, dans le vocabulaire sous-jacent de Peritext, est appelé une contextualisation) un autre matériau à l’intérieur d’un paragraphe. Pour ce faire, les écrivains sont amenés à faire glisser les éléments visuels représentant un matériau dans le corps du texte62 puis voient ce dernier intégré à l’endroit de leur dépôt. La ressource en question est alors « contextualisée » et apparaît sous la forme d’un élément-bloc ou intégrée à l’intérieur du paragraphe où elle a été déposée.

fig. 50 (p.)

Une fois une « mention » (ou contextualisation) initiée, il est possible de l’éditer pour effectuer une série de réglages et de spécifications visant à décider comment « mettre en scène » le matériau à cet endroit précis des contenus, et en fonction des différents supports disponibles. 

59 Ovide utilise le module draft-js proposé en open source par l’entreprise Facebook (« Draft.js · Rich Text Editor Framework for React », 2016).60 Ce que vous voyez est ce que vous obtenez – voir le chapitre 2 (p. ) à ce propos.61 Ainsi, par exemple, saisir « # » dans l’interface transformera le bloc en cours d’édition en un titre. Cette technologie a été inventée par le développeur Atsushi Nagase (Nagase, 1 décembre 2016/2016).62 Alternativement au mécanisme de glisser-déposer, l’éditeur permet également de gérer la convocation d’éléments dans le texte au moyen de raccourcis clavier.
Le vacillement des formats
Sur cette base, Ovide autorise des pratiques d’écriture multiples en fonction des disciplines et des matériaux convoqués par les chercheurs. Il permet par exemple de développer conjointement au texte des pratiques dʼexploration et de visualisations dʼinformation à partir de matériaux de type « tableau », au moyen de la grammaire de description vega (Satyanarayan, Wongsuphasawat, & Heer, 2014) qui donne accès à un large éventail de techniques et de modes de représentation des données.

fig. 51 (p.)

De la même manière, pour d’autres types de recherches, Ovide permet de convoquer les matériaux vidéo et audio de manière très fine à lʼintérieur des textes, pour ponctuer le texte dʼextraits choisis qui peuvent être présentés sous la forme de blocs ou sous la forme de micro-éléments disposés directement à l’intérieur du texte. Il agit ainsi comme une forme de continuation et de composition du logiciel Dicto présenté précédemment, dont il reprend certaines des fonctionnalités dont en les intégrant dans un cadre plus large.

fig. 52 (p.)

Pour chaque type de matériau, les paramètres de « mention » disponibles permettent de développer des pratiques d’écriture au plus près des matériaux et de faire jouer l’entrelac entre prose et documents de recherche de manière riche et diversifiée. Si Ovide en explore certaines d’entre elles, le logiciel se présente surtout comme une invitation et un facilitateur pour la déclinaison de telles pratiques en fonction des contextes et des matériaux de recherche.

Une interface pour l’élaboration d’un glossaire avancé

Ovide permet par ailleurs la gestion et lʼenrichissement dʼune série de matériaux de type « entrée de glossaire », qui peuvent être de plusieurs types : notions, personnes, lieux, et dates. Chaque type d’élément de glossaire conditionne certaines métadonnées spécifiques – un élément de glossaire de type « lieu » pourra par exemple être agrémenté d’une adresse et/ou de coordonnées géographiques, et un « évènement » pourra être documenté avec une date. Les entrées de glossaire pouvant être étiquetées au même titre que les matériaux, il est possible de créer des typologies complexes d’entités qui pourront ensuite être mobilisées comme des marqueur à l’intérieur des contenus de tous les autres matériaux de la production.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation

fig. 53 (p.)

La vue « glossaire » d’Ovide permet de gérer ces éléments, mais surtout dʼannoter les contenus des différentes ressources de la production. Au moyen d’une interface de recherche et de traitement par lot, elle permet ainsi d’enrichir les contenus en créant une myriade de relations entre les ressources, par le truchement des entrées de glossaire. Ces entrées pourront ensuite être mobilisées dans les dispositifs de lecture – au premier rang desquels, celui de l’index de lieux, personnes ou dates – mais également être utilisées pour composer le sommaire d’éditions spécifiques.

Un espace de composition et de prévisualisation pour les éditions « web » et « paginées »

À partir du travail dʼécriture effectué avec les matériaux dʼune production, Ovide permet de créer, dupliquer et supprimer un ensemble dʼéditions qui sont des « mises en scène » des matériaux pour des objectifs et des formats éditoriaux définis.

fig. 54 (p.)

Il est possible, pour chaque édition, de définir un « sommaire » particulier. Les éléments qui composent le sommaire, spécifiques à chaque gabarit d’édition, peuvent être des composantes conventionnelles (par exemple, une première de couverture, une table des matières, ou un glossaire) ou des éléments expérimentaux (par exemple, une sélection de ressources, une carte géographique, ou une visualisation en réseau des mentions). À travers une interaction de glisser-déposer, le logiciel permet ainsi d’assembler une telle série d’élément afin de composer la séquence des éléments associés à une édition particulière, qu’elle soit destinée au web ou à l’impression.

fig. 55 (p.)

Les contenus sont assemblées et prévisualisés dans une même interface, permettant un aller retour rapide entre la composition de l’édition et la prévisualisation de son aspect. Dans ce cadre, Ovide permet la fabrication de sites web mais autorise également la conception dʼéditions imprimées de grande qualité, en utilisant des technologies permettant de prévisualiser l’aspect d’un document paginé à l’intérieur d’un navigateur web63.

fig. 56 (p.)

Lʼoutil offre par ailleurs une interface dʼédition des styles spécifiques à chaque édition. Il permet de modifier les styles par défaut de lʼédition ou

63Ovide utilise à ce titre la technologie paged.js (Hyde, Blanc, Chasen, & Taquet, 2016).
Le vacillement des formats
de les reprendre entièrement pour produire un design graphique complètement spécifique à lʼédition. 

fig. 57 (p.)

En concentrant la composition, le paramétrage et la stylisation dans une même interface, Ovide permet ainsi de réaliser des cycles itératifs entre plusieurs activités qui seraient sinon expérimentées dans des environnements logiciels différents. La dynamique des éditions et la possibilité de les dupliquer facilement, encourage également à une attitude expérimentale et à la multiplication des versions produites à partir d’un même corpus de matériaux et d’écrits.

Des gabarits exploitant les potentialités du modèle de données

Via l’interface d’édition, Ovide est interfacé avec d’autres modules de Peritext constitués par les gabarits, qui sont des patrons ou des modèles graphiques et interactifs destinés à la génération des éditions. Chaque gabarit – par ailleurs entièrement modifiable, comme indiqué précédemment – a été créé et conçu selon une approche de la lecture spécifique et une manière de tirer parti du modèle Peritext au niveau des dispositifs de consultation.
Ainsi, le gabarit Pyrrha, dédié à la génération d’éditions paginées destinées à l’impression ou la création de fichiers au format.pdf, est orienté vers la création d’éditions longues et propose différents éléments d’apparat critique conventionnel tout en tirant parti de la structure documentaire pour en effectuer des variations : il s’agit par exemple de proposer une bibliographie permettant d’afficher toutes les mentions d’un élément donné, ou un lexique étendu à partir d’éléments de glossaire. Le corps des contenus, quant à lui, présente une marge importante dédiée à l’annotation et utilise les différents bords de la page pour distribuer de manière lisible figures, notes et titres courants.

fig. 58 (p.)

Le gabarit Deucalion, fait pour la génération d’éditions web, tire parti des multiples relations entre les ressources pour proposer un appareil de lecture permettant une alternance entre des pratiques de lecture séquentielle et de lecture associative via les mentions des matériaux dans les contenus. Il est en effet constitué d’une mise en page à deux colonnes qui permet d’afficher conjointement les contenus d’une ressource et les diffé-
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
rentes contextualisations attachées à une ressource en parti­culier. Ainsi, en cliquant sur une citation, d’une image ou d’une vidéo affichée dans les contenus, on affichera sur la colonne contextuelle tous les extraits dans lesquels cette ressource se voit également citée, permettant de naviguer à l’intérieur du document au prisme de ces multiples contextualisations plutôt que selon la séquence linéaire proposée par l’édition. On pourra donc découvrir un texte en parcourant tous les usages qu’il fait d’un ouvrage particulier, ou suivre les différentes mentions et visualisations d’un jeu de données mobilisé par l’enquête, ou encore repérer les usages d’un concept ou d’une personne qui aurait auparavant été définie et annotée via l’interface de création de glossaire, etc.

fig. 59 (p.)

Deucalion propose par ailleurs des éléments de composition permettant de fabriquer des « vues d’ensemble » des contenus sous la forme d’une carte géographique, d’une frise chronologique, ou d’un graphe de mentions. Pour chacune de ces représentations, le clic sur l’un des éléments représentés (lieu, date, élément) permet d’accéder à l’ensemble des extraits auxquels il est attaché, puis de naviguer jusqu’à l’un d’eux afin de reprendre une activité de lecture séquentielle.
Le gabarit Chrysaor, enfin, se présente comme une dérivation de l’instance web « livre » du projet EME dont il reprend le principe d’organisation graphique et interactive. Pour ce gabarit, la définition des éléments de l’édition correspond à la définition d’une série de colonnes qui seront ensuite affichées sous la forme d’une page unique et interactive. Dans la composition des colonnes, il est ainsi possible de sélectionner les chapitres d’un texte, ou un type de matériau particulier (ex. colonne de références bibliographiques, ou d’images, ou d’entrées de glossaire de type « personne », etc.), ou encore d’utiliser le système des étiquettes afin d’effectuer un filtrage dans les éléments affichés. Chaque colonne se présente comme une liste d’éléments qui correspondent aux critères de sélection de leur élément de composition correspondant. Ces derniers peuvent être « dépliés » au clic pour la lecture

fig. 60 (p.)

Lorsqu’un élément est déplié dans Chrysaor, l’interface des colonnes se voit redimensionnée de manière à laisser un espace suffisant à l’élément lu, et à réduire la taille de tous les autres éléments. Parmi ceux-ci,
Le vacillement des formats
les éléments qui sont contextualisés dans celui qui est lu sont de taille plus importante que les autres afin de signaler qu’ils lui sont « liés ». Une telle transformation encourage le lecteur à cliquer sur ces éléments liés et à ainsi adopter une séquence de lecture par « dérives » successives d’un élément à ses voisins. En ce sens, Chrysaor opère une généralisation du dispositif de lecture inventé pour l’EME puisqu’il en reprend le principe tout en le rendant adaptable et déclinable à une multitude de situations et de matériaux.

Conversions et compatibilités

Ovide autorise la création d’une chaîne éditoriale complète allant de l’écriture des contenus à la production de documents près à la publication. Cela dit, le logiciel ne se présente pas comme une solution tout-en-un et est le fruit d’un certain nombre d’efforts destinés à atténuer les effets de verrou et de fermeture qu’implique la mise en place d’un modèle de donnée et de formats nouveaux et spécifiques.
Ainsi, Ovide permet de générer, à l’échelle d’une production ou d’une édition spécifique, une série d’exports dans des formats de fichiers de travail (HTML, markdown, XML-TEI) permettant de convertir le travail effectué dans le logiciel dans d’autres idiomes et pour d’autres outils. De tels exports induisent une certaine quantité de perte d’information – la structuration complexe du modèle de Peritext étant la raison initiale pour laquelle cesdits formats ne furent pas adoptés – mais permet une forme de reprise dans d’autres contextes d’écriture et d’édition.

fig. 61 (p.)

fig. 62 (p.)

Par ailleurs, les exports prêts à la publication proposés par Ovide sont pensés comme des « semi-finis » propres à un travail ultérieur au moyen dʼautres outils de développement, de design et dʼédition. Ainsi par exemple, l’interface d’exports d’une édition paginée permet de télécharger une publication donnée sous la forme d’un simple site pouvant ensuite être retravaillé par un designer graphique au moyen d’un éditeur de code HTML et de ses propres outils de mise en forme.
Enfin, Ovide est par ailleurs compatible avec l’éditeur collaboratif Fonio (de Mourat, Du, Plique, Pichon, & Richard, 23 novembre 2016/2017), vers et depuis lequel des productions peuvent être échangées. Une telle compatibilité permet de mettre en œuvre des dynamiques de travail collaboratif, articulant par exemple l’écriture et la révision de certains contenus sous Fonio et leur édition et leur design avec Ovide.
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
compatibilité permet de mettre en œuvre des dynamiques de travail collaboratif, articulant par exemple l’écriture et la révision de certains contenus avec Fonio et leur édition et leur design avec Ovide.

Un cadre reconfigurable

Outre son aspect et ses fonctionnalités en tant que telles, Ovide a été développé comme une infrastructure modulaire et adaptable, conçue elle-même pour être dérivée afin de produire d’autres logiciels plus spécialisés pour des recherches ou des contextes éditoriaux particuliers. Ainsi, lʼensemble des matériaux manipulables et des gabarits utilisés par lʼéditeur peuvent être facilement modifiés au moyen dʼun fichier de configuration unique qui permet d’enlever ou d’ajouter de nouveaux types de matériaux, supports64, modules de « contextualisation » ou gabarits d’éditions. On pourrait par exemple imaginer de rajouter un type de matériau relatif aux contenus dʼun réseau social particulier ou d’un type de document spécifique65, d’utiliser une autre technologie pour la visualisation de données que celle actuellement mobilisée par le logiciel, ou encore d’introduire un gabarit dʼédition proposant des modes de consultation inédits, etc. Ovide se présente en ce sens comme la stabilisation partielle d’une infrastructure pour des expérimentations et des aménagements à venir.

fig. 63 (p.)

Ainsi, alors que les fonctionnalités qu’il présente sont liées à l’enquête, l’écriture et le design des documents-publications constituant la présente thèse, Ovide a été conçu pour éviter toute dynamique de standardisation ou de fixation dans les manières de faire de la publication, et son architecture modulaire autorise à le reprendre et le réadapter dans une diversité de contextes. Il se propose comme la démonstration de certaines potentialités du modèle de données Peritext stabilisé au fil des situations rencontrées durant l’enquête, autant que comme un équipement directement utilisable par des chercheurs. Il propose en cela une contribution diagnostique en direction des collectifs de recherche ainsi que ceux

64 Les étapes non-stabilisées de la trajectoire Peritext ont ainsi conduit à expérimenter la génération de documents pour les supports de type ePub (de Mourat, 5 octobre 2017/2017), ou des approches plus expérimentales encore connectant une production à la publication de micro-messages sur des réseaux sociaux (de Mourat, 8 octobre 2017/2017).65 Ainsi par exemple, l’itération de Peritext ayant conduit à la technologie de gestion de revues multisupport « Métis » (de Mourat, 19 décembre 2017/2018) avait conduit à permettre l’affichage de pièces artistiques en trois dimension conçues avec la technologie de programmation artistique Mobilizing (Cunin, Mubarak, Tanant, & Dechosal, 2017).
Le vacillement des formats
attachés à la communication scientifique. Cependant, en tant que composant d’une démarche de fabrication-comme-enquête, il propose également une contribution épistémologique à l’étude du vacillement des formats et aux diverses articulations qui construisent le cadre des pratiques de publication. Il s’agit maintenant d’en détailler les modalités.

Un format-cadre entendu comme perturbation : mécanismes de reconnaissance déjouée dans les pratiques de Peritext

Le paradoxe inhérent à une pratique de recherche en design conçue comme infrastructuration réside dans le fait qu’il relève à la fois d’une trajectoire expérimentale propre à générer des formats-produits issus de la spécificité des situations, d’une part, et qu’il produit des équipements qui opèrent comme des formats-cadres aptes à générer des horizons de pratique, d’autre part. Ce faisant, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, les produits d’une telle pratique tendent à provoquer des mécanismes de reconnaissance déjouée qui révèlent les habitudes et les tensions à l’œuvre dans un collectif donné. À ce titre, Peritext peut être décrit comme le lieu de mise en lumière d’une telle série de tensions dans les formats des publications en SHS étudiés dans le reste de ce texte. Il ne s’agit pas ici de soutenir qu’un projet comme Peritext a été conçu depuis ses débuts pour provoquer de telles perturbations porteuses de sens. Mais il s’agit de faire l’hypothèse qu’il l’a fait, et que même si ce fut parfois « malgré lui » (ou plutôt malgré moi !), cette propriété perturbatrice qui résulte du vacillement entre instrumentation et expérimentation qui a caractérisé son contexte d’élaboration informe les effets que l’on peut attendre d’une pratique de recherche articulant enquête et fabrication.
Peritext a en effet été développé dans la triple perspective d’une contribution diagnostique, d’un cheminement réflexif, et d’une série d’expérimentations visant à questionner et déplacer certaines des conventions établies dans les outils et logiciels dominants associés à la publication en SHS. Une telle activité a produit une série de tensions qui permettent en retour de questionner les modèles associés à la publication. En se concentrant ici sur la version stabilisée du modèle, des bibliothèques
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
de code et du logiciel Ovide, je propose donc de reprendre les problématiques et les effets visités dans la cadre de cette recherche pour identifier la manière dont le projet Peritext a permis d’en faire l’expérience et le lieu d’un cheminement réflexif.

Un format de données vacillant : principes de conception polymorphique et modèles du texte

La première tension travaillée par Peritext, au niveau de son format de données, relève de la relation entre « contenu » et « présentation » explorée en détail dans le chapitre 2 (p. ). À ce propos, Peritext adhère partiellement au modèle de conception de la séparation entre les « contenus » et la « présentation » tout en y ménageant un espace de jeu. Il y adhère, puisqu’il sépare l’écriture de ressources et de leurs relations, et leur mise en forme à l’intérieur d’éditions particulières. Par ailleurs, en ce qui concerne la mobilisation d’une ressource imbriquée dans une autre (citation, image, etc.), il maintient la référence au matériau cible et propose en ce sens une structuration indépendante des choix de présentation conduits en aval lors de la production et du design des éditions.
Cependant, dans Peritext, ce qui constitue les « contenus » peut relever tout autant d’un contenu discursif que d’intentions graphiques – par exemple les conditions de présentation d’une série d’image – audiovisuelles – par exemple un extrait particulier – ou diagrammatiques – par exemple des instructions de visualisation de données – qui sont alors pris en charge dans la chaîne de transformation de l’outil comme des indications intermédiaires à mi-chemin entre le « contenu » et la « présentation ». Ces indications sont ensuite interprétées différemment en fonction des supports visés et des éditions qui sont construites en aval à partir des « contenus » et sont le lieu de pratiques d’écriture propres. Ainsi, au-delà de la distinction entre « contenus » et « présentations », le format Peritext est structuré par une autre distinction : celle entre une « ressource » et ses « contextualisations » à l’intérieur des contenus d’autres ressources. Là où des systèmes existants effectueront une distinction bipartite entre « formes canoniques » et « formes de publication » (Bachimont & Crozat, 2004), Peritext se fonde sur un modèle tripartite : il n’est
Le vacillement des formats
pas structuré exclusivement par la distinction « contenus/présentation » mais, via la notion de « contextualisation », par un troisième registre de représentation relevant de l’intention. Ce principe d’indication intermédiaire n’est pas fondamentalement différent de technologies d’écriture numériques telles que celles du langage de mise en forme CSS, massivement utilisé pour les publications web66. Mais il matérialise un geste en direction d’une poétique de la métamorphose documentaire, qui consiste à multiplier les étapes de traduction dans le processus éditorial pour augmenter les occasions de production de sens, mais aussi en questionnant la division des rôles dans l’écriture des documents-publications en permettant aux auteurs de davantage jouer avec les conditions de matérialisation de leurs écrits. Ainsi, en multipliant les jeux de traduction et en troublant le modèle de la séparation entre « contenu » et « présentation », le projet déploie des possibilités d’écriture nouvelles tout autant qu’il questionne les modèles de conception strictement dualistes.
Par ailleurs, à travers son modèle de données constituée d’objets liés entre eux plutôt que d’une structure hiérarchique (dite « en arbre » dans le jargon informatique) concevant les contenus d’un document comme un ensemble imbriqué d’éléments, Peritext propose une remise en question du modèle documentaire du « contenu structuré » institutionnalisé par le format SGML et ses descendants. Une telle structure se voit remplacée par une approche relationnelle impliquée par le graphe de ressources, de contextualisations et d’éditions interconnectées qui constituent une production Peritext67.
Le projet opère aussi, malgré lui, une remise en question de la « norme en devenir » que constituent les formats dits légers et à la popularité croissante, tels que markdown ou asciidoc. En effet, il met en place une méthode d’écriture et un mode de représentation des contenus que de tels formalismes ne pourraient pas exprimer sans difficulté – ainsi qu’en témoigne la trajectoire de développement de Peritext qui prenait initialement markdown pour format pivot. En ce sens, il met en lumière le fait que les modes de représentation des contenus impliqués par les disposi‑

66 Voir le chapitre 2 (p. ).67 Peritext est en ce sens en partie inspiré par les choix de la plateforme Scalar (p. ) étudiés dans le chapitre 3 (p. ). Il offre un modèle (p. ) légèrement moins souple que cette dernière mais lui ajoute la notion d’édition (p. ) qui permet, me semble-t-il de réintroduire une forme d’attention à la matérialité (p. ) des documents-publications (p. ) produits et à des formes multimodales (p. ) de lecture (p. ).
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
tifs dominants de publication polymorphique sont contraints par une logique du « plus petit dénominateur commun » en terme de structuration des « contenus »68. De telles approches dominantes dans les nouvelles pratiques éditoriales ne sont pas dénuées de qualités – modularité, stabilité, facilité de maintenance, interopérabilité relative – mais elles viennent avec leurs limitations qu’il s’est agi ici à la fois d’éprouver, dans les premiers temps du projet, et de questionner à la lumière d’approches de l’écriture de recherche spécifiques, dans un second temps, via la stabilisation d’un modèle alternatif pour la publication expérimentale.

Un format vacillant pour l’écriture : une approche multimodale de l’enquête

Au niveau des techniques d’écriture qu’il suggère et permet, Peritext questionne d’abord les relations qui s’opèrent entre les matériaux d’une recherche et les pratiques d’écriture qui entendent les mobiliser dans le cadre du geste de publication. En autorisation la formulation d’intentions intermédiaires à l’interface entre les pratiques d’écriture d’un auteur et la variété de formats éditoriaux que sont amenées à prendre les différentes édition d’une production, Peritext perturbe ce que l’on peut entendre comme des pratiques d’écriture dans les SHS. 
De ce fait, il ouvre pour les chercheurs-écrivains un ensemble de conditions de possibilité pour des pratiques d’écriture fondées des images, des vidéos, des textes, voire des données statistiques. Cela dit, il le fait sans escamoter la dimension collective de l’édition ou succomber au fantasme d’immédiateté véhiculé par les technologies de type What you see is what you get, puisqu’il propose d’indiquer des intentions d’écriture plutôt que des instructions de mise en forme précises, et de garder leur interprétation ouverte pour la suite de la chaîne de transformations

68 Le choix d’un format de données spécifique a par ailleurs impliqué la conception d’interfaces d’édition spécialisées telles qu’Ovide, là où en rester à des formats standards tels que markdown, aurait permis de se reposer sur des logiciels existants. Ce choix s’est avéré impliquer une activité très lourde et ardue d’un point de vue de design d’interaction et de développement informatique. En ce sens, Peritext met également en lumière les articulations socio-techniques décrites par les recherches de Jonathan Sterne sur le.mp3 (Sterne, 2012/2018), dans le sens où l’invention d’un format de données nouveau implique nécessairement de rétablir les chaînes de compatibilité permettant à une pratique d’exister en développant de nouveaux dispositifs techniques à même de « faire fonctionner » ce nouveau format. C’était une difficulté dont j’étais conscient en prenant cette décision de conception et dont j’ai tout de même décidé de prendre le risque en accord avec mon attitude expérimentale.
Le vacillement des formats
conduisant à la fabrication des documents-publications. En fin de compte, en proposant aux écrivains de définir des intentions s’étalant sur plusieurs étapes jusqu’à la production des éditions, Peritext tire parti de la tendance technique des technologies numériques et de modèles fréquemment utilisés en informatique, à savoir la structuration des programmes en une multitude de fonctions produisant des résultats – « sorties » – à partir d’un ensemble de paramètres – ou « entrées ». Cependant, il reprend ce principe et le « retourne » à contre-emploi d’une division du travail et des tâches entre « contenu » et « présentation » pour élargir la palette des possibilités expressives à disposition des chercheurs-écrivains dans des contextes polymorphiques et distribués : le travail d’écriture se situe alors à la fois dans la définition d’un corpus, l’écriture de divers segments de prose textuelle, et l’indication d’un ensemble d’intentions de mise en forme pour la contextualisation de ces productions dans une variété d’environnements et de supports. Cette approche multimodale de l’écriture tente en fait de concilier une attention à la matérialité des documents-publications avec le régime distribué et polymorphique de l’éditorialisation, en favorisant de nouvelles formes d’écriture elles-mêmes distribuées et polymorphiques69.
Par ailleurs, d’un point de vue méthodologique, Peritext questionne également la division stricte – au niveau des moyens logiciels et des méthodologies établies – entre le temps de l’enquête et celui de l’écriture pour la publication de recherche. En effet, un logiciel comme Ovide permet de penser le temps de la documentation conjointement à celui de la publication et à associer étroitement la pratique de la documentation et de l’organisation d’un corpus avec la pratique du développement écrit. Il s’agit d’encourager les auteurs à construire conjointement et dans l’ordre qui leur est le plus pertinent ce rapport double au texte.
Enfin, Peritext questionne la relation entre écriture et lecture, et l’influence de la deuxième sur la seconde dans un contexte polymorphique et toujours peu stabilisé sur le plan des formes d’écriture numérique. Sur

69 On retrouve ici les appels d’auteurs tels que Stéphane Crozat à développer une « écriture qui programme » (Crozat, 2016).
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
ce plan, la dimension structurée de Peritext permet de produire une série d’éditions – notamment numériques – qui tirent parti des diverses formes d’hypertextualité qu’elle permet pour encourager des pratiques de lecture non-séquentielle et associative. Si la possibilité d’une lecture savante non-séquentielle est permise depuis la stabilisation des éléments d’apparat savant associés à l’histoire du livre – tels que table des matières, index, etc. – elle est ici constamment visible pour l’écrivain pendant le temps de l’écriture selon la diversité de modalités offortes par les différents gabarits proposés. Notamment, la proposition de dispositifs de lecture permettant d’aller et venir entre une « ressources » et les diverses « contextualisations » dont il a fait l’objet dans le corps du texte permet de penser la lecture d’un texte non pas au prisme du flux de prose qui le constitue, mais de la récurrence des matériaux insérés en son sein et de leur capacité à faire office de prisme pour des pratiques de lecture « en coupe » dans les contenus. Une telle configuration, anticipée et présente lors de la rédaction, conduit à interroger la place de ces formes d’hypertextualité au moment de l’écriture et ses différentes expressions dans les formats dominants de la publication.

Un format vacillant pour la collaboration : processus éditoriaux, écriture collective et division du travail

Le projet Peritext met enfin en lumière les différentes tensions à l’œuvre dans l’articulation entre les diverses pratiques et acteurs associés à la publication en SHS. En hybridant différentes pratiques à travers un outil commun, il permet d’abord d’identifier les différentes perspectives qui concourent à la stabilisation des formats de publication dominants. On pourrait en ce sens considérer Peritext comme un système destiné à préciser et définir les problématiques propres à une série d’acteurs.
Cela dit, en concentrant écriture, édition et design graphique dans une seule et même interface, Peritext autorise un mélange et une redistribution des rôles entre auteurs, éditeurs et designers et perturbe les divisions du travail stabilisées vis-à-vis des processus éditoriaux de production des SHS70. Ainsi, une interface comme Ovide permet de donner accès

70 En ce sens, Ovide permettrait peut-être de faire davantage l’expérience de cette perturbation s’il était collaboratif. Cependant, il ne l’est pas pour deux raisons : d’abord, parce qu’il a été fabriqué conjointement avec le logiciel collaboratif Fonio décrit précédemment, et que la compatibilité entre les deux logiciels permet d’éprouver cette
Le vacillement des formats
en un même lieu à la configuration des contextualisations effectuées pour le propos, la composition et la spécification des éditions qui en organisent la teneur, ainsi que la spécification graphique et interactive de chacune desdits éditions. Il ne s’agit pas ici de soutenir une organisation du travail qui déposséderait les métiers de l’édition de leurs prérogative, ou prétendrait offrir une solution technique susceptible de se substituer aux épaisseurs de la médiation éditoriale. Il s’agit plutôt d’offrir un point de jonction entre des pratiques et des métiers qui sont d’habitude séparés, d’en expérimenter les articulations et les interdépendances.
Par ailleurs, du point de vue des pratiques d’équipement de la publication elles-mêmes, Peritext questionne également l’organisation des efforts techniques dans le sens d’une infrastructuration des pratiques de publication des chercheurs. En effet, le projet a été pensé, à la fois dans son format de données et dans l’architecture technique des modules qui permettent de fabriquer des projets avec ce dernier, comme un projet conçu pour des contextes d’implémentation légers et modulaires. Suivant les occurrences, le projet a été implémenté dans des contextes très variés : sous la forme d’une application autonome pour des contextes d’écriture solitaire, d’une application client-serveur dans le cadre de pratiques collaboratives de petite envergure, enfin d’une application client-serveur-base de données pour équiper des projets éditoriaux tels que la conception de revues scientifiques multimodales. Cette diversité d’implémentations est liée au contexte d’élaboration de cette recherche, orientée vers les démarches et pratiques et des chercheurs davantage que vers les acteurs du système de la communication scientifique et des « cyberinfrastructures » qui structurent actuellement le paysage éditorial. Peritext a été pensé pour pouvoir être implémenté à la marge de ces systèmes tout en étant capable de dialoguer avec ces dernières. En ce sens, la dimension modulaire de Peritext permet aussi (et surtout ?) de développer des modules spécifiques pour chaque projet sur la base d’une architecture informationnelle commune. Elle invite donc à questionner le design graphique entièrement automatisé de la plupart des revues électroniques de

question en les utilisant en tandem – sans trop alourdir une interface déjà riche pour ce qui est d’Ovide ; ensuite, parce qu’un logiciel collaboratif requerrait l’entretien (et le paiement) d’un serveur et ne permettrait donc pas de maintenir ce logiciel à titre personnel sur le long terme après la publication de cette thèse. 
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
recherche en SHS71 en faisant la démonstration, sous la forme de choix purement techniques, que d’autres modes d’organisation et de collaboration entre éditeurs, designers et développeurs, sont possibles.
Les choix sédimentés dans l’archipel de modules, de logiciels et de documents qui constituent la version stabilisée de Peritext sont donc autant des propositions que des manières de questionner et de troubler certaines des relations qui avaient pu être stabilisées par les formats de publication majoritaires des SHS. Ces choix, durant le temps de la conception, furent des sites de réflexion sur les enjeux méthodologiques, épistémologiques et socio-économiques des formats de publication. Ils ont ici été explicités sous la forme de tensions qui se veulent émerger plus ou moins spontanément via la pratique de logiciels comme Ovide. Dans ce cas, si l’on considère Ovide comme un document-publication propre à être fréquenté comme l’un des formats de publication de cette recherche, comment qualifier un type d’artefact qui fonctionne à la fois comme un outil pour des collectifs de recherche et comme un lieu de réflexion et d’échange à propos de la recherche de laquelle il est dérivé ?

Qualifier des lieux de savoir au statut hybride

Les productions de cette thèse ont souvent été qualifiées « d’outils » à l’occasion des différentes présentations qui en ont été effectuées. Cette qualification peut leur convenir quand ils sont saisis comme les équipements participant d’une pratique d’instrumentation des collectifs de recherche. Cependant, cette dénomination ne suffit pas à décrire le caractère expérimental de leur contribution, ni à épuiser les gestes possibles d’une démarche de design située à l’intérieur des SHS. En effet, ainsi que l’a montré Stephan Wensveen, les prototypes produits par une démarche de recherche en design peuvent jouer une multitude de rôles : tester une hypothèse technique, esthétique ou ergonomique, recueillir des données auprès de participants, ou encore faire œuvre de démonstration ou d’argumentation (Matthews & Wensveen, 2015). Afin de définir les effets d’une trajectoire de fabrication-comme-enquête sur les collectifs avec lesquels elle dialogue, la production de design très particulière que consti-

71Voir par exemple l’analyse critique du logiciel Lodel proposée par Julie Blanc et Lucile Haute (J. Blanc & Haute, 2018a).
Le vacillement des formats
tue l’élaboration d’équipements de recherche doit en ce sens être précisée. Il s’agit donc, pour reprendre le concept élaboré par Christian Jacob, de qualifier en quoi ces équipements relèvent-ils de lieux de savoir capables de se lier avec d’autres lieux pour devenir l’occasion d’une élaboration collective (Jacob, 2014).
En ce sens, je me propose d’examiner différentes qualifications possibles pour ce qui peut être attendu de la pratique des expérimentations des présentes recherche, et dans quelle mesure une situation d’utilisation d’une production telle qu’Ovide pourrait être articulée avec la lecture de la présente thèse comme l’une des composantes de l’enquête. Une telle tâche touche à la question des méthodologies de recherche en arts et design, mais elle touche plus largement le statut des différentes productions matérielles et logicielles survenues récemment dans l’espace des SHS – logiciels d’analyse de données, interfaces de bases de données, etc. – et leur statut vis-à-vis des communautés de recherche, au premier rang desquelles celles des humanités numériques. Suivant un nouveau geste de dérivation, il s’agit donc de tester différentes associations de ces produits matériels avec des qualificatifs discursifs qui permettraient d’en définir des usages productifs sur le plan de l’interprétation et de l’enquête.

Instruments

La requalification la plus proche des « outils » produits par cette recherche me semble être le terme d’instrument. De la même manière que le design des produits de la thèse a fait office de véhicule pour la conduite de mon enquête et de sa problématisation, on peut faire l’hypothèse que des logiciels tels qu’Ovide et Dicto peuvent être considérés comme des instruments d’observation des formats de la publication et de leurs enjeux. À ce titre, la pratique de l’expérimentation et du développement matériel dans le cadre des recherches en sciences humaines et sociales, et plus particulièrement de développement informatique, a été à plusieurs reprises discutée dans le champ des humanités numériques. Dans un article intitulé « Developing things: toward an epistemology of making in the digital humanities » (Ramsay & Rockwell, 2012), Stephen Ramsay et Geoffrey Rockwell se demandent quel statut donner aux pratiques de développement apparues dans les collectifs de recherche. La question du
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
« prototypage » les conduit notamment à proposer différentes hypothèses permettant de construire une « épistémologie matérielle » à même de donner une place aux artefacts informatiques dans l’espace de reconnaissance et de communication du travail universitaire en SHS. Dans ce contexte, la fonction d’instrument apparaît comme l’une des acceptions possibles pour établir une telle place.
Le problème sous-jacent à la reformulation d’outils en tant qu’instruments relève cependant de leur faiblesse énonciative : ils se veulent transparents ou faciles et ne portent pas dʼarguments. Au contraire, ils se soustraient à l'attention dès que lʼon essaie dʼapprocher la connaissance quʼils produisent :
Ces outils, loin dʼêtre utilisés sur le devant de la scène dans un contexte performatif, ne sont remarqués que lorsquʼils tombent en panne ou refusent de travailler en toute transparence. De tels outils nʼexpliquent pas ou nʼargumentent pas, mais facilitent. […] Un artefact numérique qui vous montre de manière transparente quelque chose dʼautre peut transmettre des connaissances, mais il nʼintervient pas comme une explication ou un argument ; il sʼéloigne de la vue au profit de ce qui est représenté.72 (Ramsay & Rockwell, 2012, p. 78)
La dimension instrumentale des productions de cette recherche les rend donc difficilement mobilisables comme les matériaux d’une enquête dans la mesure où elles invitent nécessairement à un cadre « représentationnaliste » de ce qu’elles donnent à fréquenter. Qualifier Ovide d’instrument ne permettrait donc pas de le faire participer de la lecture de cette thèse. Il faut donc le redéfinir dans un sens qui permettrait de le faire dialoguer avec les productions discursives de la recherche.

72 Citation originale : « Such tools, far from being employed on the center stage in a performative context, are only noticed when they break down or refuse to work transparently. Such tools donʼt explain or argue but simply facilitate. […] A digital artifact that transparently shows you something else might convey knowledge, but it doesnʼt intervene as an explanation or argument; it recedes from view before that which is represented. »
Le vacillement des formats

Arguments

On pourrait d’abord considérer des logiciels tels qu’Ovide et les formats tels que Peritext comme des arguments visant à pointer les limites et les contingences des formats dominants, telles que détaillées ci-avant dans ce texte, ou à proposer de nouveaux modèles pour la matérialité des pratiques de recherche relatives à la publication. Dans la littérature de la recherche en design, l’approche du design comme un acte relevant de l’argumentation est une proposition relativement ancienne qui remonte notamment aux travaux de Richard Buchanan (R. Buchanan, 1985). Ce dernier proposait ainsi de concevoir les objets technologies comme le déploiement d’une forme de rhétorique, un « argument de design » visant à persuader les citoyens dʼadopter des valeurs et des attitudes vis-à-vis de leur vie quotidienne et pratique. Selon lui, la technologie se présente avant tout comme une forme de persuasion, qui tente de faire entrer dans la vie une variété de points de vue à propos de la vie sociale. Buchanan reprend en ce sens les principes aristotéliciens de la rhétorique pour distinguer trois composantes de lʼargument de design : le raisonnement technologique (logos) – à savoir la manière non-neutre dont un problème pratique est résolu ; le caractère (ethos), à savoir les valeurs suggérées ou portées par le produit ; et lʼémotion (pathos), c’est-à-dire le mouvement dʼidentification et dʼattachement esthétique porté par les qualités sensibles de lʼobjet. En ce sens, pour Buchanan, les pratiques de design présupposent – et donc préforment – les circonstances dans lesquelles une technologie est utilisée et se voit investie de sens selon une « rhétorique de la démonstration » qui amplifie ou développe un ensemble de valeurs et de modes de vie.
De telles approches ont été, dans l’histoire plus ou moins récente de la recherche en design, adoptées à plusieurs reprises dans les champs du design radical, puis du design spéculatif et critique (Seago & Dunne, 1999), récemment regroupés par Bruce et Stephanie Tharp sous le nom de « design discursif » pour désigner les moyens par lesquels « des idées dʼimportance psychologique, sociologique et idéologique sont incarnées dans des artefacts ou délibérément engendrées par ceux-ci »73 (Tharp &

73 Citation originale : « Discursive design is a means through which ideas of psychological, sociological, and ideological import are embodied in, or deliberately engendered through, artifacts. »
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
Tharp, 2019). Les productions de cette thèse diffèrent cependant de telles pratiques « discursives » dans la mesure où elles ne provoquent pas ou ne portent pas un « argument » définitif, mais tentent plutôt de déplacer les manières de faire, de ralentir les automatismes induits par la stabilisation des formats de publication. Elles ne sont pas non plus inscrites dans des événements circonscrits dans l’espace et le temps – comme c’est le cas de beaucoup des versions du design « discursif » souvent marquées du sceau de l’exceptionnalité et de l’incongruité74 – mais sont des productions discrètes aptes à composer une diversité de situations à la finalité plus ou moins expérimentale. Ce sont au contraire des productions qui ont le potentiel d’accompagner les chercheurs dans la quotidienneté de leur travail. Il est donc nécessaire de trouver une manière alternative de décrire les effets de telles productions pour permettre d’articuler les pratiques matérielles (« d’utilisation ») qu’elles impliquent avec les pratiques discursives (de commentaire et de discussion) auxquelles elles entendent participer.

Annotations

On peut enfin considérer les productions de cette recherche et les reconstitutions qu’elles opèrent comme des annotations vis-à-vis des dispositifs dominants d’écriture, d’édition et de design pour la publication des recherches universitaires. La question de l’annotation est déjà au centre de plusieurs travaux de recherche en design, comme une des modalités d’articulation entre les pratiques de fabrication et celles d’écriture et de conversation universitaire – cependant elle désigne généralement le statut des textes qui accompagnent des productions de design dans une démarche de recherche. En ce sens, Bill Gaver a proposé la notion de « portfolio annoté » pour articuler pratiques de design et écriture (Gaver & Bowers, 2012), là où Donato Ricci a qualifié le travail d’écriture en design comme « l’annotation d’une anthologie de pensées et d’expé­rimen­tations »75 (Ricci, 2019a).

74 Cette distinction est effectuée pour les besoins du présent développement, mais des pratiques contemporaines de recherche en design que l’on pourrait qualifier de « discursives » expérimentent également des formes de dialogue avec des environnements de vie et de travail quotidien, comme l’a par exemple exploré le travail doctoral de Maxime Mollon (Mollon, 2019).75 « Describing them is like annotating an anthology of thoughts and experiments that revolve around the questions of the ‘public’ and its ‘issues’. »
Le vacillement des formats
Je voudrais, pour proposer une qualification des produits de ma pratique matérielle de recherche, reprendre la notion d’annotation tout inversant la relation entre pratiques discursives et matérielles, et considérer les productions de cette recherche elles-mêmes comme des annotations pour les discours et les pratiques dominantes à l’œuvre à propos de la publication en SHS. Ce sont des annotations, d’abord parce qu’elles sont le fruit d’un travail d’écriture (de code) qui a été produit dans le contexte de fréquentation d’autres écrits (logiciels) en usage dans les pratiques de la publication de recherche. Ce sont également des annotations dans la mesure où, par les formats qu’ils déploient pour les pratiques d’enquête, d’écriture et d’édition, des logiciels tels qu’Ovide ou Dicto invitent à questionner, commenter et comparer les pratiques établies et stabilisées des collectifs de recherche. Il rendent les acteurs qui les utilisent sensibles à des articulations inattendues et invitent à remettre ces dernières en question, tout en offrant une stabilisation partielle pour investir de telles articulations et éventuellement les investir sur un registre expérimental.
On peut re-mobiliser à ce titre le concept de middleware intellectuel pour tenter de décrire ce que de tels logiciels peuvent faire aux collectifs de recherche et aux discussions qui les animent. Si « décider de considérer que tous les actes de structuration et de modélisation de lʼinformation sont des actes dʼénonciation permet de prendre en compte la performativité transactionnelle de leurs effets »76 (Johanna Drucker & Svensson, 2016, §54), alors la production de logiciels et de formats expérimentaux peut être considérée comme un acte d’énonciation distribué socialement et temporellement à travers les contextes d’élaboration et d’appropriation dont il fait l’objet. En faisant rejouer des pratiques familières au prisme d’inflexions processuelles et de variations procédurales, la contribution de productions telles qu’Ovide aux collectifs des SHS se situerait alors dans le statut hybride des middlewares intellectuels qu’elle propose, entre instrumentation de pratiques familières et déviation de procédures et de manières de faire établies.

76 Citation originale : « Taking the stance that all acts of information structuring and modeling be considered acts of enunciation allows the transactional performativity of their effects to be taken into account. Speaking, viewing, and use of middleware are constitutive activities, not simply mechanistic exchanges among autonomous agents. »
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
Tout comme pour les middlewares intellectuels en général, l’attention portée à ces productions en tant qu’annotation matérielle sera probablement très fragile, puisqu’elle est constamment menacée de disparaître au profit des opérations et des usages qu’elle permet de faire. Si cette attention était maintenue, toutefois, elle permettrait de faire l’expérience d’inflexions interprétatives à même de faire ré-fléchir des manières de faire établies, de rendre sensibles certaines présuppositions opérationnalisées dans des outils quotidiens et de rejouer des modèles sédimentés par la contingence de l’histoire.
Ainsi, en proposant de qualifier des productions telles qu’Ovide comme des annotations, je tente de qualifier le statut à la fois instrumental et expérimental que ces lieux de savoir hybrides pourraient endosser vis-à-vis des discussions qui portent sur la matérialité des pratiques savantes. Il s’est en ce sens agi de définir les effets envisagés par les productions laissées dans le sillon de la présente recherche. Il serait incorrect d’affirmer que ces effets étaient prémédités de ma part dès le début de cette recherche et préalablement à l’écriture du présent texte. Par ailleurs, une telle démarche joue bien sûr elle-même le rôle d’un format, dans la mesure où elle tente de (re-)cadrer, par la pratique discursive de l’écriture de ce document, les pratiques matérielles d’expérimentation avec ce qui pourrait être perçu, sinon, seulement comme des outils, des instruments ou des arguments. Elle constitue donc une dérivation à part entière dans l’élaboration de cette enquête.

Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai décrit et qualifié les vacillements que peut produire une pratique de design impliquée dans la fabrication de moyens conjoints d’écriture, d’enquête et de publication pour les collectifs de recherche en SHS. Les effets de cette pratique ne relèvent pas d’une optimisation des manières de faire ou d’une résolution des problèmes posés par les contextes institutionnels, éditoriaux et techniques de la publication en SHS contemporaine. Ils relèvent plutôt, quand ils sont intégrés et articulés avec une démarche d’enquête, de la mise en évidence d’un certain nombre de tensions à l’œuvre dans l’évolution des équipements proposés
Le vacillement des formats
aux chercheurs pour la conduite de leurs activités d’enquête, d’écriture et d’édition. De la même manière, la production de logiciels finalisés et utilisables a permis de partager certaines de ces propositions dans la situation de la présente recherche, mais ne constitue pas l’aboutissement ou la finalité d’une telle démarche. Cette dernière relève plutôt d’un geste à la fois performatifmultimodal et investigatif qui a permis de documenter et d’éprouver les enjeux à l’œuvre dans la production et la mobilisation des formats d’écriture, d’édition et de lecture.
Dans ce cadre, ma démarche a consisté à articuler une série de situations de conception et de fabrication par les dérivations successives de formes éditoriales, de principes techniques et de procédures méthodologiques – produisant un jeu de stabilisation et de déstabilisation pour les formats des pratiques de lecture, d’écriture et d’édition avec lesquelles elles ont dialogué. En ce sens, à travers les opérations d’échantillonnage, de conversion et plus généralement de traduction que permet un travail fondé sur la dérivation de formats-cadres en formats-produits et vice-versa, cette pratique a permis de restituer au format son caractère « à la fois normatif […] et ce qu’il implique de pluralisme formel ou ontologique » dans sa double dimension de« matrice » et d’« opérateur souple » qui autoriserait, en dépit de sa normativité intrinsèque et du fait qu’il s’inscrive dans une grammaire d’usages primaires définis, des usages secondaires, des déplacements, des conversions, des traductions, des passages vers un autre que lui-même » (Quintyn, 2015, pp. 50‑51). La dérivation, en ce sens, est une opération en mesure de décrire à la fois les articulations de ma trajectoire de recherche et les modalités selon lesquelles les formats vacillent entre les deux pôles de la « matrice » et de « l’opérateur ».
Cette démarche a également produit un ensemble varié de produits – qu’il s’agisse de logiciels, de bibliothèques de code ou de documentation technique – constituant une forme complémentaire et multimodale de cette recherche. J’ai proposé de mobiliser ces derniers en évitant une opposition stricte entre un mode de justification relevant de l’« instrumentation » (ingénierique) et un autre de l’« expérimentation » (artistique). J’ai
Chapitre 5. Le design des formats, entre équipement et perturbation
plutôt tenté de les re-qualifier, dans le cadre de cette recherche, comme des lieux de savoir au statut hybride, qui proposent de nouveaux équipements aux collectifs de recherche tout en instaurant l’espace d’un ralentissement, d’une dénaturalisation et d’un questionnement de leurs pratiques. En ce sens, je reprends à mon compte les notions de middleware intellectuel – issues de la littérature des humanités numériques – et d’annotation – issues notamment de la littérature de la recherche en design – pour désigner le statut de ces artefacts en tant que documents-publications et leurs effets espérés sur le « lectorat » qu’ils entendent rencontrer dans le cadre de cette thèse.
        Par ailleurs, ce chapitre a permis de qualifier le type de cheminement méthodologique opéré par la trajectoire de dérivation caractéristique de cette enquête. Une telle trajectoire a permis de faire dialoguer des pratiques textuelles avec des pratiques matérielles, mais aussi de rencontrer une variété de disciplines et de méthodes de recherche étrangères au design. En ce sens, des chercheures en design comme Annie Gentès ont décrit la capacité des pratiques de design à reconfigurer les concepts et les méthodes avec lesquelles elles dialoguent sur le registre d’une inter-discipline propre à interroger l’organisation et la hiérarchisation des savoirs ainsi que de leurs méthodes (Gentès, 2015). Il me semble avoir éprouvé une telle reconfiguration à travers les multiples dérivations qui ont concouru à la fois de la formulation de mes projets de conception, et de leur reprise après-coup pour l’écriture de ce texte.
Cette démarche s’est enfin inscrite dans le projet d’une infrastructuration des collectifs de recherche en SHS par le design. Cette dernière vise à permettre à ces collectifs de formuler et de travailler les problèmes qui les préoccupent, par la fabrication de moyens – techniques, méthodologiques, sociaux – élaborés depuis les situations de recherche, les terrains et les communautés concernées. Dans la lignée des théories de la recherche en design définies par Alain Findeli (Findeli, 2015), j’ai ainsi adopté une attitude qui s’est voulue à la fois épistémologique – élaborer
Le vacillement des formats
des connaissances sur le vacillement des formats – et diagnostique – contribuer à équiper le design des publications en SHS. Ce faisant, une telle pratique d’infrastructuration participe nécessairement d’une poétique de la métamorphose documentaire qui tire parti du régime de l’éditorialisation pour travailler les positions et les rôles à l’œuvre dans la circulation et la reformulation des documents-publications de recherche, qui sont à la fois les traces et les matériaux du dialogue permanent et choral qui conduit à la constitution des savoirs.

Figures

  • Figure 1 (p.). Prototype dʼexploration dʼentretiens.

  • Figure 2 (p.). Enquête sur EME – explication du protocole présenté à lʼéquipe.

  • Figure 3 (p.). Enquête sur EME – page dʼun acteur – les extraits sont thématisés et découpés.

  • Figure 4 (p.). Dicto - édition dʼun document Dicto (version 2015).

  • Figure 5 (p.). Dicto - édition des tags dʼun document (version 2015).

  • Figure 6 (p.). Dicto - retranscription analytique dʼune conférence de Nicole Coleman.

    Source : carnet hypotheses.org « MONADE » (https://monade.hypotheses.org).
  • Figure 7 (p.). Expérimentations de gabarits de publication avec Dicto.

  • Figure 8 (p.). Exposition « anthropocene observatory » – dispositif interactif de navigation et de composition de vidéos pour le public utilisant une version de Dicto mobilisée comme logiciel dʼécriture par les curateurs.

    Auteurs : Giorgio Uboldi, Matteo Azzi, Daniele Ciminieri, Donato Ricci, Robin de Mourat.
  • Figure 9 (p.). Dicto séminaire – interface de transcription.

  • Figure 10 (p.). Dicto séminaire – vue de lʼaccueil mettant en regard vue en réseau des étiquettes et transcriptions.

  • Figure 11 (p.). Dicto - version de Dicto utilisée pour la retranscription de séances de séminaire.

  • Figure 12 (p.). Dicto – édition dʼune transcription issue dʼun enregistrement dʼune séance de négociations à lʼONU.

  • Figure 13 (p.). Dicto – liste des corpora.

  • Figure 14 (p.). Dicto - diagramme schématisant les éléments possibles dʼun corpus et leurs relations.

  • Figure 15 (p.). Dicto – espace dʼannotation.

  • Figure 16 (p.). Dicto – vue des étiquettes.

  • Figure 17 (p.). Dicto – vue dʼun corpus à exporter (vue cartographique).

  • Figure 18 (p.). Dicto – vue dʼédition dʼun montage.

  • Figure 19 (p.). Dicto – vue dʼédition dʼun morceau de montage.

  • Figure 20 (p.). Dicto – vue dʼun corpus à exporter.

  • Figure 21 (p.). Dicto - schématisation de la diversité des activités et des matériaux mobilisés ou produits avec le logiciel.

  • Figure 22 (p.). Atelier « Open AIME » – Copie dʼécran dʼune « ePublication » sur le site du CVCE.

    Source : site du CVCE (https://www.cvce.eu/).
  • Figure 23 (p.). Atelier « Open AIME » – exemple de document de préparation de la journée de co-conception.

    Source : documentation interne de lʼéquipe.
  • Figure 24 (p.). Atelier « Open AIME » – photographies tirées de lʼévènement.

    Source : compte flickr AIME Inquiry.
    Auteur : Christophe Leclercq.
    Photographie publiée sous licence Creative Commons Attribution - Pas dʼusage commercial -Partage dans les mêmes condition 2.0 (CC BY-NC-SA 2.0 - https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/)
  • Figure 25 (p.). Atelier « Open AIME » – réalisation du workshop (projet du CVCE).

    Auteurs : Daniele Guido, Eleonora Grotto, Robin de Mourat.
  • Figure 26 (p.). Atelier « Open AIME » – tableau synoptique des opérations envisagées dans Open AIME.

    Source : compte flickr AIME Inquiry.
  • Figure 27 (p.). « Clues, Anomalies, Understanding » – version papier mise en page par lʼéditeur.

  • Figure 28 (p.). « Clues, Anomalies, Understanding » – Copie dʼécran de la version numérique.

  • Figure 29 (p.). « Clues, Anomalies, Understanding » – texte au format dʼécriture.

  • Figure 30 (p.). Peritext – exemple de format dʼécriture technique des premières versions du projet.

  • Figure 31 (p.). Peritext – schéma de la première configuration technique des modules du projet.

  • Figure 32 (p.). Peritext – gabarit « lectio » – expérimentations autour de la mise en scène dʼune frise chronologique.

  • Figure 33 (p.). Peritext – gabarit « lectio » – expérimentations autour de la constitution dʼun glossaire interactif.

  • Figure 34 (p.). Ovide – édition des contenus dʼun matériau.

  • Figure 35 (p.). Diagramme des relations de dérivation entre les diverses situations de design rencontrées dans le cadre de lʼenquête.

  • Figure 36 (p.). Diagramme des différents effets dʼune pratique de design à propos des formats de publication en SHS.

  • Figure 37 (p.). Peritext - relations de contextualisation entre les ressources dʼune production.

  • Figure 38 (p.). Peritext – possibilités du modèle en terme dʼargumentation multimodale.

  • Figure 39 (p.). Peritext – relations entre les ressources et les éditions dʼune production.

  • Figure 40 (p.). Peritext – diagramme du modèle de données dʼune production.

  • Figure 41 (p.). Peritext – types de ressources.

  • Figure 43 (p.). Peritext - relations de contextualisation entre les ressources dʼune production.

  • Figure 42 (p.). Peritext – modèle de contextualisation.

  • Figure 43 (p.). Peritext – possibilités dʼécriture multimodale.

  • Figure 44 (p.). Peritext – relations entre la composition du « sommaire » dʼune édition et sa traduction graphique dans les différents gabarits web du projet.

  • Figure 45 (p.). Ovide – liste des productions accessibles depuis le logiciel.

  • Figure 46 (p.). Ovide – liste des notes dʼune production.

  • Figure 47 (p.). Ovide – liste des matériaux dʼune production.

  • Figure 48 (p.). Ovide – gestion des étiquettes des matériaux dʼune produciton.

  • Figure 49 (p.). Ovide – édition des contenus dʼun matériau.

  • Figure 50 (p.). Ovide – édition des différentes versions (paginé et web) d'un matériau « images » dans le logiciel.

  • Figure 51 (p.). Ovide – édition dʼune contextualisation de type « visualisation ».

  • Figure 52 (p.). Ovide – édition dʼune contextualisation de matériau vidéo à lʼintérieur dʼun paragraphe.

  • Figure 53 (p.). Ovide – édition des entités de glossaire dʼune production.

  • Figure 54 (p.). Ovide – liste des éditions attachées à une production.

  • Figure 55 (p.). Ovide – édition du sommaire dʼune édition.

  • Figure 56 (p.). Ovide – édition dʼune édition pour support paginé.

  • Figure 57 (p.). Ovide – édition des styles dʼune édition spécifique.

  • Figure 58 (p.). Peritext – exemple de composition paginée obtenue avec le gabarit Pyrrah.

  • Figure 59 (p.). Peritext – Copie dʼécran dʼune composition obtenue avec le gabarit Deucalion.

  • Figure 60 (p.). Peritext – Copie dʼécran dʼune composition obtenue avec le gabarit Chrysaor.

  • Figure 61 (p.). Ovide – possibilités dʼexport dʼune édition web.

  • Figure 62 (p.). Ovide – exports dʼune production.

  • Figure 63 (p.). Peritext – typologie des modules constituant un environnement dʼécriture et dʼédition spécifique.

Conclusion générale

Conclusion générale

Le format d’une page de recherche, ainsi que les autres formats des publications en Sciences Humaines et Sociales étudiés dans cette thèse, est le médiateur d’un ensemble de relations articulées par des pratiques de lecture, d’écriture, d’édition et de fabrication. Par leur propension à la traduction, à la composition et à l’hybridation, les formats des publications en SHS régulent alors ces pratiques tout autant qu’ils donnent l’occasion d’une divergence dans les manières de faire, d’écrire et d’enquêter avec les matériaux rencontrés à l’occasion de multiples activités empiriques. Entre cadres opérés par une diversité d’acteurs normatifs, et produits de situations spécifiques, les formats provoquent un jeu de vacillement entre pratiques conventionnelles et expérimentales, stabilisation de modèles et leur déjouement, reconnaissance du familier et rencontre de l’inédit. La présente enquête a alors consisté, en l’observant ou en le provoquant, à reconstituer les effets de ce vacillement sur le rôle de la matérialité dans les pratiques de recherche.
Les dérivations qui structurent l’organisation de ce texte ont participé d’une double logique d’investigation portant, d’une part, sur l’échelle d’étude de l’enquête, et d’autre part, sur les diverses articulations travaillées par le vacillement des formats. Concernant l’échelle d’étude de la recherche, ce texte a d’abord porté sur les facteurs de stabilisation et de déstabilisation touchant les pratiques majoritaires de la publication – premier et deuxième chapitre – avant de porter progressivement sur des situations de plus en plus expérimentales conviant la matérialité au cœur de l’attention des collectifs de recherche et de leurs pratiques d’écriture, de lecture, d’édition et de fabrication – chapitres 3, 4 et 5. Une telle approche a permis d’effectuer un travail de mise en dialogue progressive entre, d’une part, les diverses conventions techniques, sociales et
Le vacillement des formats
méthodologiques qui dialoguent avec les pratiques savantes relatives à la publication, et, d’autre part, la spécificité de situations de recherche et de collaboration plongeant ses participants dans une activité de publication expérimentale. Sur le plan des différentes articulations travaillées par le vacillement des formats, après un premier chapitre proposant un tour d’horizon de la « scène » d’investigation, le chapitre 2 a étudié les relations entre technologies éditoriales et pratiques d’écriture, le chapitre 3 s’est porté sur les relations entre pratiques d’écriture et pratiques d’enquête, et le chapitre 4 a interrogé la relation entre pratiques d’écriture, pratiques d’enquête, et formation de publics. Le dernier chapitre a porté sur les pratiques de design et la manière dont elles permettent de reconstituer cet écheveau à travers une démarche reposant notamment sur des pratiques de fabrication numérique.
Pour conduire ce travail de reconstitution, la recherche s’est nourrie d’activités semblant au premier abord hétérogènes, et s’inscrit en partie dans les mouvements universitaires se revendiquant d’une recherche en arts et design « fondée sur la pratique ». Cependant, une telle appellation ne serait pas satisfaisante dans le contexte de cette thèse si elle sous-entendait que l’écriture, la lecture ou l’édition ne sont pas des pratiques. En ce sens, les activités qui ont constitué cette recherche n’ont pas été organisées selon un rapport duel entre une « pratique » et sa « théorisation » mais plutôt mises en correspondance pour stabiliser ou déstabiliser la rencontre de l’écriture avec des matériaux récoltés ou fabriqués en cours de route – « documents », « données », « expériences de terrain », etc. La production discursive et conceptuelle de cette recherche a ainsi été envisagée non pas comme le commentaire ou la description de pratiques matérielles, mais comme l’une des productions résultant de l’assemblage de pratiques hétérogènes qui caractérise la recherche en design, ainsi que l’a proposé Johan Redström (Redström, 2017). Ces différentes pratiques ont par ailleurs été articulées via une série de dérivations aptes à faire circuler la recherche dans l’espace investigatif des effets du vacillement des formats de publication. Dans la continuité de cette démarche, cette conclusion met en œuvre un dernier geste de dérivation pour cette recherche doctorale, via la stabilisation discursive du concept de format vacillant.
Conclusion générale

Stabiliser la reconnaissance d’un format vacillant

Le format vacillant est la proposition conceptuelle qui est dérivée des expérimentations réalisées dans le cadre de cette thèse. Ce n’est ni une théorie générale, ni un modèle générique, mais une proposition située visant à équiper des pratiques de recherche à venir : elle est faite pour être dérivée à son tour à la rencontre d’autres situations. En tant que format, la proposition du format vacillant n’a pas trait à l’écart entre une norme et sa transgression, ou entre un standard et son prototype, mais plutôt à des modalités d’articulation entre un cadre et un produit, entre des conventions partagées et une situation spécifique. En tant que format vacillant, elle vise à décrire un genre de moment1 dans lequel cette articulation produit un « mouvement d’oscillation » ou de « variation d’intensité » (« Vacillement », 2012) dans les formes d’attention que les collectifs de recherche portent sur la matérialité de leurs pratiques.
Un format vacillant se reconnaît d’abord dans un contexte de déstabilisation des pratiques savantes : elles peuvent être multiples, comme je l’ai décrit dans le chapitre 1. Il résulte par ailleurs de processus de conversion et de traduction impliquant la rencontre de cadres construits via des modèles hétérogènes, ainsi que le chapitre 2 l’a étudié à travers l’histoire des formats de données éditoriales. Il est aussi le fruit de la stabilisation partielle et non exempte de tensions de démarches situées, comme le chapitre 3 l’a suivi à travers l’étude des formats socio-techniques d’écriture. Cette stabilisation partielle produit alors des mécanismes de reconnaissance déjouée qui construisent des publics sur un registre hétérogène et dissensuel, comme l’a montré le chapitre 4. Enfin, ce moment peut être provoqué par des opérations de dérivation multiples entre des formats-produits et des formats-cadres, tel que  je l’ai détaillé dans le chapitre 5.
Un format vacillant se reconnaît ensuite à ses effets sur les pratiques d’écriture, de lecture et d’édition. Ces derniers portent sur les horizons de pratique que produit la matérialité des environnements d’écriture, de

1 Dans la continuation des développements effectués dans le chapitre 3, le concept de genre est ici employé dans le sens donné par Lisa Gitelman d’un « mode de reconnaissance » qui dépend « dʼun nombre peut-être infini de choses que de grands groupes de personnes reconnaissent, reconnaîtront ou ont reconnu » (Gitelman, 2014, p. 2).
Le vacillement des formats
lecture et d’édition. Ces derniers portent sur les horizons de pratique que produit la matérialité des environnements d’écriture, de lecture et d’édition sur les collectifs de recherche. Je propose de définir ces effets sur le registre de deux tensions dont le format vacillant intensifie la manifestation dans les pratique savantes.
La première tension intensifiée par le format vacillant relève de la relation entre la reconnaissance d’horizons de pratique communs et la rencontre de matériaux de recherche spécifiques dans les processus de publication. Le chapitre 2 a exploré comment la stabilisation de formats de données partagés avait pu sédimenter certaines manières d’envisager le document-publication depuis l’écriture de recherche, indépendamment des modalités d’attachement empirique que cette dernière pouvait convoquer. Les chapitres 3 et 4 ont mis en tension la notion de performativité avec celle de multimodalité, montrant de deux manières différentes comment la mise en œuvre performative d’un argument – dans la revue Vectors, et dans le geste initial de l’EME – pouvait être remise en jeu par des matériaux imprévus rencontrés au cours de l’enquête – via la plateforme Scalar, et le déroulement effectif de l’EME. Le chapitre 5, enfin, a décrit comment les éléments d’infrastructuration construits dans une situation de recherche donnée pouvaient devenir le matériau d’une expérimentation dans la situation suivante.
La deuxième tension intensifiée par le format vacillant réside dans la capacité des documents-publications à simultanément articuler et reconfigurer les collectifs qu’ils assemblent. Selon ce point de vue, on a vu dans le chapitre 2 la capacité des formats de données éditoriales à aligner un complexe enchevêtrement d’acteurs techniques et industriels pour construire un sujet d’écriture spécifique ; et pourtant, les procédés de conversion et de traduction qui constituent les processus éditoriaux génèrent toujours l’espace d’un trouble propre à la remise en question des rôles et du statut de la matérialité des textes, appelant à une poétique de la métamorphose documentaire. Le chapitre 3 nous a enseigné comment les aspects méthodologiques, épistémologiques et socio-techniques d’une recherche pouvaient s’aligner via des formats socio-techniques d’écri-
Conclusion générale
ture ; mais il montre également que la stabilisation opérée par ces démarches est toujours partielle, et laisse place pour des recombinaisons méthodologiques, esthétiques et sociales. Enfin, l’étude de cas du projet EME a montré comment un format éditorial spécifique pouvait articuler un collectif d’écrivains selon une enquête collective commune tout en provoquant une variété de pratiques inattendues et de dynamiques de formation collective distribuées.
Ces deux tensions font d’un format vacillant le moment d’un trouble dans les modalités selon lesquelles le geste de publication assemble les collectifs de recherche, offrant l’occasion d’une mise en visibilité de relations stabilisées entre le pensable et le possible, et simultanément de sa perturbation. La proposition conceptuelle du format vacillant devrait en ce sens contribuer à reconnaître – sur un double plan épistémologique et éthique – l’importance des situations d’indécision dans lesquelles certains possibles se profilent à l’horizon des pratiques alors que d’autres surgissent d’une situation inattendue.

Cultiver une pratique vacillante de la recherche en design

Je veux conclure cette thèse en qualifiant ce qu’elle a pu faire vaciller dans les formats de la recherche en design. Le premier vacillement concerne la méthodologie de recherche et la relation entre pratiques d’enquête d’une part, et pratiques de conception et de fabrication d’autre part. Le second concerne la relation entre la présente thèse et la publication de la recherche en design. Le troisième concerne le rôle de la recherche en design vis-à-vis des collectifs de recherche en Sciences Humaines et Sociales.
Les genres de pratiques mobilisés dans le cadre de cette recherche proviennent d’une variété de disciplines universitaires et d’approches du design, et s’inscrivent dans le corpus d’expérimentations plus large des recherches universitaires qui se réclament du design. En ce sens, dans un contexte où les articulations entre pratiques de design et pratiques de
Le vacillement des formats
recherche prennent une variété de formes et d’assemblages, je propose en ce sens de requalifier la trajectoire méthodologique explorée dans cette thèse comme l’exploration de différentes articulations entre pratiques de design et de développement – soit de fabrication – et pratiques d’enquête.
La première version de la relation entre fabrication et enquête expérimentée dans ma recherche relève d’une pratique de la fabrication dans l’enquête. Cette version a permis de produire les divers instruments d’interprétation et d’observation ponctuant chacun des quatre premiers chapitres de cette thèse. Dans ce contexte, la fabrication a été mobilisée pour se familiariser avec un terrain et s’équiper pour des pratiques d’investigation (étude de cas, entretiens, observations, etc.). Cette pratique d’équipement personnel a donc trouvé une valeur instrumentale – par exemple, permettre de mieux analyser et classer des cas de publication expérimentale existants, ou de mieux analyser des entretiens, etc. – mais également à entrer en correspondance avec un terrain et des objets de recherche en mettant en œuvre une forme « dʼengagement observationnel » (Ingold, 2013/2017) sur un registre expérimental. Dans le cadre d’une démarche multimodale qui cherche à prendre langue avec les matériaux de son étude tout autant qu’elle veut les observer, la fabrication apparaît ici comme le moyen privilégié d’une compréhension plus intime des enjeux et des acteurs.
La deuxième version de ma « méthodologie » de recherche en design relèverait d’une approche de la fabrication pour l’enquête : elle s’exprime dans la production des équipements matériels qui se présentent conjointement à ce texte comme l’un des produits de la recherche – les logiciels Dicto et Ovide s’il ne fallait citer qu’eux. Elle a été constituée par la mise en relation d’une série de situations de conception via des opérations de dérivation successives consistant à reprendre, convertir, hybrider certaines caractéristiques depuis une situation vers une autre. Dans cette deuxième version, la part entre dimension instrumentale et expérimentale n’est pas tout à fait établie, dans la mesure où cette « méthodologie » a permis à la fois de faire des situations de fabrication un lieu de savoir pour les investigations de la recherche, et de faire œuvre d’infrastructuration matérielle en proposant de nouveaux équipements pour les collectifs de recherche.
Conclusion générale
La dernière version des pratiques de recherche en design mises en œuvre ici pourrait être décrite comme celle d’une fabrication comme enquête : elle a été explorée via l’élaboration matérielle et l’écriture conjointe de ce document-publication. Cette version relèverait au premier abord d’une perspective performative qui chercherait à aligner le dire – ou plutôt l’écrire – et le faire selon une logique de cohérence et d’effectuation conjointe et réciproque. Cependant, la fabrication de l’appareil de publication de cette recherche ne s’est pas déployée comme l’exécution linéaire d’une idée préexistante, ou la mise en forme d’un argument dont la dimension multimodale et distribuée de ce texte serait pour ainsi dire la démonstration. Cette démarche à vocation performative est une enquête dans la mesure où elle a été l’occasion de multiples révisions dans les écrits et dans les équipements qui la constituent, c’est-à-dire d’un dialogue et d’une croissance réciproque avec des matériaux constitués en cours de route et non préexistants à l’expérimentation.
Ainsi, la contribution méthodologique de cette recherche ne consiste pas à proposer le portrait d’une méthodologie généralisable ou d’effectuer une cartographie organisatrice, mais plutôt de faire le compte-rendu synthétique de l’exploration « fractale » (Abbott, 2006) que j’ai conduite vis-à-vis de quelques unes des versions possibles de ce que pourrait être une articulation entre fabrication et enquête dans la recherche en design. Pour chacune de ces versions, il me semble avoir retrouvé une oscillation entre les finalités diagnostiques et épistémologiques d’une telle démarche de recherche (Findeli, 2015), et cette thèse a exploré différentes manières possibles d’en négocier la dualité.
Cette recherche a été focalisée sur les enjeux de design des publications en SHS. Elle peut maintenant, à partir de cette conclusion, être dérivée pour contribuer aux pratiques de publication dans le champ de la recherche en design elle-même. Depuis les années 2010, le contexte français a en effet été marqué par un grand nombre d’initiatives éditoriales visant à instituer un espace de dialogue et de discussion pour la recherche en design, à travers des publications telles qu’Azimuts, Rosa B, Strabic ou encore Back Office. La question de la publication de la recherche en design a par ailleurs été un sujet de multiples réflexions portant leur intérêt sur la publication des thèses dans la « discipline » (Brulé & Masure, 2015), ou la variété de ses périodiques (Monjou, 2014). Elle
Le vacillement des formats
s’accompagne aussi, depuis le début de la présente recherche, d’initiatives portant sur la documentation des processus de création à travers des formes de publication hybrides et multiples (« Formes d’écriture et processus de création », 2018) et expérimentant des pratiques de publication universitaire buissonnières aptes à traduire « une réponse délibérément ‹ indisciplinée › » aux conventions éditoriales de la publication scientifique (Dunyach, Masure, & Pandelakis, 2017). Dans le même temps, depuis le début de cette recherche, la recherche en design française s’est davantage institutionnalisée, à la fois via l’émergence de formations de troisième cycle dans les écoles d’Art et de design, et la création de nouvelles unités de recherche et de postes d’enseignants-chercheurs en design à l’Université. La recherche en design commence ainsi à stabiliser des circuits de légitimation propres permettant de constituer des formats d’écriture et les formes d’authenticité qui les accompagnent.
Dans ce contexte, dans le sens où cette thèse a rapporté le geste de la publication à la constitution de publics et autres collectifs hétérogènes, sa contribution à la publication de la recherche en design est une invitation à interroger les collectifs qu’elle entend constituer au-delà des milieux pédagogiques et universitaires associés aux écoles et aux institutions de la « discipline » émergente. À l’intersection entre design éditorial, design numérique et design participatif, il serait par exemple possible de soutenir une approche de la publication en design comme indissociable d’activités de problématisation collective avec les parties prenantes des recherches via de nouvelles formes de correspondances. Cela impliquerait nécessairement de faire vaciller les frontières entre designers, collectifs universitaires et « enquêtés », mais également d’interroger la position de la recherche en design à l’intérieur du système de la communication scientifique et des institutions universitaires en général. En ce sens, une pratique de la publication intéressée à la formation de publics me semble également inviter la recherche en design à multiplier les versions de sa pratique pour contribuer à travailler l’ouverture des pratiques universitaires et de leurs publications, non pas selon la perspective d’établir de nouvelles normes pour les pratiques d’écriture, de lecture et d’édition, mais plutôt comme le moyen de garder vivace le vacillement entre stabilisation et déstabilisation qui permet à la matérialité de contribuer sur un registre inventif et imprévisible à l’élaboration des savoirs.
Conclusion générale
Cette thèse est enfin l’occasion de contribuer à l’exploration collective de ce que l’on peut attendre de l’inclusion de chercheurs en design dans les collectifs des SHS. En ce sens, le temps de cette recherche a été pour moi l’occasion d’explorer le rôle de ce que l’on a pu nommer un « designer de recherche », fonction hybride aux missions à la fois « de service » et « de recherche » dont l’indéfinition peut être investie comme l’opportunité d’un vacillement dans la division du travail scientifique. En effet, une telle division est peu compatible avec une attitude de design qui consisterait à « penser en termes de relations » (Moholy-Nagy, 1927/1993) l’équipement des pratiques savantes. Jusqu’à présent, en ce qui concerne un tel équipement, des divisions institutionnelles rigides telles que celle entre « chercheurs » et « ingénieurs de recherche » me semblent avoir rendue difficile une telle pensée. L’émergence de la figure du « designer de recherche » serait peut-être une occasion de faire évoluer cette situation, en contribuant à questionner les articulations qui s’opèrent entre « chercheurs », « ingénieurs », « designers », « éditeurs », « étudiants », « enquêtés », etc. Il s’agirait alors de faire dévier ce design de recherche d’une position de service – un design servile – ou de surplomb – un design sauveur – pour plutôt stabiliser partiellement l’espace d’un vacillement pour la relation entre écriture, enquête, et publication. L’enjeu d’une recherche en design comprise comme design de recherche relèverait alors de pratiques d’infrastructuration matérielle et conceptuel­le pleinement intégrée dans les col­lectifs avec lesquels elle dialogue. Ainsi, les formats de publication en Sciences Humaines et Sociales continueraient de vacil­ler, et nous pourrions rester attentifs aux occasions subrep­tices d’inven­tion que ménagent leurs multiples dérivations.

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Thèses et habilitations à diriger des recherche

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Le texte a été composé avec la police de caractère Source serif pro conçue par Frank Grießhammer, et la police Source sans pro conçue par Paul D. Hunt, toutes deux publiées sous licence Open Font.

Mise en page au moyen du logiciel Ovide, des modules du projet Peritext, du langage Cascading Style Sheets et de la technologie libre paged.js.

Imprimé en Juillet 2020 à l'Université Rennes 2.